« Non, tu ne peux pas oublier la mer. Celui qui a vécu sur la mer n’est pas capable d’oublier la mer. Je pense qu’on a de l’eau salée dans les veines. Tu ne peux pas oublier ça. »
Roland Jomphe, De l’eau salée dans les veines (1978)
Jomphe. Les lèvres posées sur ton sein, je me noie dans l’immensité du nom que tu as prononcé. Le tien. Celui que désormais nous partageons. Celui qui te précède et qui me succédera. Forcément. Un destin scellé dans le lait à avaler.
Tu murmures notre nom en caressant mon crâne chauve, tu chuchotes tendrement que nos aïeules attendaient ma venue et nous rendront bientôt visite. Hier soir, alors que tu entrais à l’hôpital, cent de nos femmes ont jailli du Golfe. Toute la nuit, leur lente procession a longé la côte, remontant pieusement le Saint-Laurent vers nous. Dans tes tourments interminables, tu hurlais les noms de tes ancêtres sacrifiées sur l’autel matrimonial – Ducharme, Mainville, Dion – comme une prière furieuse ou un appel à l’aide. Chacun de tes cris, qu’emportait le ressac, guidait les femmes vers ton lit. Tu les implorais de se hâter, mais des robes ruisselantes de mer alourdissaient leurs pas. Elles n’arriveraient pas à temps. Celles ayant survécu à l’enfantement ont confié au Fleuve leurs plus sages paroles que les vents marins ont recueillies et portées jusqu’à toi. Accompagnée d’espérance et d’échos ancestraux, tu as affronté seule les suppliques que je t’arrachais. Seule, jusqu’à ce que ton corps me délivre, visqueux et couvert d’algues.
À peine né, j’ai voulu boire. Ta main a guidé ma bouche avant que tes lèvres ne formulent mon nom. Jomphe. Tu souris, toute fière de le transmettre, incapable de t’empêcher de le répéter, encore et encore. Jomphe. Une fois pour chacune des cent femmes qui traverseront les murs de la chambre et nous rejoindront dans la maternité. La plus ancienne de nos ancêtres me soulèvera de ta poitrine et me présentera à ses filles. Tour à tour, elles se reconnaitront dans mon visage saturé d’elles. Ensemble, elles se réjouiront en entendant le nom que tu m’as donné comme une offrande leur étant destinée. Leurs voix s’élèveront pour l’entonner en un chœur litanique. Jomphe. Jomphe. Jomphe. Ta mère, à la toute fin de la lignée, me déposera contre ton sein en se félicitant. L’enfant mâle est des nôtres. Qu’il boive notre nom et apprenne nos récits. Tu te joins à leurs chants, tu jures qu’elles ne seront pas oubliées. Tu dis Jomphe en enfonçant ton mamelon dans ma gorge et en me gavant de leurs attentes. Je suis un passeur de lait qui ne pourra jamais en produire.
Tu es la première à transmettre ton nom. Celui de ton père et de ton grand-père sur leur baptistaire. Celui de ta mère et de ta grand-mère sur leur certificat de mariage. En songeant à elles, tu as livré bataille, déterminée à préserver leur mémoire au fond de mon estomac. Tu as vaincu le Père, l’Église et l’État civil qui voulaient t’effacer. J’étouffe sur la tragédie d’un triomphe. Une dette de transmission impossible à rembourser. Comment me montrer digne d’être ton héritier ? Du vomi lactescent comme une libation sur ma joue.
Notre nom m’auréole des lumières du port de Havre-Saint-Pierre et des phares de la rue Place-Fleury. Il orne les tombes que tu fleuris en hiver et les vers salés des poèmes que tu n’as pas pu oublier. Je m’abreuve à notre nom d’homme porté par des mères. Sur ta poitrine, je reçois le lait qui s’écoule, mais dont tu gardes le souvenir. Le souvenir est vivant. Il respire sur ton torse et s’imprègne de ta voix.
Lové dans les bras de nos mères, je me nourris de leur fierté d’exister. En moi. Je bois ton lait sans avoir faim, je bois car elles ne peuvent plus disparaître. Jomphe. Elles me gavent d’une filiation maternelle refoulée vers mon œsophage et débordant dans ma bouche. Mon corps, trop petit, gonfle. Jomphe doit vivre, Jomphe m’asphyxie. Pour préserver cent femmes, ta mère, ta grand-mère et toi, je vous bois malgré l’engorgement. L’excès m’oblige à me taire pour écouter vos récits crépiter dans l’acide gastrique. Dissous dans le lait, je vous accueille enfin à l’intérieur de mon ventre. En sécurité.
Jomphe-Ricchi. Le père a chassé les esprits en entrant dans la chambre. Il aboie seul. Sa voix sourde musèle toutes les autres, une parole unique emportant les femmes vers le large, là où leurs murmures se confondent avec les plaintes des cormorans et le roulement de vagues qui les ont vues naître. Tu en viens à douter d’avoir déjà entendu leur chant. De leur présence sur terre, ne reste-t-il que moi ?
Le père s’invite sans offrir de lait. Le sang devra suffire. L’homme a traversé l’océan afin de m’affubler d’un autre nom. Un nom bâtard, un nom greffe, un nom artifice que personne n’a jamais reçu. La main t’écrit en premier sur mon certificat de naissance, puis trace un trait d’union transatlantique en guise de compromis. Si le pont cède, je suis broyé par ce monstre à deux histoires qui, par moi, s’entêtent à survivre.
Je me réfugie sur le coin poitrine où tu fabriques des marées. J’ignore encore où exister, mais je nous construis doucement dans le va-et-vient de mes lèvres qui tètent. Après avoir vécu sur toi, arrimé à ton sein, je ne pourrai pas oublier nos mères. J’ai du lait dans les veines et un nom à avaler.