J’avais clairement ce que j’ai appelé, après coup, la « nostalgie de Montréal ». Je n’aurais jamais pensé que ça pouvait arriver en déménageant dans une région comme le Saguenay ; une fois quitté la ville sale, la ville puante, la ville malade, je pourrais enfin être heureux. Je pourrais enfin trouver des gens qui me ressemblent, avec qui je me sentirais bien, encore mieux qu’avec moi-même.
Mais j’étais seul dans mon lit, les écouteurs sur les oreilles pour ne pas entendre mes colocs hurler dans la pièce d’à côté, la salle commune, le salon où je n’étais pas invité, et je scrollais pour essayer de trouver un restaurant ouvert à cette heure-là. Une ville morte, Saguenay, ne s’étant définitivement jamais remise du couvre-feu imposé durant le Covid-19 puisque les derniers commerces fermaient leurs portes aux alentours de vingt-et-une heures. Je sentais vibrer en moi le bourdonnement du silence ; il venait combler le vide des soirées sans ambiance le long des rues et des champs entourant le Cégep de Jonquière, bâtisse en pierre grise abritant des étudiants malsains et compétitifs, pire encore que ces connards avec qui j’étais allé au secondaire à Montréal.
C’était une ville sale, Montréal, mais où au moins on pouvait tomber sur une pizzeria ouverte à chaque coin de rue sans avoir besoin de chercher pendant des heures. À Montréal, si à deux heures du matin te prenait l’envie (le désir profond de combler le vide intérieur) d’engloutir une douze pouces, tu n’avais aucun problème à trouver ce que tu cherchais. Ce n’était peut-être pas la meilleure, non, mais elle faisait l’affaire.
J’ai laissé tomber mon téléphone sur le lit, dépité. Tout était fermé.
J’avais besoin de sortir ; mon corps ne le sentait pas, ce besoin, mais ma tête oui. Elle était enfermée depuis trop longtemps, tout comme cette langue n’ayant prononcé aucun mot de la journée. Mes lèvres étaient sèches. Je n’avais pas mangé depuis ce matin.
Je me suis levé du lit et j’ai regardé par la fenêtre. Jonquière était désert.
Je ne cessais de me dire : j’ai faim ! Je mangerais une pizza au peppéroni. N’ayant personne avec qui la partager, je pourrais la garder pour moi seul et m’enfermer avec cette odeur de fromage fondu dans ma toute petite chambre crasseuse, aussi crasseuse que Montréal, et même que Saguenay, et je pourrais, l’instant d’une quarantaine de minutes, oublier le monde dans lequel je vivais, comme seule une nourriture grâce et indigeste le permet.
Il fallait que je sorte. Alors, je suis sorti.
J’ai ouvert la porte de ma chambre et suis passé devant les quatre personnes étendues çà et là sur le divan et le tapis du salon. J’affrontais le mutisme que ma présence entraînait. Ils faisaient mine de ne pas remarquer que j’étais là, que je voulais sortir. Durant mes premiers jours dans cet appart, Amélie m’avait dit qu’elle me trouvait assez cute. On avait partagé quelque chose, le temps d’une semaine ou deux, avant qu’elle ne commence à répéter à toutes ses amies que j’étais beaucoup trop étrange pour elle, que je cachais quelque chose de mystérieux et que cette attitude, à défaut d’être aussi séduisante que celle du vampire dans Twilight, avait quelque chose de malaisant. Je la comprenais, c’était ça le pire : l’absence de mots épaississait l’air entre nous. C’était tout sauf agréable, mais je n’y pouvais rien. En sa compagnie, le vide se faisait dans mon esprit, et je m’en voulais comme si c’était moi le fautif.
Cette fois non plus : aucun au revoir, aucun salut. Une sortie précipitée, et l’air tout aussi pesant de la nuit. Un silence impossible à combler, même par le volume tonnant de mes écouteurs.
J’ai tout de suite regretté de ne pas avoir emporté de manteau, mais il était hors de question de retourner à l’intérieur. Alors, les mains dans les poches, me concentrant sur mes pas et sur ma respiration qui se faisait lourde, quelque peu effrénée, presque essoufflée, je gardais le rythme. Le monde s’est rapidement mis à tourner autour de moi. L’inactivité de mes membres les avait rendus lourds et douloureux, et un étourdissement menaçait de me faire chanceler, comme si mon corps se vengeait de ma négligence envers lui.
Ce n’était probablement pas une si bonne idée, en fin de compte, de sortir à une heure aussi tardive. L’écran de mon téléphone, d’une clarté trop vive, annonçait deux heures et quart du matin. J’avais l’impression d’être sorti depuis une éternité. Dans mes oreilles, le groupe The Smiths jouait l’un de ses meilleurs morceaux. Cette chanson n’avait plus aucun secret pour moi. J’en connaissais les moindres inflexions, les moindres vibrations ; aujourd’hui, je ne peux plus l’écouter, de peur de replonger trop loin dans les souvenirs de cette soirée.
Take me out, tonight.
Take me, everywhere, I don’t care, I don’t care, I don’t care.
Je me disais pour une millième fois : shit, c’est fou à quel point chacune des paroles est vraie, à quel point ils ont raison, ces Anglais… pas sur tout, mais sur la musique, on fait pas mieux.
J’ai marché comme ça durant un bon moment. Mes pieds pilotaient, détachés de mon esprit, filant le long des trottoirs de Jonquière, bifurquant aux coins des rues, longeant des pâtés de maisons décrépites, puis ralentissant une fois parvenus sur un pont piétonnier, jusqu’où s’élevait l’agréable battement d’eau de la rivière. J’ai enlevé mes écouteurs pour en profiter une ou deux minutes. J’avais oublié le froid, la faim ; ne subsistait plus que la mélancolie qui m’habitait depuis toujours, sortant toujours à la tombée de la nuit, dans l’imposant silence du monde.
Honnêtement, je ne sais pas ce qui m’a poussé à m’arrêter sur le pont pour admirer les lieux. Je n’ai jamais rien trouvé de beau à Jonquière. Il n’y a jamais eu rien à contempler là-bas. Alors, pourquoi est-ce que je me suis accoté sur la balustrade ? Pourquoi est-ce que j’ai traîné là aussi longtemps ? Pourquoi est-ce que…
J’en avais aucune idée ! Seulement, en y repensant, et en repensant à la manière dont mon regard avait glissé vers un petit objet lumineux à ma droite, caché derrière une épaisse couche d’arbres, dans le cul-de-sac d’un ponton, j’en suis venu à me demander sincèrement si tout n’était pas… prémédité ? Une main invisible, m’ayant poussé à avancer vers cet endroit, me guidant comme un aveugle, tournant ma tête comme un marionnettiste contrôlant habilement son pantin.
J’ai traversé le pont piétonnier presque machinalement. Je n’étais pas pressé, les mains toujours dans les poches, les écouteurs autour du cou. La musique en émanait toujours, lointaine. Les paroles se perdaient dans un flou indistinct et onirique. En arrivant finalement sur ce rond de bois dominant la rivière, j’ai été ébloui par la lumière. Je suis resté ébahi, incapable de réagir.
Se détachant de l’obscurité environnante, une machine distributrice. Les lieux étaient éclairés par cette boîte rectangulaire, longue, haute et large sur laquelle on pouvait lire en épaisses lettres blanches et arrondies : PABLO PIZZA.
Je me rappelais parfaitement ce restaurant. Une petite pizzeria éternellement sur le bord de la faillite, subsistant uniquement grâce aux alcooliques et aux insomniaques. Je m’étranglais de surprise face à cette vision surréaliste. La cabine était surmontée d’une image agrandie sur le fromage gras et reluisant d’une pointe de pizza. Il flottait dans l’air une odeur aussi succulente que dans mes souvenirs.
Pablo Pizza était situé à une rue de ma maison d’enfance. C’était là que ma mère allait chercher le souper lorsqu’elle était trop fatiguée pour le préparer, et ces soirées-là font encore partie aujourd’hui de mes meilleurs souvenirs ; la joie que m’inspirait les épaisses tranches de bacon garnissant l’entièreté de la surface, le pouce d’épaisseur de peppéronis marinant sur un bain de graisse, était difficilement égalable. Jamais une pizzeria n’avait été aussi généreuse sur le cholestérol.
J’ai regardé autour de moi, frissonnant, les membres raides. L’impression d’être en plein milieu d’une machination (d’un mauvais tour diffusé en direct à la télévision) me paralysait, mais aucun bruit, aucun mouvement ne signalait que quelqu’un d’autre se trouvait là. Il faisait noir et j’étais seul. Bel et bien seul. Le halo orangé émanant de la machine agissait comme un filtre chaud sur les alentours. Une sensation d’illusion amenait le doute sur mes sens : qu’est-ce qui était réel, et qu’est-ce qui ne l’était pas ?
J’ai tendu la main vers la cabine distributrice. En aucun cas je n’aurais imaginé qu’une telle chose puisse se trouver au Saguenay. Ce n’était pas le genre de région qui dépensait pour des objets « inutiles ». La mairie préférait se concentrer sur ce que les baby-boomers, pullulant en masses frétillantes sur le territoire, adoraient avant tout, c’est-à-dire les Tim Hortons et les MacDonald ; cependant, Pablo Pizza n’était pas une chaîne de restaurant, mais un commerce indépendant. Si petit, même, que Pablo, le propriétaire, n’avait pas les moyens d’investir dans la décoration de sa boutique blanche et fade, du moins aux dernières nouvelles. Et pourtant, il y avait bien… ça. Il y avait ça qui se trouvait juste là, devant moi, et… et…
L’écran s’est allumé à la seconde où mon doigt l’a frôlé. J’ai sursauté, puis j’ai rigolé, me sentant stupide de cette réaction. Aussi étrange était le moment, j’avais enfin devant moi ce que je cherchais inconsciemment depuis plusieurs heures déjà. Un espoir inavoué, enfin contenté.
J’ai choisi : pizza, 12 pouces, peppéroni. « Voulez-vous rajouter une croûte farcie ? »
J’ai pensé : ça a marché, ton petit commerce, mon Pablo, pour que tu aies les moyens de te payer une croûte farcie.
J’ai appuyé sur oui et un bruit tonitruant s’est élevé de la machine, brisant d’un coup de lame sec le calme planant sur l’endroit, comme si une scie venait de s’allumer. J’ai jeté un regard sur l’obscurité qui m’entourait, craignant d’y voir jaillir quelque chose sorti tout droit de mes cauchemars d’enfant.
Quinze minutes d’attente, affichait l’écran. J’ai pris place sur l’un des bancs dont le dossier penchait au-dessus de l’eau, donnant l’impression que d’une seconde à l’autre, je quitterais le confort rassurant de ce dôme de branches pour le débit rapide et glacial de la rivière. Rapidement, le bruit de la machine s’est atténué, se transformant en un constant vrombissement semblable à celui d’un air climatisé. J’ai fermé les yeux, respiré… écouté.
Un sifflement. Très faible, mais bien là. À la hé-ho ! hé-ho ! on s’en va du boulot ! Une suite de notes aiguës et joyeuses, mais faibles et étouffées. Si j’avais eu les écouteurs sur les oreilles comme j’en avais l’habitude, je ne l’aurais jamais remarqué. Cette pensée me procure des frissons dans le dos. Qu’est-ce qui serait arrivé, alors ? Eh bien, je serais parti sans connaître la vérité, et qui sait si j’écrirais ces lignes en ce moment ?
Mais ce n’est pas ce qui est arrivé : je l’ai entendu. Seulement, le bruit ne semblait pas provenir de la forêt, ni de la rivière, ni du pont où je me trouvais quelques minutes plus tôt. Je me suis finalement retourné vers la machine distributrice. Le son ne pouvait pas réellement provenir de là ? Pourquoi est-ce qu’une machine chanterait ? Allant contre toute logique, je m’en suis approché, penché comme le gros minet de Looney Tunes s’apprêtant à faire un mauvais coup.
Tout d’abord, le même vrombissement de machine. Rien d’anormal. Les sifflements semblaient avoir cessé. Je me suis approché davantage, vers la fente d’où la pizza devait sortir. Mon regard s’est alors dirigé (plus machinalement que par réelle conscience) vers cette même fente que j’ai ouvert d’un doigt hésitant, tremblant. Une lumière blanche et blafarde en a jailli. Une lumière de restaurant montréalais.
Je n’ai pas hurlé. Je n’ai même pas reculé, les pieds ancrés au sol, écoutant le sifflement qui se faisait à présent plus distinct. Il n’y avait plus aucun doute : je perdais complètement la boule. Le sifflement… il venait de l’intérieur de la machine. Quelqu’un sifflait joyeusement à l’intérieur… une machine bien plus grande que ce que j’avais pensé d’abord, non ?
Assez grande, en fait, pour y abriter quelqu’un.
Et comme de raison, le mouvement d’un corps s’afférant à l’intérieur est passé devant mon visage. Oui, je l’ai vu. Son ombre a brouillé la lumière, puis un bras est apparu. Je me sentais comme un enfant surprenant son père en train de s’activer derrière le comptoir, porté par une fièvre culinaire. L’odeur de pâte fraîche flottant dans l’air ne faisait que renforcer le sentiment.
Et si jamais… que je me suis alors dit. J’ai levé ma main, et doucement, j’ai tiré sur la fente comme sur la portière d’une voiture, et la façade de la machine s’est ouverte exactement de la même façon. Un jet de lumière blanc et froid est venu éclairer la forêt environnante en annihilant violemment la lueur orangé.
À l’intérieur se trouvait un homme. J’ai reconnu son visage. C’était Pablo. Lui aussi m’a reconnu. Il a semblé heureux de me voir, car il a lancé, sur le ton aimable d’une rencontre imprévue mais plaisante :
— HÉÉÉ !! Comment tu vas, petit John ?
J’ai été surpris de me rendre compte à quel point son fort accent espagnol m’était familier… surpris de me rendre compte, encore une fois, à quel point tout avait à la fois un aspect de rêve et de réalité.
— Ça va… ai-je bredouillé, mais j’avais envie de hurler. De terreur, de surprise.
— Il est bien tard pour manger une pizza, non ? Tu vas bouffer tout ça à toi tout seul ?
Du doigt, il m’a montré la pâte qu’il recouvrait de fromage, posée sur une table qui faisait la moitié de la largeur de la machine. Juste au-dessus de sa tête, un four préchauffait.
— C’est… c’est aussi une heure assez tardive pour travailler, non ?
— HAHAHA, qu’est-ce que tu veux ? Il faut bien arrondir les fins de mois, pas vrai mon gars ? Allez, je te rajoute un peu de fromage parce que je t’aime bien, et parce que je sais que tu…
— Hey ! l’ai-je coupé. Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fais là.
— Je te l’ai dit, j’arrondis les fins de…
— Non… non, je veux dire, là, dans une fucking cabine de pizza aussi loin de…
Ma voix tremblait, mais Pablo n’a pas fait de cas de mon état et s’est empressé de répondre.
— Tu sais, aujourd’hui, faire de l’argent c’est presque impossible. Alors, quand on a des clients fidèles, on ne les laisse plus partir !
Il m’a fait un clin d’œil, puis il a de nouveau éclaté de rire.
— Tu m’as suivi jusqu’ici ? que j’ai voulu demander, mais n’ai pas osé, de crainte de m’effondrer sur le sol, ou pire encore, de me réveiller en réalisant que tout ceci n’était pas réellement en train de se passer.
Pablo s’est contorsionné dans la petite cabine, élevant le disque de pizza, l’enfilant par miracle dans le four sans faire tomber une seule goutte de sauce. La scène avait un aspect si absurde, si irréaliste, si étrange et terrible à la fois que je ne pouvais que me répéter : je dois partir, je dois m’en aller, là, maintenant ! Mais je suis resté debout à attendre ma pizza.
— Pablo, ai-je dit pour combler le silence. Tu… tu manques pas à ta fille et à ta femme, aussi loin de chez toi ?
— Oui, bien sûr. Mais elles aussi travaillent. Miranda est à Roberval et ma petite Capucine est à Québec, avec sa tante. Toute la famille s’y met ! C’est pas incroyable, ça ? Je vais devoir faire imprimer une nouvelle bannière si ça continue comme ça, avec marqué dessus : PABLO ET CIE PIZZA.
Mon absence de réaction n’a pas découragé son grand sourire. Seulement, quelques minutes plus tard, Pablo s’est tourné vers moi et m’a lancé un regard qui m’a paru, pour la première fois de la soirée, bien réel. Un regard profond dans lequel (je l’ai réalisé bien plus tard, après y avoir longuement réfléchi) on pouvait lire une inquiétude, une tristesse dissimulée ; une émotion complexe que je ne pouvais pas inventer.
— Des fois, m’a-t-il dit (et ce sont exactement les mots qu’il a choisis, je ne les ai pas oubliés) on n’a pas le choix de prendre les choses en main pour s’assurer une bonne vie. Même si c’est rien que pour une seule vente.
Le four a sonné, il en a sorti la pizza chaude à l’aide d’un chiffon blanc, l’a coupée en six morceaux sous mon regard ébahi. Puis, il a sorti de sous son siège une boîte blanche dans laquelle il a habilement inséré le disque, et m’a tendu le tout avant de me sourire et de refermer la porte. Le silence est retombé, seulement brisé par le vrombissement du four à pizza et la lumière orangé sur mon visage crispé.
Je suis retourné chez moi, j’ai rangé la pizza dans le frigidaire à moitié vide, toute faim m’ayant quitté, et je suis allé me coucher.
*
Je suis repassé devant le ponton la semaine suivante. J’y serais allé plus tôt, si ce n’avait été de la crainte presque maladive qui me poursuivait incessamment. Des souvenirs brumeux que je ne voulais pas voir se confirmer. Retenant ma respiration, je me suis lancé sur le sentier, cette fois réchauffé par la lumière du soleil, le longeant en espérant secrètement qu’il n’y aurait rien au bout.
Et comme de fait, il n’y avait aucune trace d’une quelconque machine distributrice. À la place, un espace qui semblait profondément vide.
Il est sûrement parti à la recherche d’autres clients fidèles, que j’ai songé. Mais ça m’allait ainsi. Je n’avais plus aucune envie de pizza, de toute façon.