Y sont ben beaux vos cheveux !

Je te remercie, te propose un de nos sacs réutilisables.

Tu refuses, paies, récupères ta monnaie et ton sac en plastique rempli de livres à offrir à ta nièce. C’est le moment où je te souhaite une bonne journée, enfin, un bon jour. Mais tu ne sembles pas prêt à partir. Tu hésites, et je connais déjà ta prochaine réplique.

C’est un peu indiscret, mais… ce sont vos vrais cheveux ?

Je te réponds que non, ce sont des mèches.

Oh, waouh ! C’est… beau.

Je souris, reste de marbre face à l’émerveillement de tes traits qui s’efface. Par politesse, tu essayes de le masquer, de garder ta gaieté. Mais ta déception est aussi flagrante que le jaune canari de nos sacs pas si écolo.

Je souris, car je me suis habituée à ton enthousiasme devant ma touffe, puis ton désenchantement une fois le rideau levé. Je me suis faite à cette culpabilité, à cette impression de te tromper.

Notre échange avait pourtant bien commencé. Tu m’as parlé de ce livre que tu n’as pas trouvé à la succursale de Lévis, de Noël qui approche et de ta nièce qui adore la lecture.

Puis, il a fallu que tu poses cette fameuse question, comme si elle te démangeait.

Ce sont vos vrais cheveux ?

C’est délicat, et tu le sais. Mais tu oses, puisque je t’offre mon sourire commercial et commente poliment tes anecdotes. Le comble : tu penses être le premier à me le demander.

La différence surprend. J’ignorais en revanche qu’une poignée de mèches pouvait susciter autant d’intérêt.

Ce sont vos vrais cheveux ?

Plus cette question tourne dans ma tête et plus je la trouve insolente. Si ma poitrine était opulente ou que la plastique de mon visage était parfaite, me demanderais-tu si ces attributs sont « vrais » ?

 

T’as tressé ça à matin ?

Un autre classique. Devrais-je en rire ou en pleurer?

« Bien entendu, tous les matins, je me lève à 4 h, me coiffe durant 6 heures, pars travailler à 12 h, rentre à 22 h, défais mes tresses et recommence le lendemain. »

J’aimerais te répondre ça. Te jeter à la figure l’absurdité de ton raisonnement. Néanmoins, je préfère mille fois une question stupide que ta main sale dans ma coiffure à 150 dollars.

 

Vous venez d’où, ma petite dame ?

« Du ventre de ma mère. »

Tu rigoles. Ce n’était pas une blague. De l’autre côté du banc, tu me fais face, prêt pour une petite causerie.

Je veux dire, tu habitais où avant ?

« À Ottawa. »

Et avant ça ?

« En France. »

Tu souris. Ce n’est pas ce que tu veux entendre. Avec une peau aussi sombre, je ne peux être originaire que de là-bas. Par politesse, je t’offre la réponse tant attendue :

« Je viens du Congo-Brazzaville. »

Tes yeux s’ouvrent grands. Pourquoi cette surprise, lorsque tu m’imposes un choix limité de pays?

D’humeur provocatrice, je te retourne la question.

Ben, d’icitte !

Tu ne caches pas ton air offensé.

Bah, oui ! normal. Toi, t’as le droit de me pointer du doigt, de me catégoriser « étrangère ». Moi, non.

Donc tu viens du Congo… Fait que chez vous… ça se passe… bien ?

Quels sont les problèmes chez moi ? Une autre de tes questions favorites.

Bah oui, qui dit pays d’Afrique dit forcément : guerre, pauvreté et famine ; en bref, tout ce que t’as vu sur les affiches de l’ONU et qui te donne l’impression de t’y connaître sur le monde.

Au risque de te décevoir, il n’y a pas de guerre chez moi. En revanche, il y a bien des inégalités sociales, des inflations, des itinérants et de la corruption. Un peu comme chez toi, en fait.

Toutes tes questions, ces mêmes questions, jour après jour, me poussent à me demander si le destin ne m’a pas ramenée dans cette petite ville blanche pour t’éduquer, te délivrer de ton ignorance.

Serait-ce un test ? Absorber tout type de commentaires maladroits, voire déplacés, m’épuiser à rester patiente, tolérante, « civilisée », car il ne faudrait surtout pas (ah, ça, non !) te prouver que ces préjugés sur la peau noire, sur la femme noire, sont fondés. Moi, je dois t’accepter, te comprendre comme si j’étais dans ta peau, toi qui n’as aucune idée des défis liés à la mienne, à cette chair trop cuite.

 

Tu trouves que ta couleur ressort, parfois ? m’a demandé une amie.

« À peu près chaque fois que je mets le pied dehors depuis que je suis dans la ville de Québec. »

On m’avait prévenue pourtant : « Québec, c’est blanc. »

Aujourd’hui, je pense plutôt que la ville de Québec, « c’est vieux ». Car toutes les fois où tu m’as scrutée sans aucune gêne comme si j’étais une lionne sortie tout droit d’un documentaire sur les safaris au Kenya, tu étais vieux.

 

Si je te raconte tout ça, c’est parce qu’on en discutait hier soir avec des amis. On parlait de toi, des autres castors, de votre cousin le Pygargue à tête blanche et de ton grand frère le coq gaulois.

Et le r-word est ressorti. « Racisme ».

L’ethnocentrisme étant inné à l’être humain, être discriminé dans le pays d’autrui n’a rien de surprenant. Associer systématiquement, en revanche, les réactions des locaux à une haine envers notre peau et nos cultures, est quelque peu radical.

Ce n’était pas l’avis d’un de mes amis pour qui « Blanc » est synonyme de « Mal ». Ayant pour habitude d’avoir ce genre de conversations avec des gens assez ouverts d’esprit, sachant nuancer leurs propos, ma frustration face à cet extrémiste fut à son paroxysme.

Tu aurais été tellement fier de moi. Je t’ai défendu de tout mon français. J’ai justifié toutes tes « maladresses », comme j’aime les appeler, et j’ai défendu chacun de tes crimes, accrochés à ta peau comme tu l’es à ton drapeau.

Tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais j’ai beaucoup d’amour à ton égard. Un peu comme une chienne rapportant le manche de sa laisse trop serrée à son maître pour quémander une promenade.

Je t’excuse tout, apparemment.

Trop vieux, trop jeune, pas assez exposé aux « étrangers », c’est sûrement la faute des parents.

Apparemment, ta famille et toi avez tellement décrassé, astiqué et blanchi mon cerveau que je m’empresse d’essuyer mon sang sur vos fouets. Et je ne suis pas « tolérante », mais conne. Ou asservie, en bon français. Car toutes ces excuses déversées pour ton salut, la croix dans une main, le diable sur l’épaule, tous ces petits gestes, toutes ces petites remarques que je prends sur moi par pitié pour ton nombril, tout ce racisme que je t’autorise, par déni, par peur d’admettre que ton esclavagisme perdure sur les bouts de langue, de doigts ou de papiers… cette « tolérance » que je porte aussi fièrement que mes premiers cheveux gris n’est qu’une pilule plus facile à avaler que mon abnégation.

Cet ami dont je te parle, je l’ai trouvé extrême, haineux et aveuglé par la colère… jusqu’à ce qu’il évoque ma fille. Cet ovule non fécondé, ce fantôme grandissant en moi, et cet héritage que je lui offre silence après silence.

J’ai songé à ce jour où son afro ou ses dreadlocks attireront une attention non désirée. Ce jour où elle s’assurera d’avoir les mains bien visibles en faisant les magasins. Où elle rira de la blague d’un « Noir qui… » pour ne pas paraître susceptible ou sur l’offensive. Où son « exotisme » sera l’objet d’un fétichisme sexuel. Où elle se sentira coupable du crime d’une autre personne « de couleur », parce qu’elle porte sur ses épaules le poids de la représentation de toute la communauté noire. Ce jour où elle entendra « je ne suis pas raciste mais… », « retourne chez toi » ou le n-word

Non… pas n-word… « Nègre ».

J’ai beau être une femme de caractère qui ne laisse personne la regarder de travers, je demeure cette femme soumise qui ouvre grand sa gorge pour le crachat du Blanc. Parce que ma mère, la mère de ma mère et la mère de la mère de ma mère ont prolongé les courbettes au fil des générations. Parce qu’à genoux, les pupilles dilatées et les cordes vocales crucifiées, elles ont lavé, frotté, essuyé et baisé vos pieds matin et soir après ceux du Christ.

Naaan… ce soir sera ma dernière courbette. Notre dernière courbette.

Ce soir, je ne justifierai plus ton ignorance comme je pardonnerais celle de mon enfant.

Ce soir, je me décharge de ton éducation. Parce qu’à te nourrir à petites bouchées, tu n’apprendras jamais où trouver la cuillère, comment t’en servir, quelle quantité avaler, ni comment la nettoyer.

Saka saka, attiéké, yassa, ndolè, alloco… ce ne sont pas les festins qui manquent en Afrique.

Alors je me contenterai de t’offrir trois mots : Bon appétit, Québec.