Des rires et des bruits d’ustensiles m’embêtent. Je ferme la porte de la chambre et ils s’évanouissent. L’odeur de menthe de mon frère, et son lit glacial. La pièce me frigorifie sans lui. Je m’approche de sa commode en bois vieilli. Au fond de son tiroir, une photo aux coins pliés. Je me couche avec elle et m’enveloppe de sa couverture bleue. Nos chasses au trésor dans le jardin, nos bricolages d’après-midi, nos escapades nocturnes, nos accolades… plus rien. Les murs se rapprochent, et ma tête s’assombrit. Je disparais sous la couette en espérant m’enliser dans l’une de nos anciennes douceurs.

─ Tu viens souffler tes bougies, ma chérie ? Tout le monde t’attend, me crie mon père.

Mon quinzième anniversaire aujourd’hui. Comment peuvent-ils célébrer sans Charlie ? Le deuil a quelque chose d’irrespirable. Les escaliers grincent. J’entends des pas de plus en plus forts. La poignée de la porte bouge. Dans l’embrasure, mon père me scrute, sa gamine larmoyante. Comme j’aurais aimé qu’il puisse d’une tendresse balayer mes maux. Mais rien, encore rien.

─ Je vais te laisser te reposer un peu. Tu viendras quand tu seras prête. Mais tarde pas trop.

Beaucoup de parents enfantent pour barioler les pages vierges de leur vie ennuyeuse. Ils se complaisent dans le confort du moule social, même si leur bonheur ne reste qu’une illusion doucereuse.

Mon frère, un révolutionnaire, un authentique. Jamais il ne se pliait aux exigences parentales ; il se dérobait si aisément du regard des autres. Quant à moi, un objet malléable. Lorsque ma mère me reprochait mes vêtements trop « garçon », j’ai porté des robes pour la faire taire. J’ai détesté ça. Pour m’arracher un sourire, Charlie m’a accompagné jusqu’à l’école un matin habillé de l’une de mes jupes. J’ai toujours admiré son je-m’en-foutisme extrême, mais je me trompais, même les enfants courageux veulent qu’on les aime.

Je ne comprends toujours pas, comment peut-on ne pas être assez « fille » ?

J’entends Charlie me répliquer avec sa nonchalance habituelle « on leur suffira jamais en fin de compte. Ça l’existe pas des gens totalement satisfaits ».

Je ferme les yeux pour faire disparaître le plafond de la chambre. J’imagine des pluies de feuilles rouges se déposant gracieusement sur la pelouse. Un vieux couple qui ressemble à mes parents, mais ils s’aiment. En valsant, les feuilles s’envolent, et leur insouciance, une brise anesthésiante.

Si mes parents avaient connu l’amour, ça nous aurait peut-être donné une chance ; je m’emmitouflerais toujours dans les bras de mon adorable Charlie.

J’essuie les larmes avec la manche de mon chandail. Péniblement, sur mes deux jambes, je jette un coup d’œil à la pièce. Chacun des objets, un rappel violent de son absence. Sa casquette des Lakers préférée. Son roman de Salinger sur sa table de chevet. L’aquarium aux vitres sales. Traquée désormais par une solitude qui démunit, je murmure à la photo « tu vois Charlie, j’étais comblée ». Sur l’image, son bras autour de mon cou. Radieuse, ma tête apposée sur son épaule.

Je plisse les yeux si fort. Comme j’aimerais transformer mon deuil en quelque chose que je n’ai pas encore perdu. Tous les jours, en le ressuscitant en rêve, en imaginant mon frère, d’un sourire franc, me promettre qu’il ne me quittera jamais. Revoir sa chevelure épaisse, son regard étonnamment pétillant. Reconstituer dans le moindre mot toutes nos conversations d’autrefois.

─ Tu leur dois rien à m’man pis p’pa. Tu as le droit d’aimer qui tu veux.

─ J’ai trop peur qu’ils m’aiment pu.

─ Je t’aimerai toujours, moi, insiste-t-il.

─ Je sais bien, mais tu n’es plus là.

Son coup de coude affectueux dans mes côtes.

─ Parfois, la vie oblige des gens à nous quitter, c’est comme ça, poursuit-il. Et on devient, pour certains, des garde-meubles à souvenirs.

J’ouvre la porte de la chambre, et leurs voix, une cacophonie exaspérante, hurlent mon nom. La lumière éteinte, je contemple une dernière fois le sanctuaire de mon frère soudainement minuscule. Vide. Que le bourdonnement du filtreur d’aquarium. J’hésite à rejoindre mes parents et les autres au rez-de-chaussée. La seule personne qui avait des mots plus doux que le silence, c’était Charlie.

Je descends lentement, les escaliers craquent. Escortée par notre cliché attendrissant. Leurs voix s’entremêlent et me chantent « bonne fête » quand ils m’aperçoivent dans la cuisine. Malgré le décor festif et leurs mines heureuses, je me sens misérable. Mon sourire obligé pour les remercier convainc, ils interprètent mes larmes comme une preuve de joie. Le gâteau avec les bougies, tout près de mon visage. J’essaie de formuler un vœu, mais au lieu de ça, je colle notre photo contre ma poitrine.

─ Papa, maman, j’aime les filles.

Les bougies soufflées, l’indicible finalement prononcé, je me rends compte que l’amour inestimable de Charlie me satisfait amplement.