« BIP ! BIP ! BIP ! »

Mes poils se hérissent de nouveau. Je laisse sonner une dernière fois, neuf coups au total – mon signal –, puis arrête l’alarme.

Mon corps frêle – dû à ma sédentarité volontaire et appréciée – se détend et mon cœur retrouve son tempo normal. Je m’extirpe des couvertures. Comme par réflexe, mes pieds se glissent dans une paire de pantoufles trouée, tricotée par ma mère des années plus tôt. Elles offrent un réconfort que même une paire neuve ne peut égaler. La subtilité du connu, la douceur de l’attendu, d’une routine qui se répète, jour après jour après jour.

Dans la cuisine, le plancher de bois craque sous chacun de mes pas. J’ouvre le garde-manger, agrippe le sac de pain Gadoua et insère deux tranches dans le grille-pain. À la dernière seconde, juste avant qu’elles ne sautent, je remets le minuteur à zéro. J’étale une fine couche de beurre sur chacune d’elles et me verse un verre de jus d’orange, au deux tiers pleins, que je dilue avec de l’eau.

Je vérifie l’heure sur l’horloge accrochée au mur dépouillé du salon. Six heures trente-quatre.

Parfait.

L’arrêt d’autobus ne se trouve qu’à quelques mètres de l’immeuble à logements où je réside et, malgré la courte distance, le vent froid parvient à me faire frissonner. Je resserre le foulard autour de mon cou, maudissant les changements de température.

D’après l’horaire, l’autobus devrait déjà être là, pourtant, excepté quelques voitures enneigées, il n’y a rien à l’horizon. Je me concentre sur la rue, attentif aux moindres mouvements.

L’autobus apparaît enfin ; après douze minutes d’attente. Douze. Je monte à bord, présente ma carte au chauffeur – un homme très souriant, presque trop – et m’assois à ma place habituelle. C’est décidé, plus d’imprévu pour aujourd’hui. Je pose mon casque d’écoute sur mes oreilles, appuie sur le bouton « jouer » de ma liste de lecture. Sept chansons avant d’arriver à destination.

À l’arrêt suivant, un homme entre. Une tête d’œuf. Pas un poil sur le crâne.

Une rue plus loin, deux hommes identiques au précédent s’introduisent dans le véhicule. Je ferme les yeux. Je n’ai pas envie de comprendre. De toute façon, il reste exactement six chansons à ma liste avant d’arriver au boulot. Impossible de manquer mon arrêt.

À quelques reprises, l’autobus ralentit pour permettre à de nouveaux passagers de monter à bord. Je ne laisse pas ma curiosité l’emporter. Je force mes paupières encore plus fort ensemble.

Une voix masculine parvient jusqu’à mes oreilles malgré le vrombissement du moteur et la musique dans mes écouteurs.

— Mon boss veut me voir dans son bureau, ce matin…

— Quoi ? Vraiment ?

La deuxième voix sonne tellement comme la première. S’agit-il d’une personne qui se parle à elle-même ? J’entrouvre les yeux pour vérifier. Assis juste devant, un homme chauve dit à l’autre :

— Je crois qu’il veut me renvoyer.

— Je niaise pas, il m’arrive la même chose, répond le deuxième.

Autour de moi, que des hommes, tous aussi chauves les uns que les autres. Je fixe mes genoux.

— Où est-ce que tu travailles ? demande l’un des deux.

— À la fromagerie Les riv…

— Quoi ? Pas possible. Je travaille aussi à la fromagerie Les rivières.

Je monte le volume d’un cran. La voix de Céline augmente. You were my eyes when I couldn’t see

— Je vous ai écouté parler, lance un autre. Même chose pour moi : mon boss, chez Les rivières, souhaite me rencontrer ce matin.

Je place mes mains sur mes écouteurs pour couper tout son extérieur.

— Pas sérieux ?

— Je niaise pas !

Non, non, non ! J’appuie deux nouveaux coups sur le bouton du volume. Normalement, je m’arrête à six – la recommandation lue dans un article pour éviter les problèmes d’ouïe après cinquante ans – mais, cette fois, c’est nécessaire.

Trois rues en avance, je me lève de mon siège. Mon regard reste fixé sur le sol même si je peine à me faufiler au travers de la foule pour atteindre la sortie. Les haut-parleurs de l’autobus crachent : « Parc Victoria ». Ma station. J’appuie sur le bouton rouge pour avertir le chauffeur. La clochette retentit peut-être, je ne l’entends pas. Je ne vérifie pas non plus l’écriteau arrêt demandé. Trop risqué. L’autobus freine. Je sors. Enfin. Toute la pression accumulée au niveau de mon front se dissipe dès que l’immeuble gris tant familier apparaît devant moi. Mon bureau. Le même qui m’accueille chaque matin de la semaine depuis treize ans.

Je passe le portique et entre dans l’ascenseur. Aujourd’hui, j’apprécie l’odeur âcre incrustée dans les murs. J’en prends une bonne bouffée. Les portes s’ouvrent au deuxième étage. Je compte les carreaux de céramique qui mènent à mon cubicule – trente-quatre, comme toujours –, m’installe à mon bureau et commence à coder.

Onze heures.

Je me rends à la salle de repos pour un bon café. Dans l’armoire au-dessus de la cafetière, je découvre, seul sur sa tablette, un gros contenant bleu. Du Maxwell House. Je vérifie l’armoire d’à côté. Rien. Uniquement quelques tasses.

Pas possible.

J’ouvre tout ce qui peut l’être : frigidaire, four micro-ondes, tiroirs, boîtes à lunch de mes collègues. Des cernes de sueur se forment sous mes aisselles. Aucun contenant rouge. Aucun café Folgers, torréfaction classique.

Mes jambes faiblissent. Je m’appuie sur le comptoir pour éviter de tomber. Comment est-ce possible ? Remplacer du Folgers – mon café – par une marque qui ne vaut même pas la peine d’être nommée. J’en ai la chair de poule.

Des claquements sonores résonnent dans le bureau avoisinant. Sûrement Clarissa avec ses souliers à talon haut. Je soupire.

— Salut, Stéphane ! dit-elle en entrant dans la salle de repos.

Je force un sourire. Elle s’assoit à la table, y dépose une feuille et son téléphone cellulaire.

— Ça va ? T’as pas l’air bien.

— Non, ça va pas. Quelqu’un a remplacé le café.

Elle hausse les épaules.

— Je connais pas la différence entre les sortes. Je bois pas de café.

Fait-elle exprès de dire des choses aussi stupides ?

— Maxwell House, Folgers…

Elle hausse les épaules.

— Ce n’est pas du tout la même chose !

— OK. Pardonne-moi.

Elle regarde son bout de papier, semble hésiter, puis ajoute :

— On est une gang à commander de la poutine pour dîner. Tu te joins à nous ?

Évidemment pas. Le mercredi, je mange un sandwich au thon avec un filet de moutarde.

— Non.

Elle opine, compose un numéro sur son cellulaire, alors que moi je retourne à mon cubicule pour retrouver la paix. Une paix solitaire et prévisible. Si seulement je pouvais boire un bon café. Je déposerai une plainte cet après-midi.

Tout juste parvenu à me replonger dans mon travail, alors que la frénésie du dîner s’estompe à peine, un cri s’élève de la salle de bain des femmes. Jeanne, la plus jeune du bureau, sort en pleurant. Son mascara est étendu partout sur son visage. Judith, ma voisine de cubicule, accourt vers elle. J’essaie de rester concentré sur mon écran d’ordinateur, mais mon manque de caféine rend la tâche plus difficile. Jeanne couvre sa tête avec ses avant-bras.

— Je perds mes cheveux !

— Quoi ? Montre-moi, dit Judith.

Jeanne descend les bras. Le fond de son crâne est visible par endroit. Judith sursaute.

— Pauvre chouette, t’as raison.

Les sanglots de Jeanne s’amplifient. Soudain, son expression change. Elle scrute son amie en fronçant les sourcils.

— Judith ?

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ta face…

Judith tapote ses joues, son nez. Je n’ai pas le temps de finir d’analyser son visage qu’elle se précipite dans la salle de bain. Quelques secondes plus tard, un cri aigu retentit. Non. Je ne laisserai pas cette situation me faire perdre mon calme. Je pose mon casque antibruit sur mes oreilles et recommence à travailler. Plus que cinquante-trois minutes et ma journée au bureau sera terminée. Je peux y arriver.

* * *

La moitié des cubicules sont vides ce matin. Tant mieux. Je vais porter un contenant de Folgers, emmené de chez-moi, dans la salle de repos. Mes collègues, Sandra et François, discutent en se préparant des cafés.

— Tu as remarqué les mezieurs sauves, ze matin ? demande Sandra, la bouche pleine de céréales.

Des bios, sûrement.

— Oui, répond François, glissant ses doigts au travers de sa barbe grisonnante. Tu sais ce qui se passe ?

Sandra avale sa bouchée en prenant une gorgée d’eau pour faire tout passer. Je comprends, ces céréales-là ont l’air coriaces. Ce n’est pas pour rien que je mange juste des Rice Krispies ou des toasts au beurre le matin. J’en profite pour me diriger vers la sortie, avant que la grano s’adresse à moi.

— Je ne sais pas, peut-être un événement spécial, comme un flash mob ? Stéphane, t’as remarqué toi ?

Merde.

Des hommes chauves se promènent un peu partout en ville ? Oui. Est-ce que c’est mon problème ? Non. En plus, le concept du flash mob est le pire qui existe.

— Pas remarqué.

Je sors vite de la salle de repos et retrouve mon bureau, mais surtout le silence. À l’écran, les lignes de codes s’entassent les unes à la suite des autres. Des lignes identiques à quelques lettres près. Le bonheur.

Tout à coup, des voix s’élèvent dans la salle de réunion. Ces gens-là parlent toujours trop fort. Je me lève de ma chaise pour les avertir, mais le président de la compagnie sort au même moment. Très efficace pour faire cesser le bruit d’un seul coup. Ses épaules sont voutées, les manches de sa chemise roulées.

— Tout le monde ! On regarde par ici.

Pour un homme qui va souvent au salon de bronzage, son visage paraît blême.

— On se fait enva…

Il court vers la poubelle la plus proche et vomit. Des lamentations de dégout surgissent un peu partout dans le bureau. Il relève la tête en essuyant le coin de sa bouche.

— Allez écouter les nouvelles.

Il s’adosse au mur. En se laissant glisser jusqu’au sol, sa chemise dévoile le bas de son ventre poilu. Je soupire. Une journée normale, c’est trop demander ? Mes voisins de cubicule se regroupent autour d’un écran.

— Monte le son, Josée.

 Il semblerait qu’une assemblée mystérieuse d’hommes comportant les mêmes attributs physiques prolifère au pays. Pour l’instant, rien n’indique qu’ils sont dangereux, mais puisque nous n’avons pas encore assez de détails sur la situation, nous vous demandons d’éviter tout déplacement ou contact avec eux.

Sandra se met à pleurer.

— Mais qu’est-ce qu’on va faire ?

— Je le savais que la fin du monde approchait ! s’exclame Henri, du haut de ses six pieds huit pouces.

— Du calme, gang ! crie François.

Mon curseur clignote à l’écran. Je me promets de ne pas tourner la tête. Pas de distractions. Au moins jusqu’à onze heures. Ensuite, je pourrai me préparer un bon café. Pas avant. L’excédent de caféine est aussi mauvais que le manque.

— On ne devrait pas appeler les absents, pour voir s’ils vont bien ? demande Josée.

— J’ai essayé de rejoindre Clarissa, plus tôt, dit Henri. Pas moyen. Un monsieur… Yves a répondu.

— J’appelle Judith, dit François.

Il sort son cellulaire de la poche arrière de son pantalon, compose un numéro. Son pied tape autant sur le sol que sur mes nerfs. Si au moins il le faisait à un rythme régulier. Ma mâchoire se serre. Je me tourne pour lui dire d’arrêter.

— Allô ! Je peux parler à Judith ? demande-t-il dans le combiné.

Ses yeux s’agrandissent. Il raccroche sans dire au revoir.

— Vous allez pas me croire… C’est un homme qui a répondu, dit-il. Un homme qui s’appelle Yves.

Je soupire et retourne à mes lignes de codes. Je tape : « if », copie-colle la formule, puis ajoute : « = false. »

— C’est sûr que tu niaises ! s’exclame Josée.

— Je niaise pas pantoute.

Zéro, cinq. Non ! deux. J’en suis où déjà ? J’accote mon front sur le bureau.

— Pensez-vous qu’on devrait se barricader ? demande François.

Je me redresse d’un coup. Pas question que je sois pris avec ce groupe de macaques désorganisés.

— Oui ! De toute façon, je sors pas d’ici avant d’en savoir plus, répond Henri.

— Me… moi non plus, dit Sandra encore en larmes.

Non, non et non.

— Silence !

Le brouhaha continue.

Je renverse mon bureau vers l’arrière. Le séparateur de cubicule tombe, en entraînant deux autres dans sa chute. Mon écran d’ordinateur se fracasse sur le sol.

— Assez !

Tout le monde me regarde. Je m’en fous. Je ramasse mon manteau et sacre le camp.

Une fois à l’extérieur du bâtiment, je suis forcé de m’arrêter un peu, tellement toutes ces grandes enjambées m’ont essoufflé. À part des chauves qui convergent aux arrêts d’autobus, quelques piétons courent d’un côté et de l’autre de la rue. Devant l’abribus, à quelques mètres de moi, cinq crânes d’œuf attendent en rang. Comme de petits soldats. Au moins, eux agissent normalement.

— Excusez-moi…

Le premier du bord se retourne. Je demande :

— Vous allez où ?

— À la fromagerie Les rivières.

C’est ce que je pensais. Prévisible.

— Pour faire quoi ?

— Travailler.

Le coco à sa gauche se tourne d’un coup.

— Hein ? Moi aussi. C’est quoi ton nom ? demande-t-il à l’autre.

— Yves. Toi ?

— Moi aussi !

Je m’installe à leur côté. L’autobus arrive. Je monte à bord et présente ma carte au chauffeur. Ses mains sont tellement cramponnées au volant que ses jointures blanchissent. L’arrière du bus est plein à craquer de crânes d’œuf. Pourvu qu’il n’y ait pas d’accident. Dieu sait que ce serait difficile à nettoyer.

Arrêt Chauveau. Tout le monde sort. Je suis le mouvement. En file, tous les chauves attendent devant la porte d’entrée de la fromagerie. Je m’insère dans la lignée. Plus la file avance, plus les hommes ressortent du bâtiment coco bas et dos rond. Je me ronge les ongles.

Seize minutes plus tard, trois cent cinquante-six pas plus loin, j’entre enfin.

— Je ne prends plus personne. Je n’ai plus de poste à combler dans le brassage du fromage, crie un homme bedonnant, debout sur le comptoir.

Derrière une grande vitre, des chauves habillés de sarraus blancs s’activent au boulot. Tous ceux qui patientent en file devant moi ressortent de la fromagerie la mine triste. Mon tour. Je m’approche du comptoir-caisse.

— J’aimerais travailler pour vous.

— Je n’ai plus de poste à combler. Vous avez vu tous ces hommes ?

Justement. L’uniformité absolue.

— S’il vous plaît. Laissez-moi une chance. Je serais prêt à faire n’importe quoi.

Il me regarde de bas en haut. Peut-être voit-il le désespoir dans mes yeux.

— Bon, je suppose que tu pourrais m’être utile à quelque chose.

Mon cœur saute un battement. Un bonheur inhabituel m’envahit. Ici, aucune chance qu’un employé achète le mauvais café.