Ceux d’entre nous qui jonglent avec le feu – le feu qu’on a couvé longtemps en soi avant de l’extraire, qu’on accueille à pleines mains, qui nous brûle sans nous consumer, qu’on tend bien droit devant pour éclairer même ce qui ne se voit pas – en savent les peines. Nous avons entendu les éteignoirs tinter en pleine lumière, à l’approche de faux dangers, de chimères fabriquées de toutes pièces par les sonneurs d’ombre. Le tocsin d’une peur animale quand ce feu brandi dévoile l’évidence des mensonges et des absurdités.

Voilà pourquoi ils sont nombreux à haïr ce feu. Non qu’il blesse, mais parce qu’ils ne le contrôlent pas. Ils maudissent ce feu, car malgré leurs efforts ils ne peuvent jamais le circonscrire, s’en servir pour étirer leurs ombres factices. Face à lui, ils en reviennent aux réflexes primaires. Ils jappent et bavent à la télé et dans les journaux, grincent des dents dans leur sommeil en cauchemardant des flammèches folles qui jaillissent du vide et leur pincent la peau. Qu’ils gesticulent : ce feu ne se plie à aucune injonction. Même lorsqu’ils sortent les tisonniers et poignardent le cœur des braises, même quand ils plombent le papier et bouillent l’encre jusqu’à ce qu’elle devienne sang, ce feu renaît ailleurs. Grâce à nous. Ce feu qu’après le deuil on ranime du bout de nos doigts noircis, de nos gorges serrées des couches de cendres et de suie des extinctions passées. Ces couches s’effritent, frappées par nos soupirs et le jaillissement de nos mots. Nos langues se teintent d’une poussière solidaire. Nous savons alors, plus que jamais, ce que nous sommes, ce que nous faisons, où nous allons.

On prétend que ceux qui jonglent avec ce feu sont de nature solitaire. Que leur travail en est un quasi claustral, qu’ils raffolent de solitude, de tristesse et de misère. Cette vision caricaturale détourne le regard de ce que ce feu exige comme partage dans son entretien. Ce feu qui est le nôtre est un engagement constant. Il s’alimente à nos souffles conjugués, et c’est plus fort que nous : nous aspirons à le transmettre au plus grand nombre. Ce feu ne nous est pas exclusif. Qu’on soit de ceux qui le manipulent ou qui l’admirent, c’est lorsque nous sommes rassemblés autour qu’il prend tout son sens. Dans la combustion spontanée qui nous emporte, la nature profonde du feu se dévoile : il n’éclaire ni ne réchauffe seulement, il conçoit le sens du monde. En l’interrogeant, le confrontant, le dispersant, nous incarnons le monde. À l’instant de cette étincelle automatique dans chacune de nos têtes, les faiseurs de chimères et les manieurs d’éteignoirs n’ont plus aucun recours. Ils sont repoussés au loin, en marge de nous, avec le reste des ombres.

Poursuivons, jusqu’au bout de nos vies, le partage du feu.