Chaque fois que je renifle du nail polish remover, je pense aux corps sur le point de mourir. C’est ce que m’a répondu le site Quora quand j’ai cherché à savoir sur Google quelle odeur pouvait bien avoir un corps en train de s’éteindre. Pour un utilisateur, c’est celle de ce produit nettoyant; pour un autre, c’est comme si l’on renversait du jus d’orange et du lait sur le plancher, et que le lait surissait. J’avais surtout en tête les corps malades, médicamentés, sédatés jusqu’à ne plus pouvoir s’exprimer, fragiles et délicats comme un fil à tricoter que l’on tient entre nos mains. Je repense aux balles de laine chez ma grand-mère que j’aimais manipuler. Enfant, je jouais avec elles, voulant les défaire, les dérouler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de matière, seulement un fil entre mes doigts, une mince preuve d’existence que je laissais glisser jusqu’à avoir les mains vides, puis l’absence.

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On m’a demandé d’écrire sur le désir en tenant pour acquis que j’aurais quelque chose à dévoiler. Mon amie m’a proposé de parler de sexe, de mon corps, donc de tout ce que j’évite par pudeur. Plus que de la pudeur, c’est un blocage au niveau du langage, une impossibilité à mettre en mots les effets du désir, ses causes et, surtout, sa trajectoire qui ne détonne pas, qui me paraît comme une évidence, le coming of age typique de l’adolescente que j’ai déjà été et qui ressentait ses premières pulsions sexuelles. Aujourd’hui, j’ai vingt-trois ans, je suis dans une relation amoureuse stable, et j’ose croire que mon désir, celui que j’ai envers mon copain, existe dans l’immédiat, que rien ne l’ébranle, qu’il perdure dans la permanence.

Je me le représente clairement, ayant toujours de la facilité à projeter la peau d’un.e autre contre la mienne, à demander à mon copain de mettre son sexe dans ma bouche, à me masturber après avoir regardé de la mauvaise porn, après une soirée de flirt avec un ami ou après m’être acheté de la nouvelle lingerie fine. Ces actes et pensées répétés concrétisent l’omniprésence du désir, rendent son expérience presque banale, tellement qu’il en perd ses codes, sa définition. Je me suis demandé si je ne devais pas, peut-être, en parler à travers un autre prisme, celui de son absence, son effacement, sa disparition. Trois temps de l’inachèvement pouvant me permettre de mieux le saisir, obligeant ma mémoire à le ramener à moi, dans une sorte de brume nostalgique où je verrais revivre mon corps, qui rougit, tremble, souffle, tend vers un autre corps, le touche sans même en comprendre le mouvement.

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J’ai toujours cru que la pudeur de ma mère excédait la mienne. Sa réticence à parler de sexe ou bien de jouissance ne m’a pourtant pas empêchée, l’autre jour, de la joindre par appel Messenger pour l’interroger sur son vécu de femme désirante. Dans le discours de ma mère, il était toujours question de deux corps qui tendent l’un vers l’autre : le premier, rongé par un cancer, qui s’éteint lentement sur son fauteuil préféré, et le deuxième, le sien.

Elle m’a dit que mon père n’a jamais voulu qu’elle cesse de tendre vers lui, jusqu’à la faire pleurer. Elle m’a raconté une scène où elle s’accroupit près de notre baignoire, le lave, et lui remarque ses larmes, lui dit d’arrêter, insiste furieusement qu’il n’est pas en train de mourir. Je me demande si de la même manière qu’elle s’est forcée à sourire en frottant son dos, elle s’est sentie obligée de continuer à désirer ce corps déniant sa maladie. Je ne lui ai pas posé la question, j’ai voulu me fier à ma mémoire qui sélectionne des gestes autrefois récurrents : ma mère qui vide la sonde urinaire de mon père, qui se berce seule dans la balançoire, mais jamais le signe d’une affection réciproque, le prologue d’une scène d’amour, un long baiser échangé discrètement dans le coin de la cuisine et qui aurait pu constituer à lui seul l’indice d’un désir permanent, inébranlable.

La pudeur de ma mère s’étend jusqu’à sa sélection de souvenirs, elle qui ne voulait pas s’attarder à ce premier mariage. Elle préférait parler de sa relation la plus passionnelle, qui a pris fin en 2014 lorsqu’elle s’est retrouvée veuve pour la seconde fois. Comme mon père, mon beau-père a succombé à un cancer que ma mère a dû supporter, non pas comme malade, mais comme amoureuse et spectatrice. Or, ce dernier, contrairement au premier mari, n’a jamais souhaité que son épouse se transforme en une infirmière personnelle dénuée de sentiments. De mon côté, je me souviens seulement des semaines et des jours précédant sa mort, de son visage grisâtre faisant des allers-retours dans notre maison qu’il habitait désormais sous les traits de la mort. Parce que c’est elle qui remplace le corps en fin de vie, m’a confié ma mère, ce n’est pas la maladie (la maladie parasite, attaque de tout son vivant, dégage parfois un espoir; la mort, elle, ne promet aucun retour). Plus que la mort, c’est ce qu’elle dégage, son odeur. Ma mère m’a dit que « ça sentait la mort et la mort, on ne la désire pas ». Elle ne savait la décrire, si c’est à cause de la forte médication, la défaillance des organes, mais elle m’assurait qu’elle l’a reconnue, qu’elle émanait de ces deux corps distincts qu’elle a déjà caressés, embrassés, bercés, lavés, avant de les fuir en s’asseyant à part, à l’extrémité des lits et des sofas.

Elle m’a avoué qu’elle se sent encore coupable aujourd’hui de ne pas avoir su porter son désir jusqu’au bout de sa peine, de ne pas l’avoir traîné un peu plus loin, jusqu’à leurs derniers jours, jusqu’aux soins palliatifs pour attendre (entendre) le dernier souffle. Elle ne l’a pas déclaré ainsi, mais j’ai l’impression qu’elle le vivait comme un inachèvement du désir et une trahison de son amour pour ces hommes.

Je comprends aussi, dans ses non-dits, qu’elle n’a jamais aussi souffert que lorsqu’elle a perdu son second mari, comme si, à ce moment, son cycle du désir arrivait à terme, sa mort définitive qu’elle lie à celle de l’amour de sa vie qui est parti un matin. À des kilomètres de l’hôpital, pendant ce temps, je vivais ma première aventure avec un garçon. Avant que je termine l’appel, ma mère m’a tout de même partagé qu’aujourd’hui, il lui reste un seul désir, celui de vivre (autrement, m’a-elle avoué en riant, elle se sent complètement « asséchée », vide de désir pour quiconque qui essaierait de remplacer mon beau-père). Je crois surtout qu’elle souriait et riait parce qu’elle aime me parler de son âme sœur, que c’est la seule manière de le faire exister, aussi parce qu’elle souhaite me rassurer, qu’elle sent l’une de mes peurs inavouées que j’ai du mal à articuler.

Après avoir discuté avec elle, je me suis demandé si mon évitement du désir comme sujet d’écriture relevait d’une peur de le voir disparaître au-delà de l’impossibilité à laquelle je prétends, celle de mettre en mots le plaisir immédiat qu’il me procure. Je repense à Passion simple d’Annie Ernaux, ce récit dans lequel l’écrivaine nous révèle qu’avec son amant, qui finit un jour par partir, elle « vivait le plaisir comme une future douleur[1] ». Mais ce n’est pas ainsi que je souhaite vivre mon désir. Je préfère faire comme mon père, vivre dans le déni, le déni des maladies imprévisibles, celles qui nous brisent et nous assèchent, nous confrontent à la possibilité que notre corps et celui des autres défailliront. Je ne veux pas croire à une filiation du deuil, à une sorte de malédiction transmise de mère en fille, un mal inévitable que je porte dans le sang. J’espère continuer à vivre mes amours assez longtemps, les désirer tout le temps, ne rien voir disparaître, en faire ma façon de peut-être sauver le destin (si l’on peut parler d’une telle chose), et celui de ma mère avant le mien.

 

[1] Annie Ernaux, Écrire la vie, « Passion simple », Paris, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 673.