J’ai cinq ans. Les jambes enterrées sous le sable, je plonge mes doigts dans la matière humide. Les petits grains s’immiscent sous mes ongles, s’assèchent et craquellent sous ma peau. Sensation granuleuse et exquise à la fois. Mon père et ma mère sont étendus sur des chaises longues. Papa lit un livre pendant que Maman se fait bronzer. Je dessine des chemins dans le sable. Mon grand-père s’approche de moi. « Viens nager », me dit-il en pointant le Saint-Laurent, ce fleuve immense aux allures d’océan.

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La marée, je l’ai dans le cœur qui me remonte comme un signe. Je monte le son. Un bateau, ça dépend comment on l’arrime au port de justesse. La voix de Léo Ferré s’éteint en même temps que le moteur.

Une première porte s’ouvre et nous laisse entrer dans la bâtisse sécurisée, puis une deuxième. Je monte à l’étage. « Toi, tu travailles ici ou tu es venue visiter ton grand-père? » me demande Grand-Papa lorsque j’entre dans sa chambre.

C’est le cœur qui a failli en premier. Les médecins l’ont rapiécé avec une valve de bœuf. Ensuite, l’ouïe a commencé à faiblir, puis la vue, l’équilibre… La mémoire a flanché sous trop d’années, trop d’histoires.

La préposée me demande si tout va bien. Je voudrais lui expliquer que quelque chose dans le cours du temps s’est détraqué, que l’enfance a rattrapé mon grand-père comme une grande vague.

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J’abandonne mes labyrinthes, mes châteaux et mes rivières pour suivre Grand-Papa. « On va s’amuser pendant que les vieux se reposent », lance-t-il pour taquiner mes parents et vanter son éternelle jeunesse, comme il aime tant le faire. Je gambade derrière lui, aussi légère que les oiseaux. La marée remonte tranquillement; le fleuve court à notre rencontre et reconquiert son territoire, centimètre par centimètre.

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Grand-Papa me reconnaît tout de suite. « Ça me fait plaisir de te voir », dit-il, souriant. Sa mémoire reflue, puis se retire, obéissant à une sorte de mathématique bleue. Il me raconte sa nuit agitée, son voyage en avion avec mon père, les turbulences et sa surprise de se réveiller ici ce matin.

« Parfois, mon cerveau me joue des tours », dit-il. Je m’assois près de lui, lui offre un chocolat.

« Et toi, ma petite-fille ? Comment ça va à l’école ? Faudrait que tu finisses d’écrire ton livre avant que Grand-Papa disparaisse dans le brouillard. »

Je voudrais lui répondre, comme avant, que j’ai encore l’âge où l’on croit son grand-père immortel, mais sa peau amincie lui confère la transparence des méduses.

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On marche vers le fleuve. On est ensemble. Ensemble contre la vieillesse. Contre les courants et les déluges. Ensemble contre le temps. Les vagues ouvrent leur grande bouche de baleine. Le froid me coupe le souffle, cisèle mes jambes et me grise le cerveau. « Tu vois la vague ? Tu attends qu’elle approche et tu plonges dedans, juste avant qu’elle se brise. » Grand-Papa pointe la houle roulante qui avance vers nous et s’y jette tête première; j’attrape la prochaine ondulation et m’élance à sa suite. Une secousse électrique monte dans ma cuisse. Je pousse un cri aigu. Une bestiole gluante scintille au creux d’une vague. De longues algues brunes courent sur mes jambes, me caressent doucement, m’entourent de leurs longs bras visqueux pour m’entraîner dans leur danse.

Grand-Papa disparaît à nouveau sous la surface. Je le cherche des yeux, inquiète.

Sa tête de petit rorqual ressurgit au sommet d’une vague.