Ma vue s’embrouille alors que mon trousseau de clés s’emmêle. Mes doigts arrivent à déverrouiller la portière. J’atteins enfin le siège conducteur. Puis, mes yeux cèdent au torrent qui assaille mes joues, mon menton, ma chemise.

L’averse passe à l’abri des regards. Ma vulnérabilité peut s’exprimer dans l’habitacle de ma voiture. Le seul endroit où je baisse ma garde, où je me permets de perdre le contrôle, de laisser mon visage libérer mes émotions brutes.

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En sortant de la classe, mes apprenants affichent tous le sourire d’un enfant qui vient de faire sa première communion. Quelque chose d’important vient de se passer sans qu’ils en comprennent toute la portée.

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00 h 22. Ma créativité bout dans ma tête. J’allume mon ordinateur et je conçois un nouveau jeu avec des cartes éclair pour apprendre la différence entre le passé composé et l’imparfait.

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Aujourd’hui, j’avais prévu un karaoké avec des tounes des Cowboys fringants. En groupe de deux ou trois, mes apprenants devaient interpréter une chanson parmi leurs succès. L’équipe de Mamoudou et Amel a choisi « Sur mon épaule », ma chanson préférée depuis leur spectacle légendaire sur les Plaines d’Abraham.

— Ouf ! Vous vous attaquez à un gros morceau.

Je les ai encouragés, comme on encourage un enfant qui fait du vélo pour la première fois.

Chacune des équipes disposait de l’après-midi pour apprendre les paroles, s’approprier le vocabulaire, la prononciation. Dans la dernière demi-heure, les apprenants ont chanté, une équipe après l’autre. On a entendu « Les étoiles filantes » avec un accent africain, « Marine marchande » entonné par un Brésilien et une Portugaise, « L’Amérique pleure » avec les consonnes sonnantes de l’Ukraine, « Shack à Hector » aux accords arabes. Leur dévouement dans cette activité me rendait fière d’eux comme si j’assistais à leur cérémonie de citoyenneté.

Il restait une équipe à passer. Amel a commencé, puis Mamoudou a joint sa voix à la sienne. Le duo a hypnotisé toute la classe dès les premières notes. Je devais me concentrer, regarder le plafond durant chaque refrain pour retenir mes larmes. Comme si ce n’était pas suffisant, Mamoudou a fait signe à toute la classe de chanter le refrain avec eux. D’un même mouvement, mes apprenants se sont levés et ont prononcé les paroles qui s’affichaient sur l’écran du tableau interactif.

Mets ta tête sur mon épaule
Pour que mon amour te frôle
Toi qui en as tant besoin

Coup de grâce. Le mélange des accents s’harmonisait comme une mélodie sans frontière. C’était puissant, une chorale de nouveaux arrivants devenus officiellement Québécois par baptême musical.

À la fin de la chanson, tout le monde a applaudi. J’ai profité du bruit ambiant pour essuyer une larme naissante au coin de mon œil. Plusieurs apprenants se sont donné des câlins et des « Tape là-dedans ». Mécaniquement, on a replacé les chaises de la classe, encore un peu sous le choc.

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Dimanche, 8 h 43. Mon amie Audrey m’invite encore à aller prendre un café sur la rue Cartier. Je ne sais plus quelle excuse inventer pour refuser. J’ai promis à mes apprenants une activité pour développer le vocabulaire de l’hiver à partir du film La guerre des tuques. Je dois la terminer avant demain.

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Quand j’ai été enrôlée par le Ministère de la Francisation des Nouveaux Arrivants, le recruteur a insisté sur l’importance d’enseigner « la culture québécoise indissociable de notre langue ». J’ai tout de suite senti que j’étais sur mon X. En classe, on organise des repas-partage avec des recettes de Ricardo chaque deux vendredis pour le sentiment d’appartenance et de partage. On lit à haute voix des passages des romans de Kim Thùy ou de Michel Jean pour développer la fluidité. Au retour du temps des Fêtes, on écoute le Bye-Bye. On joue aux Loups-Garous pour acquérir la spontanéité. On reproduit même des sketches de La petite vie avec les essuie-vaisselles sur la tête. Mes élèves apprennent l’accent québécois en interprétant le personnage de Môman.

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5 h 44. L’insomnie tisse ses ficelles et marque des cernes de plus en plus profonds sous mes paupières. J’ouvre l’application Notes de mon cellulaire : « Passer au Jean Coutu pour m’acheter un nouveau cache-cerne. »

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Depuis le début de ma carrière, j’ai francisé 231 nouveaux arrivants : Nigérien, Syriens, Argentins, Ukrainiens, Mexicains, Libanais, Égyptiens, Camerounais et Afghans. Je leur donne les clés pour devenir Québécois. Mes apprenants quittent l’école comme s’ils quittaient le port de La Rochelle : prêts à naviguer de leurs propres voiles dans la société québécoise. Tout ça, sans que j’aie eu à mettre au monde une quinzaine de petits francophones comme ma grand-mère et sa mère avant elle. Inutile d’exploiter mon utérus comme une ressource naturelle pour sauver la nation. Avec les succès de la francisation, on renouvelle l’identité québécoise.

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14 h 09. Mon cinquième café n’est pas arrivé à chasser ces étourdissements qui me pèsent entre chaque cours. Je devrais demander des conseils à Youssef. Il était médecin dans son pays.

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Quand j’ai rempli ma fiche de disponibilités au début de la session, j’ai coché toutes les cases : Avant-midi, Après-midi et Soir. Sauf celle du samedi matin. À 8 h 51, je reçois un courriel de mon patron. On me demande si je peux prendre un groupe le samedi matin. J’avale ma salive. Pense à la liste d’attente qui s’allonge, aux apprenants tout neufs, sans enseignant pour les guider dans un monde qu’ils ne comprennent pas encore. Si je refuse, ces nouveaux arrivants pourraient se décourager, s’isoler dans leur communauté, évoluer en marge de la société. Pire encore, ils pourraient choisir de s’exprimer en anglais. J’ai un goût amer sous la langue. Cinq minutes après avoir lu le courriel, je réponds à mon superviseur pour accepter la tâche.

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2 h 18. Je n’arrive pas à trouver le sommeil. J’en profite pour effectuer un peu de perfectionnement professionnel sur la prononciation avec des vidéos d’orthophoniste. Plus je maîtrise des stratégies d’enseignement efficaces, plus mes apprenants maîtrisent le français rapidement. Plus ils s’intègrent à la société, plus les listes d’attente raccourcissent.

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De génération en génération, la vocation nous coule dans les veines. Grand-Maman Fernande enseignait toutes les matières : de la formation des lettres en 1re année jusqu’à la géographie nord-américaine de la 6e année. Elle habitait dans son école de rang qu’elle chauffait elle-même au poêle à bois.

Ma mère, elle, a passé sa carrière à l’école de son village d’origine. La 3e année pendant 35 ans. Elle connaissait chaque livre de sa bibliothèque, abonnait sa classe aux J’aime lire et aux Explorateurs. Corrigeait chaque soir les exercices de la journée ou les tests de la semaine sur la table de cuisine. Maman me laissait placer les autocollants sur les évaluations. Je connaissais le nom de chacun·e de ses élèves, leurs résultats scolaires, leur calligraphie. J’allais à l’école avec elle durant les journées pédagogiques pour décorer sa classe selon la saison. Cuisinais des galettes à la citrouille pour l’Halloween et des muffins avec une fève pour la fête des Rois. J’aidais Maman à préparer les certificats de fin d’année. Cassandra : « Meilleure moyenne générale », Maxence : « Amélioration continue », Jessica : « Souci du travail bien fait », Jacob : « Leader positif ». J’aimais ces enfants de tout mon cœur comme des camarades de classe que je n’ai jamais rencontrés. La nostalgie me prenait le lendemain de la Saint-Jean-Baptiste. Quand j’enlevais le marque-place de chacun. Des pupitres sans nom jusqu’en septembre.

Depuis j’ai toujours su que j’étais née pour ce métier.

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12 h 16. Pendant l’heure du dîner, j’épluche les petites annonces avec Fabiola Cadena pour lui trouver un logement. De toute façon, j’ai oublié mon lunch et je n’ai pas envie de faire la file à la cafétéria.

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— C’est ta tour, Julio !

Julio joue un « Pige quatre cartes ». Tous les joueurs autour de la table s’extasient, même Oleksii alors qu’il ne lui restait qu’une seule carte avant l’attaque de Julio. Chaque « À toi de jouer », « Passe ton tour » ou « Il me reste une carte » réchauffe mon cœur d’enseignante. UNO fait partie des jeux joués un peu partout dans le monde, comme Jenga ou Bingo. Des jeux parfaits pour les apprenants débutants. Dans quelques semaines, on va pouvoir sortir Clue, Destin et Monopoly. D’ici quatre mois, ils seront assez à l’aise en français pour que je les initie aux Loups-Garous. Je mets en place des routines qui permettent aux apprenants de bénéficier d’un équilibre dans le rythme d’apprentissage. On consacre les matinées à l’artillerie lourde : les temps de verbe, les pronoms compléments, les propositions hypothétiques, l’ordre des mots dans la phrase. On allège les cours en après-midi avec des jeux, des chansons, des films, des sorties découvertes dans la ville pour consolider le vocabulaire et pratiquer la spontanéité de l’expression orale en contexte authentique.

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10 h 48. Ma collègue Annie m’a complimentée sur ma perte de poids. Je l’ai remerciée.

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On pénètre à l’intérieur du parc des Plaines d’Abraham en rangs serrés comme un régiment d’infanterie. Je tente de leur expliquer la mémoire du lieu, l’invasion des Anglais, la conquête, la résistance par le nombre qui a suivi, leur rôle d’alliés dans cette guerre linguistique sans fin.

En signe de riposte, on déplie un drapeau du Québec géant sur l’herbe au beau milieu du parc. On s’installe sur le fleurdelisé qui nous sert de nappe à pique-nique. On partage divers plats : des perogies, de la soupe pho, des kebbés, du pancit, de la provoleta, du tigua degué et de l’Istrian Ióta. Je sors un panier avec des bleuets du Lac, un grand Thermos rempli de thé du Labrador et des boîtes de gâteaux Vachon. Le chocolat des May West et des Ah Caramel fond entre nos doigts.

Le soleil tape sur mes joues quand j’écoute Rashmin raconter la façon dont il prépare le thé dans son pays. Son français s’est tellement amélioré en quelques mois seulement. Il prononce des voyelles nasales appuyées à la québécoise, harmonisées à son accent de l’Inde.

La sueur perle derrière mes lunettes de soleil.

À la fin du repas, Henry pointe au loin le Musée des Beaux-Arts de Québec. Plusieurs souhaitent voir le bâtiment de plus près. Je quitte la fleur de lis sur laquelle je suis assise pour les rejoindre. À peine le temps de me lever, le ciel devient noir. Le soleil m’écrase.

— Madame !

Il paraît qu’Olubunmi m’a rattrapée juste avant que mon crâne touche le sol. On m’a déplacée à l’ombre des érables, une serviette humide sur la tête. Youssef me conseille d’aller consulter un médecin dont le diplôme est reconnu au Québec. Selon lui, je souffre probablement d’un coup de chaleur jumelé à l’épuisement professionnel qu’il peut lire sur mon visage.

Fabiola, un sourire dans les yeux, m’offre de m’accompagner dans la salle d’attente.

Impuissante, je capitule. Au loin, notre drapeau géant s’envole sur les plaines.