Un éclair, au loin.
Depuis plusieurs dizaines de minutes, je le sentais se rapprocher, l’orage. Rien d’inquiétant, mais, dans l’autobus vide qui m’emmène à la gare, je frissonne. La nuit s’est levée dans la capitale de l’hiver, Québec, où, pourtant, les plaques de neige se font rares en ce milieu de mois de mai. Je soupire et balaie du regard l’habitacle vide. Quelques vestiges de slush maculent encore le sol de plastique luisant. Le tonnerre me fait lever les yeux vers l’horizon. J’ai oublié de compter les secondes, il doit être à quelques kilomètres, disons cinq. Soudain, un autre arbre d’or déchire le ciel au-dessus du Saint-Laurent. Je n’ai jamais vu un tel spectacle ici ; cette fois, je lance machinalement le décompte dans ma tête. Un, deux, trois, quatre… Il faut dire que ce soir est un peu spécial pour moi. Il sonne comme un adieu à la ville qui s’endort. Cinq, six, sept, huit, neuf… Je suis au Québec, officiellement pour un échange étudiant, depuis l’été passé, neuf mois maintenant. Deux sessions universitaires plus tard, j’amorce mon retour. Il sera long. Dix-sept, dix-huit, dix-neuf… L’orage doit être plus loin que je ne le pensais. Vingt-et-un. La voilà, la grosse caisse céleste, à environ sept kilomètres. Je me tasse sur mon siège, rassuré par la distance. Vingt-et-un, c’est aussi mon âge ; un bon âge, paraît-il. Bon âge pour quoi ?
Ce soir, je ne suis pas tranquille. Les adieux ne sont jamais agréables et riment parfois avec abandon. Les quelques amis rencontrés ici, je n’ai même pas pu tous les saluer comme je l’aurais aimé. Un départ comme un étranger redevenu étranger à la simple mention de son départ. Départ, mais aussi retour dans mon pays. Je n’y comprends plus rien. Est-ce un départ ou un retour ? Un retour sans retour ? Après ces longs mois d’hiver, quitter le Québec comme on quitte une amie. Et cet orage, tempête dans mon cerveau. Est-ce un signe d’adieu ?
Le grand autobus amorce un virage à angle droit, ses roues crissent contre le trottoir. Un homme monte. Nous sommes deux désormais. Son apparence m’intrigue. Il est grand, assez dégingandé et semble s’affaisser sur lui-même. Ses cheveux teints en rouge encadrent un visage creusé mais vif. Ses yeux fixent le sol longuement ; une veste noire, un pantalon de velours, des Dr. Marteen... Son regard s’élève enfin et croise le mien. Je le salue d’un hochement de tête, il fait écho. Le bus vrombit encore et s’arrête à un feu. Derrière, on distingue un grand centre commercial illuminé. Quelques enseignes colorées accrochent le regard : Walmart, Canadian Tire, Sports Experts… Cet aspect de Québec ne me manquera pas : par les portes automatiques, un flot de consommateurs entre et sort, se laisse trimballer par les escaliers mécaniques, rejoint le stationnement immense où s’entassent les voitures ternes. La vision disparaît alors que l’autobus continue sa route. On s’éloigne du centre, de l’université boisée et nervurée de souterrains où j’ai suivi ma scolarité. « Suivre sa scolarité », quelle tournure terrible ! Et pourtant, c’est bien ce que font la plupart des étudiants : suivre un rythme artificiel, répéter des connaissances convenues, s’enfoncer dans la mélasse de l’académisme. Moi le premier, d’ailleurs, élève modèle, apprécié des professeurs et des camarades, je me laisse aller à ce doux songe orgueilleux. Est-ce cela, connaître ? Mais ce rêve est confortable, il évite tout réel effort de pensée. Tant pis pour ceux qui n’y arrivent pas, ils travailleront plus tôt, ils œuvreront pour ceux qui réussissent. Suivi, j’ai bien suivi, mais sais-je au moins quel rêve je poursuis ?
Le type aux cheveux rouges se lève brusquement. L’autobus s’arrête. Il va descendre. Juste avant que la porte s’ouvre, il me jette un regard misérable, je lui souris tristement, il semble apprécier et sort sous la pluie battante. Je suis de nouveau seul dans l’habitacle. Enfin, il y a le chauffeur, mais il est de l’autre côté. Quelques minutes passent silencieusement, seulement interrompues par les grondements du ciel. Maintenant, nous avons une vue remarquable sur la vallée du Saint-Laurent et sur le pont de Québec, dont l’histoire tragique m’a été maintes fois contée par mes camarades locaux. Il ressemble à l’œuvre d’une araignée de fer. Je jette un coup d’œil sur mon portable et vérifie le nom de l’arrêt où je dois descendre. C’est le prochain. J’attrape ma valise aux motifs fleuris et me dirige vers l’avant du bus, jusqu’à pouvoir murmurer au chauffeur :
— Drôle de temps…
— Ouais, la météo est chienne à soir. T’es-tu français ?
— Oui, j’étais ici pour les études.
Le bus s’arrête dans un crissement de pneus, la porte s’ouvre sur la nuit.
— Bon, belle nuit à vous.
— À vous aussi.
Sur le trottoir, je réalise l’abri que m’offrait autobus. Ici, à la merci des éléments, je sais qu’en quelques minutes, je vais être sacrément trempé, alors je presse le pas vers la gare, en contrebas. Le ciel est encore illuminé à intervalles irréguliers et c’est avec soulagement que j’atteins le bâtiment. À l’intérieur, c’est l’effervescence. Tous les passagers sont entassés sur de petites banquettes disposées dans un espace réduit illuminé par des néons aux palpitations douteuses. Nous devons être une cinquantaine : quelques familles, avec des enfants braillards ou endormis dans les bras de leurs géniteurs, plusieurs vieux, somnolant doucement ou regardant avec bonhommie les autres voyageurs. Mais la plupart des personnes sont des quidams interchangeables : des travailleurs de toutes tailles et couleurs de peau, des anglophones, des Québécois, quelques étudiants. Comme par symétrie, au milieu de cette foule, des valises de toutes les couleurs et tailles ajoutent au bazar.
J’ai toujours apprécié les gares et leur joyeuse agitation ; mais là, au milieu de l’orage et de la nuit, mon serrement de gorge ne veut pas passer. Je sors un carnet et note quelques impressions. Il est minuit, le train sera en retard, la salle est pleine de gens inconnus. Une dame assez âgée amorce une chanson d’une voix chevrotante : elle cherche à distraire un enfant. La foule tourne vers elle son attention et, pendant quelques minutes, sa voix entrecoupe le tonnerre. Puis, elle se tait. Le temps semble s’étirer, cela fait des heures que nous sommes là maintenant. Et si je restais coincé ici pour le reste de mon existence ?
La locomotive finit par arriver en vue du quai. C’est une machine à la taille du Canada, un grand projecteur à l’avant. Les dizaines de wagons obscurs défilent et je vois la couleur grise du train se fondre dans les nuages. La foule se presse… Ça y est, on nous autorise à monter. Des contrôleurs en uniformes nous guident avec célérité.
— Halifax, over there !
Je gravis les degrés du marchepied et me retourne une dernière fois vers la ville qui m’a accueilli cette année. Adieu, Québec… Puis, je m’engouffre dans le wagon. À l’intérieur, pas de lumière, mais des formes allongées çà et là sur des fauteuils. Je repère enfin ma place et m’installe pour la nuit. Assis dans le grand fauteuil confortable, je sens pour la première fois ce que signifie avoir le cœur lourd. Dans ma poitrine, il pèse littéralement, et mon esprit ne parvient pas à désamorcer ce cafard tenace. J’ai l’impression de tourner une page. Délaisser mes amis québécois, cette ambiance chaleureuse qui m’a tant plu. Et il y a cette fille que je quitte aussi, dont le souvenir me trouble comme jamais auparavant. Finalement, le sommeil me gagne et, tandis que le train m’éloigne inexorablement de la ville, je m’assoupis.
Le lendemain, je lève la tête au milieu de la forêt canadienne. Le train trace lentement son chemin parmi les troncs de conifères qui défilent devant la vitre. Parfois, une maison ou une intersection se révèle, image fugace sitôt évanouie. Je décide de visiter le long véhicule. En me levant, je remarque d’emblée que le wagon est moins rempli que je ne le pensais. L’ambiance est calme ; quelques individus sont encore en train de rêver, allongés de travers sur les doubles sièges du train. Je passe devant eux avec un sourire. Le wagon suivant est constitué de compartiments entrouverts qui laissent deviner des lits superposés. Dans l’étroit couloir latéral, je croise maladroitement les employés du service ferroviaire puis continue ma route.
Si tout se passe bien, je devrais être à Halifax ce soir. Là, je dois rejoindre un voilier pour entamer une traversée de l’Atlantique. Cette idée me poursuit depuis un moment, depuis mon arrivée à Québec, en avion. En traversant le train, je soupèse mes motifs. Certes, il y a, dans ce voyage, une volonté de ne pas suivre les chemins battus et la troupe humaine ; et probablement aussi un peu d’orgueil. Prendre les chemins de traverse m’a toujours semblé être une belle manière de se déplacer, c’est là qu’on fait les plus belles rencontres.
Un troisième wagon s’offre à mes yeux : il est dédié à l’accueil des passagers. Y sont disposés un comptoir, une cuisine compacte et quelques affiches publicitaires du Canada un peu désuètes, suspendues aux murs jaunis par le temps. Aux passagers qui flânent, je lance timidement quelques « Bonjour, Hello ! » ; on me répond dans les deux langues avec bienveillance.
Traverser l’océan comme je veux le faire m’apparaît être un geste écologique fort, une manière d’éviter l’avion, de contrôler mon empreinte carbone sans me priver des voyages. Cette motivation me semble évidente dans un monde où tout indique un changement climatique majeur et déplorable. Peut-être est-ce un effet de génération… Mais toute génération a ses nobles luttes. Notre tâche est sûrement plus difficile qu’une dénonciation opportuniste de la guerre, de l’injustice, de la misère : elle comprend tout cela, elle vise à permettre les conditions de la paix, de la justice, de la dignité. Surtout, elle opère dans une empathie grandiose au reste du vivant, en élargissant le vieux cadre de l’anthropocentrisme. Quoi de mieux qu’un voyage au gré du vent pour tester mes jeunes convictions ? J’espère un approfondissement de mon engagement lors de ce voyage. À quel point je me trompais, je ne le saurais que plus tard.
J’entre dans le wagon-restaurant. Là, on s’imaginerait facilement dans un film : de petites tables rondes avec des nappes blanches parsèment l’habitacle. Il est trop tôt pour manger, et quelques employés de la compagnie sont attablés, probablement en train de profiter d’une pause entre deux services. Je laisse l’atmosphère lumineuse de l’endroit, franchis encore l’espace entre deux voitures, et retrouve un wagon-lit compartimenté. Rien d’intéressant. À chaque fois, j’ouvre la porte de la voiture suivante en pressant un bouton, celui-ci déclenche son ouverture latérale dans un chuintement. Pfffch ! Quelques mètres plus loin, une porte résiste à l’ouverture. Personne en vue, alors je l’ouvre en forçant à la main ses pans coulissants. En entrant dans le wagon, le dernier du train, je suis surpris par l’obscurité. Il s’agit d’un espace pour passagers, vide et éteint. Je marche quelques instants en contemplant les sièges nus et les rails qui défilent à l’arrière.
Le dernier motif qui me pousse à entreprendre ce voyage à travers l’océan, c’est l’envie d’aventure. Je ne connais rien à la mer, sinon ce que peut en connaître le terrien des plaines doublé d’un touriste balnéaire occasionnel, alors pourquoi ne pas se dépayser un peu ?
Je tourne les talons et entame le retour vers ma place. Quelques minutes plus tard, je m’assois à nouveau dans le large fauteuil sans me douter que, pour l’aventure, je serai servi au-delà de mes espérances.
Note de l’auteur : Ce texte représente le premier chapitre d’un roman que j’espère mener à terme.