la première carte de Louise Warren que j’ai pigée, S’engager dans l’obscur, m’a parlé des phrases à venir et des émotions difficiles à affronter. 

Dans le bord du miroir peint, j’imagine la prise de risque. L’arpentage des marges. Plongée dans le périmètre, seule, sans témoin

je suis présentement à l’écriture d’un nouveau recueil de poésie et, pour ce recueil, je m’aventure en effet seule, sans témoin, dans le ressassement de l’histoire de ma mère. je défriche, je grimpe, j’observe. ma posture est celle de spectatrice. je laisse le récit venir à moi, j’invente selon mes souvenirs des conversations, des images racontées. j’aime jouer avec le flou, je l’extrapole et je le laisse me guider vers les mots. je crée aussi des scènes de toutes pièces avec les indices laissés ça et là par ma famille : les discussions tard le soir, les fêtes manquées, les rues qu’on évite. j’ai choisi d’aborder la vie de ma mère, c’est un choix audacieux, difficile, c’est un choix qui s’est présenté à moi comme un passage nécessaire, un devoir de mémoire. j’écris ce recueil pour ne pas oublier, oui, mais surtout pour mettre en images les silences qui étouffent et les femmes qui ont été écorchées au passage.

La vie comme des morceaux de glace épars sur le fleuve. Je la vois fragmentée, flottante déjà.

elle toute petite et les histoires comme les pelles mécaniques qui cassent sous la neige. en public les muscles de sa lèvre supérieure gauche se contractent, les parois rétrécissent, il ne reste qu’un cube de honte. elle grogne, je la relève. le mutisme se propage jusque dans les ongles.

classer les journées

en ordre décroissant

de la meilleure à la pire

les joues humectées

les histoires coincées

entre deux pierres

Si épuisée d’être debout.

elle fracasse les pierres pour en faire du sable, elle dessine des animaux sur les joues des enfants, sur la joue de l’enfant qu’elle n’a pas pu être. ce sont les enfants qu’on a oubliés, ce sont les enfants qui disparaissent comme la pluie, ce sont les pieds froids et les traverses piétonnes abandonnées.

je plante mes mains dans la terre mouillée chaque fois qu’elle se relève. j’y dépose des aires de repos et des espaces inhabités pour sa tête, je façonne des moments de puissance, renchéris sur sa volonté, sa force. elle est de celles qui ne clignent pas des yeux devant les éclairs.

il y a chez moi une grande hésitation dans l’acte de nommer. les raisons sont multiples : je n’étais pas là, ce n’est pas mon histoire. je n’ai que la mémoire des autres et l’observation pour travailler. j’ai aussi peur de la réaction des proches : ceux qui étaient là, qui connaissent, même de loin. les gens qui pourraient voir ma démarche comme un procès. la ligne mince entre la vérité et la colère, entre le besoin de réparation et celui de justice. j’ai peur de raviver des blessures au passage, voire d’en créer de nouvelles. je me rends compte que je dois jouer dans la nuance, ne pas déshumaniser, tenter la compassion. je me rends compte de la complexité de l’exercice.

Elle exprimait une fantaisie qui tenait à distance la douleur, l’apitoiement, les mauvaises vibrations.

devant l’histoire, j’ai une posture d’aînée de famille. je prends soin, je recueille. je me sens redevable face à la cassure que ma mère a mise en place, à la coupure du trauma générationnel qu’elle a réussi à tisser. la cassure dont je parle est difficile à créer. elle requiert un travail constant, quotidien, une pelletée de terre dans la bouche à chaque soubresaut. nombreux sont les moments où la carapace tente de fissurer, où tout a envie de lâcher. ces moments, elle les a vécus sans que ça paraisse, elle a continué à manier les repas, les ecchymoses, les nez qui coulent. elle s’est occupée de nous sans broncher, le sourire aux lèvres malgré les cauchemars.

la musique

qui fait trembler la maison

les soirées les images

apprendre la danse

les têtes à l’endroit

les sourires figés

dans le temps bon