Ça fait des années que je collectionne les vieilles tasses de thé. Entreposées autrefois dans ma table de chevet, elles trônent désormais dans le salon, bien en vue sur les six étagères de mon « présentoir à tasses ». Mais au début, au tout début de la collection, il n’y en avait qu’une, qui se trouve aujourd’hui sur la tablette la plus haute de mon « présentoir à tasses ». Il s’agit d’une tasse sur laquelle des fleurs dorées sont reliées les unes aux autres par leurs tiges en un sublime enchevêtrement, sur fond de porcelaine vert émeraude. Son anse, recollée à plus d’une reprise, est recouverte d’une couche de peinture dorée.
J’avais quinze ans. Grand-Papa, Grand-Maman et moi étions en visite chez Suzanne, la sœur de Grand-Maman. Elle habitait un duplex dans Rosemont avec son conjoint, Normand. Plusieurs choses me viennent en tête lorsque je repense à ce séjour : le Vieux-Montréal, le château Ramezay, les chats venant chercher les caresses de Normand, le hamac dans l’arrière-cour où Satine, une adorable chatte grise, est venue se frotter contre mon dos, mais surtout, la paella qu’on a mangée ce soir-là. Un délice. Après le souper, Suzanne m’a offert un thé, qu’elle m’a servi dans cette tasse, absolument magnifique, ayant appartenu à mon arrière-grand-mère. J’étais profondément émue : j’avais l’impression de tenir entre mes mains un morceau de mon histoire familiale, une relique sacrée. Suzanne a décidé de m’en faire cadeau, à ma plus grande joie. J’ai emballé précieusement mon trésor, afin qu’il ne s’abîme pas lors du trajet nous ramenant à Sainte-Foy.
Grand-Maman me l’a souvent répété : Alma, mon arrière-grand-mère, venait d’une famille pauvre du Lac-Bouchette. Si pauvre qu’Alma et ses frères et sœurs ne pouvaient pas se permettre le « luxe » de porter des souliers l’été. Les souliers, il fallait les ménager pour l’hiver. Les enfants d’Alma, quant à eux, n’ont jamais eu faim, malgré une absence de stabilité financière. Alma s’affamait à leur place. Je ne sais pas comment elle, qui peinait à joindre les deux bouts, a pu se procurer la magnifique tasse émeraude. Il n’est pas impensable qu’elle en ait hérité : à cette époque, toutes les familles possédaient au moins une belle tasse. Je ne sais pas non plus si elle s’en est souvent servie.
Moi, j’y ai bu mon thé pendant un temps. Quand elle me l’avait donnée, ma grand-tante avait été claire : elle voulait que je me serve de la tasse d’Alma, que je donne une vie à cet objet. J’ai respecté son souhait aussi longtemps que j’ai pu. L’anse a dû être réparée à quelques reprises. Au bout d’un moment, j’ai cessé d’y boire mon thé, de peur que l’anse se brise encore, menant à la chute de la tasse sur le sol en bois.
Aujourd’hui, elle demeure un des plus beaux items de ma collection, et celui auquel je tiens le plus. Avec sa couleur de pierre précieuse et ses dorures, elle se démarque des tasses blanches à motifs floraux qu’on retrouve en grand nombre sur mes étagères. Ça fait quelques années que personne n’a versé de thé dans cette tasse. Grand-Maman a fait partir les taches à l’eau de Javel. La peinture est toujours intacte. À l’exception de l’anse recollée, on n’y trouve aucune marque d’usure. Elle semble prête à me survivre, moi aussi.
Un jour, après ma mort, mes héritiers trouveront la tasse d’Alma dans une armoire vitrée, chez moi, avec toutes mes autres tasses, et se demanderont pourquoi j’ai conservé cette tasse dans laquelle je ne buvais visiblement jamais. Peut-être se diront-ils que c’est comme si j’évitais d’user mes souliers, non pas pour qu’ils soient en bon état l’hiver, mais pour qu’ils restent neufs à jamais. Comprendront-ils mon attachement à cette tasse à l’anse brisée, témoin d’une histoire dont elle ne pourra jamais témoigner? Je ne sais pas qui seront ces héritiers. Tout ce que je peux espérer, c’est que la tasse d’Alma tombera entre les mains de quelqu’un qui saura apprécier l’histoire qu’elle recèle.