Chaque regard posé sur ce sous-verre déclenche un voyage intérieur. Rien de remarquable en lui : un carré de plexiglas où se fondent des teintes de bleu, un banc de sable, quelques silhouettes longeant l’eau.
Depuis plus de trois ans, il repose sur la table basse du salon, discret gardien du bois contre les assauts des tasses et des verres. Un objet ordinaire pour tous. Pas pour moi. Parfois, sans prévenir, mon œil s’y attarde et tout me revient.
Des fragments, d’abord. Une lumière blafarde au réveil. Le tic-tac aigu d’une horloge. L’impression d’avancer à travers une ouate tiède.
Ensuite la valise, prête depuis la veille. Petite, mais pleine d’un fardeau qu’on ne peut nommer. Et moi, posée là, à me demander si j’allais y arriver.
Le geste, enfin. Minuscule et immense. Ni brusque ni lent. Quelque chose d’indécis entre l’acceptation et le refus.
Ce n’était pas un voyage de plaisance. À l’aéroport, le douanier avait stoppé mon passage. Toute la journée, son scanneur balayait vêtements, articles de toilette, menus objets du quotidien. Ma valise dissimulait autre chose. Il m’avait demandé de l’ouvrir. J’avais obéi, expliqué les circonstances. Une gêne avait traversé son regard avant qu’il ne me laisse passer.
Trois heures de vol. Trois heures à garder le bagage à portée de main, niché dans le compartiment au-dessus de mon siège.
À l’hôtel, mon cœur s’était emballé. L’issue approchait. Ma main tremblante avait tendu mon passeport au réceptionniste, qui, en retour, m’avait glissé un paquet contenant le sous-verre. « Avec les compliments de l’hôtel, Madame ».
Un bagagiste m’avait guidée jusqu’à ma chambre. Je l’avais suivi, sans jamais lâcher la valise.
Le lendemain, loin des regards, j’avais transféré le contenu de mon bagage dans un sac à dos, appelé un taxi et m’étais rendue de l’autre côté de l’île. Le sous-verre avait été abandonné, négligemment, sur la table de nuit. Il m’attendrait pourtant au retour, posé exactement là où je l’avais laissé, immobile, indifférent à la transformation qui allait s’opérer en moi. Je partais avec un poids; j’allais revenir avec un vide.
Sur la plage, une femme m’attendait. Elle m’avait remis les clés du bateau, distillé quelques consignes, rappelé d’éviter les rochers.
La main sur la manette, j’avais lancé le moteur. Le navire s’était laissé soulever par les vagues, comme hésitant à s’éloigner du rivage.
Au loin, des voiliers glissaient, silhouettes éthérées contre le ciel azuré.
Puis, le silence. Moi, le sac et cette promesse faite huit mois plus tôt.
Trop longtemps, la peur m’avait retenue, figée devant l’irréversibilité du geste. Chaque jour, je trouvais une excuse, un prétexte, un détour pour repousser l’inévitable. Ce n’était jamais le bon moment : trop de fatigue, trop de doutes, trop de choses à régler avant. Il y avait toujours une tâche plus urgente, une contrainte qui s’interposait, une raison qui me permettait de reculer encore. Il était plus facile de vivre dans le déni. Un geste qui n’avait pas eu lieu ne pouvait pas exister. Si je fermais les yeux, tout serait peut-être comme avant.
Pourtant, ce matin-là, il n’y avait plus d’échappatoire. Plus d’espace pour l’hésitation. La peur n’avait plus de place. Aujourd’hui, seule comptait la mission : trouver l’endroit parfait.
Soudain, elle était apparue. Une crique lovée entre des falaises tapissées de verdure. Eau limpide, silence profond.
Un coup sec sur la manette, moteur coupé. L’ancre avait plongé, traçant une ligne vers le sable du fond marin.
D’un geste précis, j’avais ouvert le sac, extrait l’urne avec soin. Une dernière étreinte, les doigts crispés autour de l’écrin fragile, ultime demeure de ma sœur. Puis, doucement, je l’avais posée sur l’eau. Elle avait d’abord flotté, hésité, comme si elle refusait de partir. Puis une rafale l’avait saisie, emportée loin du bateau jusqu’à ce qu’elle se fonde dans l’onde. Le dernier lien tangible avec ma sœur s’effaçait, absorbé par la mer.
« Le vent fera le reste. »
Elle dériverait ensuite lentement, blanche et muette, avant de commencer à se dissoudre. Le sel fondrait dans les vagues, grain après grain, jusqu’à ce que l’urne cède. Alors, sans bruit, ses restes seraient dispersés, mêlés à l’eau. Rien de spectaculaire. Juste une disparition douce, sans résistance. Comme si la mer l’attendait.
Huit mois plus tôt, le souffle de ma sœur s’éteignait, étouffé par la maladie, alors que je me tenais là, impuissante, brisée. L’une comme l’autre, ombre de nous-mêmes. Je lui avais alors murmuré une promesse ultime. Un dernier voyage, une mer magnifique, un lieu digne d’elle.
Ce jour-là, dans cette crique préservée, mon cœur s’était fait geste, offrant à ma sœur un dernier hommage.
Ce jour-là, elle aurait eu quarante-huit ans.
Aujourd’hui, le sous-verre est là, sur ma table basse, ancré dans mon quotidien. Parfois, je l’évite. D’autres fois, je le cherche, comme on effleure une cicatrice, par besoin de vérifier qu’elle est toujours là. À travers lui, le bleu de l’eau, l’éclat du soleil sur les vagues, la sérénité d’un instant suspendu me reviennent. Ce n’est qu’un objet et, pourtant, il contient tout. Le départ, l’absence, la délivrance. Il est la trace silencieuse d’un adieu accompli.