Dimanche 10 mai 1896

Cher journal,

Ça fait quatre jours que ma mère, mon père et moi avons déménagé de Montréal à Victoria. Mes parents m’ont dit que c’est une bonne opportunité et que nous bénéficierions de la vie dans une nouvelle ville et une nouvelle province pleine de richesses. Je ne suis pas tout à fait sûre, cependant ils ont tous les deux raisons. La vie sera meilleure ici et différente pour le mieux, malgré l’odeur épouvantable que je crois être celle de l’océan. Notre nouvelle maison se situe dans la vallée de Shelbourne. Une maison qui semble minuscule comparée aux vastes terres et champs qui l’entourent. De plus, par la fenêtre de ma chambre, je peux voir la colline connue sous le nom de Mont Tolmie qui entoure notre voisinage. Papa a lu dans le journal ce matin qu’un cirque itinérant et un parc d’attractions allaient être installés au sommet le mois prochain. Je veux bien y aller, mais mes parents disent qu’on verra. Je vais mettre fin à ce journal, maman me dit qu’il est temps d’aller me coucher, car je commence l’école demain matin.

À la prochaine!

– Madeleine Blanchard

 

Le lendemain matin, à l’intérieur du grand bâtiment de briques où se trouve ma nouvelle école, une certaine nervosité s’empare de mon corps. J’attends dans le couloir pendant que maman remplit les documents nécessaires pour mon inscription tardive pour l’année scolaire. Elle sort du bureau en disant « fhank you » avec son accent. « Je vais partir maintenant, ma chérie, la secrétaire Miss Fraser va t’accompagner jusqu’à ta classe. » « À bientôt », ajoute-t-elle en m’embrassant sur le front. Quand j’entre dans la salle de classe, tous les yeux des élèves se braquent sur moi. L’enseignante, Miss McConnell, me présente à la classe. Je comprends seulement qu’elle dit mon nom et Montréal. Elle me montre le bureau vide et je comprends qu’elle me demande de prendre ma place. Je reste assise tranquillement à mon bureau pendant toute la durée du cours, tandis que d’autres élèves lèvent la main pour répondre aux questions de Miss McConnell. Au dîner, j’essaie d’aborder certaines filles de ma classe avec les mots que je connais; par contre, avant que je puisse dire quoi que ce soit, elles se retournent et continuent à parler.

De retour à la maison, nous nous asseyons pour le souper. « Madeleine, comment s’est passée ta première journée à l’école? » demande maman. « Pas très bien, c’est difficile de comprendre l’anglais et les filles de ma classe ne sont pas très accueillantes », dis-je. « Tu dois te forcer à faire de ton mieux, comme ta mère et moi. Ce ne sera pas facile, mais tu dois essayer. » Mon père dit cela avec un tel optimisme. Le lendemain, je fais de mon mieux pour comprendre la leçon et je décide de lever la main pour répondre à une question de mathématiques. Miss McConnell dit que la réponse est bonne, pourtant derrière moi j’entends des rires et le murmure de mon nom. Je n’ai pas besoin de me retourner, je sais que ce sont les filles qui n’ont pas été accueillantes avec moi. Je les ignore et pense aux paroles de mon père.

 

Vendredi 5 juin 1896

Cher journal,

L’école est devenue pire que jamais. Les filles n’arrêtent pas de m’embêter et font maintenant des bruits de grenouille quand je les croise dans les couloirs de l’école. Elles me taquinent pendant les cours quand les professeurs ne peuvent pas les entendre. Je ne veux plus aller à l’école à cause de cela, je me sens seule et mélancolique. Ma mère et mon père essaient d’être compréhensifs, même s’ils ne comprennent pas tout à fait ma solitude. La seule chose qui me motive, c’est qu’ils m’ont dit que nous pourrons aller au cirque demain sur le Mont Tolmie, ce qui, je le sais, guérira ma mélancolie.

– Madeleine Blanchard

Vêtus de nos plus beaux habits du samedi, nous marchons vers la montagne avec le restant de la ville pour aller voir le cirque. Au sommet, des chevaux teints de couleurs vives et coiffés de plumes se promènent au pas, des jongleurs de balles de feu debout sur leurs dos. Plusieurs petites tentes dépouillées sont dispersées, et un énorme chapiteau rouge et blanc se trouve fièrement au milieu. Nous y sommes accueillis par deux hommes qui distribuent des billets, l’un grand avec de gros muscles, des cheveux coiffés et une moustache soignée. L’autre, plus petit et plus rond, un chapeau étincelant et un veston, une cigarette à la bouche qu’il lance dans l’herbe en s’écriant « Pour y croire, il faut le voir! La célèbre troupe de bretzels humains est prête à commencer son spectacle! » Je me retourne et je vois qu’il y a une file de gens qui attendent pour faire un tour de montagnes russes. Je demande à mes parents : « Je peux monter sur les montagnes russes, s’il vous plaît? » « Non, pas maintenant; regardons d’abord le spectacle et ensuite nous pourrons y aller », dit papa. Nous nous faufilons à l’intérieur et trouvons des sièges. Pendant que mes parents sont distraits par le spectacle, je sors discrètement et me dirige vers les montagnes russes. En me retournant pour m’assurer que mes parents ne me suivent pas, je me cogne contre quelqu’un. « Hé, regarde où tu vas », dit la personne que j’ai croisée. « Je suis terriblement désolée », dis-je. « Ah, tu parles français aussi! » dit la voix, mais je vois maintenant que c’est un garçon de mon âge, bronzé, aux cheveux bruns et aux yeux brun foncé. Me regardant dans les yeux, une main tendue, il me dit : « Bonjour, je m’appelle Jerry, et toi? »

–   Madeleine, enchantée, dis-je en lui serrant la main.

–   Où vas-tu si rapidement ?, demande Jerry

–  Ah, je suis très excitée à l’idée d’aller sur les montagnes russes et je crois que je n’ai pas vu où j’allais, dis-je.

Je ne voulais pas mentir à Jerry, cependant je ne voulais pas non plus expliquer la vérité à quelqu’un que je venais de rencontrer. « C’est compréhensible, dit-il, tout le monde a l’air d’apprécier. J’ai travaillé à proximité toute la matinée et les files d’attente étaient si longues. Je dois retourner à ma station de chevaux qui est toute proche, mais si tu veux, je peux t’accompagner jusqu’aux montagnes russes. » Sans trop y penser, je dis oui et nous marchons ensemble.

Me souvenant de ce que Jerry a dit plus tôt, je lui demande pourquoi il travaille ici. « Je travaille pour Monsieur Bernard, c’est le chef de piste du cirque. Lorsque je suis devenu orphelin à l’âge de cinq ans, il m’a recueilli comme il l’a fait pour le reste des artistes ». « Tu n’as donc pas de famille? », je demande avec inquiétude. « Le cirque est ma famille. » La chaleur me monte aux joues à cause de mon impatience. « Ce sont des gens que j’ai connus pendant la plus grande partie de ma vie et nous nous acceptons les uns les autres en tant qu’étrangers et différents des autres. Quoi qu’il en soit, voici ta place! Je dois y aller avant que Monsieur Bernard ne se mette en colère contre moi. » Sans dire au revoir, Jerry part instantanément et je prends la dernière place pour la balade. Le parcours m’emmène, avec neuf autres personnes, le long de la circonférence de la montagne. La piste monte et descend pour aller plus vite, ce qui me donne une poussée d’adrénaline. Une fois de retour au point de départ, l’excitation et le plaisir que j’ai ressentis s’évanouissent soudainement lorsque je vois mes parents avec des yeux déçus. Je m’approche d’eux et ma mère me dit : « Madeleine, tu devais nous attendre »

–  Je sais. Je suis désolée, je voulais vraiment aller dans les montagnes russes. C’était tellement amusant!

–  Eh bien, c’est la fin de l’amusement, dit papa, nous rentrons à la maison pour le dîner.

–  Nous n’avons pas tout vu, nous reviendrons?

–  Non, nous ne reviendrons pas, car il semble que tu ne peux pas écouter.

–  Non! C’est vous qui n’écoutez pas, dis-je avec frustration; les émotions me rattrapent : Je n’aime pas vivre ici! Je n’ai pas d’amis, les enfants à l’école se moquent de moi parce que je suis différente et bizarre parce que je ne parle pas leur langue. Je veux me joindre au cirque! dis-je, le souffle coupé.

–  Madeleine, ce n’est pas réaliste, dit papa d’une voix ferme, ce n’est qu’une phase et nous allons nous intégrer et nous adapter à ce nouveau monde. Il me prend le bras : Maintenant il est temps de retourner à la maison.

–  Non!

Je lui lâche le bras : « Vous ne comprenez pas! » Je crie et je cours vers les montagnes russes. J’entends derrière moi : « Madeleine, reviens tout de suite! »

Je ne retourne pas et je pars pour un autre trajet dans le manège. Le plaisir n’est pas le même, je me sens coupable et je regrette mon comportement. Au milieu du parcours, tout s’arrête brusquement. Quelqu’un crie. Je me tourne et je vois les flammes engloutir le flanc de la montagne. De nombreuses personnes commencent à comprendre et tentent de s’enfuir pour sauver leur vie, faisant trembler les sièges en bois et m’obligeant à m’agripper aux côtés de mon chariot pour ne pas tomber. Je suis seule et ne sais pas où aller, figée par la peur devant les flammes qui s’approchent. « Madeleine! » crie quelqu’un. Je me retourne et je vois Jerry qui arrive en courant. Je lève les yeux vers son visage meurtri et avant que je puisse dire quoi que soit, il me dit qu’il a vu les flammes de l’endroit où il a échappé à l’emprise de Monsieur Bernard et que nous devons quitter le cirque : le feu s’approche des sentiers. On se précipite pour trouver le chemin qui descend de la montagne, cependant le bordel s’est déjà installé et on fige sur place. Monsieur Bernard et ses ouvriers frappe les animaux, les forçant à retourner dans leurs cages et pressant leurs gestes pour qu’ils avancent rapidement. Cela m’a surprise; Jerry le remarque et dit avec tristesse : « C’est malheureusement la réalité dans un cirque ». « Monsieur Bernard t’a frappé? », je demande à Jerry. Il répond un « oui » presque muet, ce qui me fait ressentir sa tristesse. J’ai honte de mon comportement et de la façon dont j’ai traité mes parents. Je vois deux formes se détacher de la fumée, des silhouettes devenant de plus en plus familières avec la vitesse de leur course. « Maman? Papa? » Je cours vers eux et leur dit très vite, les larmes aux yeux : « Je suis vraiment désolée, je ne veux pas faire partie d’un cirque. J’aime ma vie avec vous, ce n’est pas facile, mais c’est parfait.

– Madeleine, nous sommes désolés , dit maman, nous n’avons pas validé tes sentiments et nous t’avons dit de les ignorer, nous avions tort.

Nous nous embrassons tous et, lorsque nous nous séparons, nous regardons les flammes et courons ensemble pour nous mettre à l’abri à la base de la montagne. En marchant vers notre maison, mon père se tourne vers nous et rit : « Bien, c’est une bonne nouvelle que tu ne veuilles pas faire partie d’un cirque! »

 

Jeudi 10 décembre 1896

Cher journal,

Depuis l’incident du cirque, ma vie s’est améliorée. Mes parents et moi avons davantage de conversations sur le déroulement des cours, et nous travaillons ensemble pour améliorer notre anglais sans oublier qui nous sommes. Une autre nouvelle passionnante : mes parents ont décidé d’adopter Jerry! Après qu’il m’a sauvée du feu et que je leur ai raconté son histoire avec Monsieur Bernard, sans hésitation, ils ont décidé de l’accueillir. Je me sens moins seule au monde puisque j’ai un nouveau frère et un meilleur ami.

– Madeleine Blanchard