Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème congrès de l’ACFAS, à Montréal.

L’irruption du créateur sur les scènes contemporaines est un phénomène qui découle en partie de l’avènement de la mise en scène comme pratique artistique revendiquée, au début du vingtième siècle. Deux conséquences parallèles en dérivent et se rejoignent ici : la figure d’un metteur en scène démiurge, auteur, régisseur et pédagogue; et la recherche d’une spécificité scénique de l’écriture ou de la création de plateau théâtrale. Certains travaux, dont nous proposons ici l’analyse, sont révélateurs de cet investissement biographique et artistique de la scène, lié à une recherche sur la composition du spectacle et de l’image. Tadeusz Kantor, metteur en scène – créateur de la seconde partie du XXe siècle en est un cas paradigmatique : présent sur scène (ou juste à sa limite), intervenant pendant le spectacle pour corriger, encourager ses acteurs, et racontant en images son enfance, sa famille, sa culture polonaise. La dimension biographique des œuvres de Pippo Delbono, artiste contemporain italien, est accentuée par des récits à la première personne du metteur en scène lui-même (chez Tadeusz Kantor, au contraire, l’intime n’advient qu’à travers l’autre, même lorsqu’il se nomme « l’Autoportrait » ((L’autoportrait est un des personnages du spectacle de Tadeusz Kantor, Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Il est régulièrement placé sur scène dans un « cadre » et représente le metteur en scène lui-même.)) ). Pippo Delbono est également présent sur scène comme régisseur déplaçant les objets scéniques, ou comme acteur. Jan Lauwers, metteur en scène flamand de la Needcompany, passe par la fiction pour se raconter, mais non sans rappeler, au début de La Chambre d’Isabella, que le plateau est rempli des objets laissés en legs par son père. Il y restera lui-même du début à la fin du spectacle, présence silencieuse quelquefois chantante. Nous nous arrêterons également sur les œuvres de Pina Bausch. La présence biographique de l’auteure y est certes plus discrète, mais sa méthode de création révèle un investissement des interprètes dans l’œuvre qui relève du même type de « personnalisation » de la scène.

Ces esthétiques sont marquées par les évolutions du théâtre contemporain, se rapprochant notamment des formes postdramatiques décrites par Hans Thies Lehmann. La dimension textuelle est déplacée vers le visuel, privilégiant les tableaux aux scènes, dont l’organisation n’est ni linéaire ni apparemment logique. Le plateau est marqué par l’interdisciplinarité et propose des images suggestives au spectateur, dont le rôle est de les accueillir et de les ressentir plutôt que de tenter de leur donner une signification. Les artistes qui nous intéressent ici revendiquent une ouverture du sens pour aller vers ce qui touche, ainsi qu’une liberté d’interprétation pour le spectateur.

Ces spectacles dans lesquels les créateurs et les interprètes se livrent au public, semblent appeler à une présence renouvelée de ce public, marquée par une intensité émotionnelle. Un processus se met en place, visant à faire du spectateur un partenaire de jeu auquel il ne s’agit plus de « montrer », mais avec lequel partager un moment. Cette rencontre est voulue et attendue, comme le révèlent les procédés de création qui découlent de ces présences biographiques des artistes. Les matériaux utilisés, mais également le montage du spectacle sont tournés vers l’autre immobile, touché et ébranlé. Il s’agit donc de montrer ici comment l’intime en scène entraîne un choix de matériaux spécifiques et un montage du spectacle directement « adressé ». L’appel au spectateur devient alors guidage dans l’œuvre, proposant un parcours jalonné de moments de déstabilisations et de reconnaissances. Du côté de la réception, l’analyse de ces procédés nous montre comment, à travers les images proposées, le spectateur est en proie à des émotions intenses et incomprises, nous permettant de rapprocher son expérience de celle étudiée par Gaston Bachelard concernant la rêverie poétique.

 

Matériaux et monstration

L’investissement biographique des auteurs et interprètes est visible dans les matériaux choisis. Le texte n’est plus au centre de la représentation, mais « des textes » égrènent la création. Ce sont des témoignages « directs » des actants ou bien des extraits de pièces, des poèmes, des formes épistolaires. Des textes dans tous les cas relevant de l’individuel, de l’intime. On peut citer ici la lettre de Ludwig Van Beethoven sur sa surdité, lue par Pippo Delbono dans le spectacle Il Silenzio. Cette lettre est une confession émouvante du compositeur sur la détresse qu’il ressent face à son impossibilité à entendre les sons de la vie. Mais la dimension personnelle va plus loin. En effet, pour le spectateur averti, la surdité de Beethoven renvoie à la cécité temporaire qui a affecté par le passé Pippo Delbono. Ce dernier a écrit et mis en espace sa propre biographie, Récits de Juin, où il révèle les moments clés de sa vie, en particulier sa séropositivité et les problèmes de santé qui y sont liés. Le metteur en scène qui ne voit pas est aussi désemparé que le compositeur qui n’entend pas.

Dès Le Temps des Assassins l’un de ses premiers spectacles, Pippo Delbono raconte à la première personne ses histoires de jeunesse, notamment sa rencontre avec Vittorio, son premier amour :

Je voudrais vous raconter une histoire. Il était une fois un garçon qui vivait dans un petit village de la côte ligure. Un soir, il entra dans un café et là, il rencontra un jeune homme qui buvait une bière. Comme ça, avec beaucoup d’élégance. Le jeune homme était étranger – ou du moins, le garçon le trouva très très étrange. Aussitôt ils devinrent très amis. Ils firent ensemble beaucoup de voyages. Paris, Amsterdam, Londres, Bruxelles… Le jeune homme entraîna le garçon sur la route de l’alcool, du sexe, de l’héroïne ((Pippo DELBONO (2008), Récits de Juin, traduit de l’italien par Myriam Bloedé et Claudia Palazzolo, Arles, Actes Sud, p. 44-45.)) .

Cette parole de confession est ambigüe. Si elle peut être rapprochée du traditionnel monologue théâtral où le personnage se confie à l’assemblée, elle s’en détache en faisant entrer la « vraie vie » sur scène : Pippo Delbono n’est pas un personnage. Son être-scénique ne coïncide pas avec sa personnalité réelle, le jeu est travaillé, la diction, de même que ces histoires, se modifient dans le cadre de la représentation, créant un Pippo Delbono plus « mythique » que réel. Le fond de vérité reste cependant et introduit dans la fiction théâtrale une faille.

Les derniers spectacles de Tadeusz Kantor sont empreints de son histoire personnelle. Au-delà des références culturelles et historiques à la Pologne, c’est un univers familial qui nous est dévoilé à travers des scènes qui se suivent sans relation causale. Kantor, contrairement à Delbono, ne joue pas son propre rôle, il est même absent de son histoire dans Wielopole, Wielopole. Les oncles, les tantes, le père à la guerre, la mère en mariée, surgissent des portes, armoires et recoins de la scène. C’est seulement dans Aujourd’hui c’est mon anniversaire que Tadeusz Kantor se représente lui-même par « L’Autoportrait », peu avant de mourir. Le jeu burlesque, basé sur l’excès, distancie la composante intime sans jamais l’effacer : la présence du metteur en scène en marges de la scène, spectateur de son histoire, nous rappelle sans cesse la dimension mémorielle du plateau.

Les matériaux utilisés pour construire les spectacles sont également liés aux interprètes, des thèmes sont proposés par les uns et les autres durant les répétitions et chacun est alors amené à mettre à contribution son intimité. Il s’agit ici de processus de création précis, liés à une méthode et à l’enseignement de metteurs en scène, qui, durant le vingtième siècle, se sont faits pédagogues. Le travail de Pina Bausch est ici exemplaire, notamment dans le cadre de l’évolution de la danse contemporaine. L’image du corps parfait du danseur de ballet, souriant et léger, s’est profondément modifiée au cours du siècle. Les divers courants, de la danse d’expression allemande à la modern-dance américaine, ont porté peu à peu le danseur à révéler au public son humanité au-delà de sa perfection. La présence réelle des danseurs en tant qu’individus devient alors le point de départ des créations de Pina Bausch. Elle les forme en les obligeant à s’investir dans le spectacle, à se raconter. La première étape de création consiste en des questions posées par la chorégraphe à ses interprètes, auxquelles ils doivent répondre par une séquence dansée, parlée, mimée. Les questions ne sont pas toutes personnelles mais demandent tout de même une mise à nu. À la question « pourquoi aime-t-on rentrer chez soi ? », le danseur peut répondre réellement, en exprimant ce qui lui plaît quand il rentre chez lui, ou bien il peut décider de mentir, faisant référence à des clichés par exemple. Dans tous les cas il décide de ce qu’il met de lui-même dans le spectacle, et sa réponse est toujours singulière. Les mots et les mouvements lui appartiennent, et ne sont imposés ni par un texte extérieur, ni par un chorégraphe.

Les corps semblent alors plus « réels », montrés aussi dans leurs défauts. Pina Bausch, pour le spectacle Kontakhtof, a fait appel à des personnes de plus de 65 ans : les interprètes ont appris à danser, tels qu’ils sont. Les acteurs de Pippo Delbono (tout comme ceux de Tadeusz Kantor à l’époque) sont majoritairement non professionnels (ou du moins ils l’étaient il y a quinze ans). L’histoire de sa compagnie, qui se reflète aussi dans ses œuvres, est parsemée de rencontres faites en marges de la société. Ses acteurs sont ces personnes croisées dans la rue, dans un hôpital, dans une école : Nelson l’ex-clochard au corps desséché, Gianluca le trisomique et Bobò, le petit homme microcéphale et sourd-muet. Ces corps, loin de la perfection, ne peuvent laisser indifférents : ils portent leur vérité sur eux, la scène et son cadre de fiction ne l’effacent pas. La remarque de Chiara Trifiletti sur la réception de Pina Bausch peut ici s’appliquer aussi au metteur en scène italien :

L’importance du corps dans la réception émotionnelle des spectacles de Pina Bausch, est connectée à la vérité émotive du corps de l’interprète. Le profond travail autobiographique mis en acte durant la phase de « questions » et durant les improvisations, survit à la phase de formalisation scénique, grâce à son enracinement au plus profond du danseur, dans son essence d’homme et comme tel, pas si éloigné de l’homme assis dans la salle ((Chiara TRIFILETTI, “Guardare il Tanztheater: una riflessione sulla fruizione del teatro di Pina Bausch”, in Mantichora, n°1, consulté à http://ww2.unime.it/mantichora/wp-content/uploads/2012/01/Mantichora-1-pag-745-770-Trifiletti.pdf, p. 22. Traduction personnelle de l’italien.)) .

Les corps deviennent un élément primordial des créations, matériaux de celles-ci comme les textes, la lumière, les objets. Ils portent des histoires singulières et, par différents phénomènes empathiques étudiés en danse, empathie kinesthésique ou neuronale, ils évoquent et éveillent l’histoire des corps des spectateurs. Michel Bernard, spécialiste de la danse, parle de cette mémoire corporelle inscrite en nous :

Un réseau sensori-moteur instable d’intensités, soumis aux fluctuations d’une double histoire symbolique : celle de la société ou de la culture à laquelle il appartient et celle de la singularité événementielle et contingente de sa propre existence. Cette double histoire façonne son imaginaire social et individuel et détermine la qualité spécifique de sa dynamique ainsi que les conditions de son devenir même ((Michel BERNARD (2001), De la création chorégraphique, Pantin, Centre national de la danse, p. 86.)) .

Au-delà de la dimension biographique, c’est aussi l’histoire artistique, partie intégrante de la vie des interprètes, qui est exhibée durant les représentations. Les danseurs de Pina Bausch évoquent régulièrement leur carrière et leur rapport à la chorégraphe dans les spectacles mêmes. Dans Nelken, le danseur Dominique Mercy, en tutu, nous propose une démonstration de bravoure dansée, répondant aux critiques adressées à Pina Bausch sur l’absence de danse dans ses spectacles. Une figure similaire est reprise dans le spectacle La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers : le personnage faisant office de narrateur se présente en avant-scène, exécute une pirouette et salue.

Pour partager la genèse du spectacle avec le public, Pippo Delbono se présente régulièrement au début de ses spectacles et raconte, comme dans Il Silenzio : « ce spectacle a été créé à Gibellina, en Sicile, sur le « Cretto » du sculpteur Alberto Burri, un linceul de pierre blanche qui couvre la ville de Gibellina, ville qui a été complètement détruite par un tremblement de terre en 1968. Merci ((Je cite ici le début du spectacle Il Silenzio de Pippo Delbono.)) ». Pendant son dernier spectacle, Dopo la battaglia, il raconte au public sa tentative de faire un spectacle plus léger, sur les recommandations de sa mère.

Le modèle du régisseur classique invisible au service de son œuvre est bien loin. Cette dimension méta-théâtrale est également présente dans les écritures contemporaines, comme le relèvent les auteurs du Lexique du drame moderne et contemporain :

Dans la conception classique du théâtre, l’auteur se devait d’être absent. Dans les dramaturgies modernes et contemporaines, il devient en quelque sorte présent. Soit explicitement, la voix du rhapsode chevauchant alors celle du personnage ; soit plus implicitement, en tant que monteur ((Lexique du drame moderne et contemporain (2010-réédition), sous la direction de J.P. SARRAZAC et alt., Belval, Circé (Poche), p. 69.)) .

Cette dernière remarque nous amène à considérer la construction du spectacle et sa monstration. Le découpage-montage des matériaux produit à la scène une forme hybride, non linéaire, ni causale. L’hétérogénéité des éléments est clairement visible et peut aussi être accentuée. Dans le spectacle La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers, les acteurs-danseurs sont présents sur scène pendant tout le spectacle. Ils ne dansent pas forcément, ils ne parlent pas non plus. Quand ils ne sont pas directement impliqués dans l’action en cours, ils observent les autres, le public, ou ils font « autre chose ». Ils déambulent en fond de scène, fument, créant même quelquefois des « accidents » qui interrompent le jeu. Pendant le monologue racontant la mort d’un personnage, un autre s’assoie « accidentellement » sur une boîte à rythme, déclenchant un bruit répétitif. L’attitude des interprètes en scène dessine alors la division du spectacle en tableaux, dégageant des zones de jeu non homogènes ni imperméables. Dans cette optique, c’est encore une fois le rapport à la fiction qui est mis à mal. De même lorsque Tadeusz Kantor ou Pippo Delbono déplacent les objets sur scène, les rangent.

Ces moments sont caractérisés par une adresse directe au spectateur, non médiée par la fiction, qui peut déstabiliser ce dernier. Cependant un dévoilement se met en place qui, plus qu’une distance, peut instaurer une certaine confiance, une intimité entre la scène et la salle. Le performer se montre, le spectacle aussi, et même si c’est un jeu, celui-ci fonctionne car le performer fait confiance au spectateur, en sa capacité à comprendre et entrer dans ce jeu.

 

L’attention au spectateur : montage et reconnaissance

Face à un spectacle dont la forme pourrait dérouter, il s’agit pour les créateurs d’aider le spectateur à se frayer un chemin à travers les images. Bien que celles-ci soit suggestives, marquées par un traitement poétique, le regard du spectateur est toujours d’abord sémiotisant. Pour répondre à son appétit de sens, tout en l’amenant à l’émotion, les premières images des spectacles étudiés ici constituent souvent une forme de « guidage ». Reprenons le début du spectacle Il Silenzio de Pippo Delbono : après que le metteur en scène ait salué la salle et raconté la genèse du spectacle, la chanson « Shining On You Crazy Diamond » de Pink Floyd retentit. Elle peut installer le spectateur dans un univers confortable puisque celui-ci la connaît vraisemblablement. Des techniciens lissent le sable : le spectacle se prépare, et en même temps, l’image de la ville détruite à « déblayer » nous vient à l’esprit. Le spectateur comble les vides entre les images, les textes, reliant les éléments entre eux. Quelqu’un creuse dans le sable, une tombe peut-être ? Un des acteurs raconte, tel un chroniqueur télévisé, les évènements du tremblement de terre. Pippo Delbono, présence rassurante et familière, place des croix dans le sable. Les images, jusqu’ici facilement reportables au « thème » du tremblement de terre, commencent à se délier : Pippo Delbono récite un poème, plus métaphorique que le récit des évènements. Un homme entre en scène et demande : « Il y a quelqu’un ? », on peut y voir la solitude, le vide et le silence après la catastrophe. Ce sont ces thèmes qui seront développés dans diverses images du spectacle. Pippo Delbono positionne ainsi dès le début les jalons qui permettront au spectateur de s’orienter : des personnages, des thèmes, des situations.

Guider le spectateur, comme nous l’avons vu à travers l’utilisation de la musique, c’est aussi lui donner des éléments de reconnaissance. Pippo Delbono utilise régulièrement des chansons populaires dans ses spectacles : Brigitte Bardot, Dalida, Charles Aznavour… Les images de ces créations sont également évocatrices, marquées par une dimension intertextuelle ou inter-plastique, dans le cas présent. Dans le cadre d’un questionnaire réalisé à la suite du spectacle Questo buio feroce, les étudiants et professeurs interrogés ont cité de nombreuses références pour décrire ce que les images évoquaient en eux.  Les personnages très sombres et maquillés de noir, aux faces grimaçantes, les renvoient autant aux films de Tim Burton qu’aux tableaux de Goya. L’aspect carnavalesque de certains costumes, bigarrés, ainsi que la stylisation du visage des comédiens les emmènent du côté de la Belgique et des œuvres de James Ensor.

Chez Pina Bausch, ce que l’on reconnait, c’est le quotidien, l’aspect réel de certains gestes. Ils sont extraits de la réalité puis transformés, vus à la loupe, déformés, exagérés, jusqu’à ce que leurs traits saillants se révèlent au spectateur en même temps que leur caractère artificiel. Dans le spectacle Kontakthof, les danseurs répètent des séries de gestes : remettre un talon, se pincer les joues, ajuster une bretelle ou une barrette. Ces éléments amènent un phénomène de reconnaissance chez le spectateur qui lui permet de s’orienter dans le spectacle selon ses propres références. Il peut alors, en confiance, entrer dans le spectacle. Certaines séquences des spectacles de Jan Lauwers jouent également sur le quotidien, notamment familial ou amical. Les conversations ne progressent pas, elles tournent en rond, s’arrêtent sur un détail. Isabella tente de raconter sa rencontre avec Alexander, dans un bar à Paris où un auteur lisait son œuvre. Anna, sa mère, l’arrête :

ANNA. C’était Joyce, qui lisait des passages de sa première version de Finnegans Wake.

ISABELLA. Oui, en effet. C’était l’époque de Picasso, du Manifeste des surréalistes, des premiers films de Buñuel…

ANNA. Mais tu n’avais rien à voir avec tout cela. Tu ne connaissais même pas le mot « surréalisme ».

ISABELLA. Personne ne le connaissait ((Jan LAUWERS (2006), La Chambre d’Isabella suivi de Le Bazar du Homard, traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf, Arles, Actes-Sud Papiers.)) .

La discussion continue, petit chamaillerie sur les connaissances de l’une et de l’autre. La scène semble s’arrêter, mais l’attention du spectateur est happée par un moment suspendu où un morceau de « vie » est exhibé, un moment de l’absurde du quotidien.

Les auteurs revendiquent ce type de construction, basée sur une alternance de moments de perte et de reconnaissance pour le spectateur. Pippo Delbono parle du spectacle comme d’un voyage à faire avec le public, en le prenant par la main de temps en temps :

Pour faire en sorte que les personnes acceptent d’entrer dans cette dimension de déséquilibre, ça doit être moi en premier lieu et les acteurs qui devons nous mettre sur la scène, de manière la plus fragile possible, pour accompagner ainsi le public à travers un voyage qui est aussi douloureux et dur, mais qui une fois fini peut nous amener à une situation finale d’ouverture, de changement. C’est important que les acteurs et le public vivent une expérience le plus possible sur le même plan ((Barboni, il teatro di Pippo Delbono (2003), sous la direction de Alessandra ROSSI, Milan, Ubulibri, p. 44. Traduction personnelle de l’italien.)).

L’expérience commune est précieuse, ce qui ne signifie pas que l’on donne avec complaisance ce qu’il veut au spectateur, ni que l’on respecte son horizon d’attente. Le spectacle se construit à partir d’une base commune, celle de la réalité, de manière à amener le spectateur à se l’approprier, comme en témoigne Pina Bausch :

Je suis le public, je dois essayer de me mettre à sa place, parce que c’est la chose la plus sincère que je puisse faire. Le public est composé de personnes singulières, toutes différentes, je peux montrer et offrir quelque chose ; chaque personne réagira selon sa propre façon de sentir. Chaque personne du public fait partie du spectacle : il est important que chacun ait un rapport personnel avec ce qui se passe ((Citée dans Chiara TRIFILETTI, op. cit., p. 19. Traduction personnelle de l’italien.)).

Les artistes préparent ainsi minutieusement la rencontre avec le spectateur, sans s’identifier pour autant à la figure d’un metteur en scène totalitaire, imposant un sens ou obéissant à une logique des « effets ». Il y a ici la revendication d’une ouverture du sens, vers une réception multiple et singulière, comme l’affirme Pippo Delbono : « la poésie me donne la possibilité de ne pas définir, de créer un vide dans la signification de ce qui se dit sur scène, ainsi je permets au spectateur de combler le vide avec son expérience ((Barboni, op. cit., p. 55-56. Traduction personnelle de l’italien.)) ».

Les spectacles nous racontent quelque chose du monde, de l’homme, mais le message n’est pas défini, il est livré à la libre interprétation du spectateur. Interprétation qui, plus que des possibles signifiants donnés aux images, se construira à partir de l’expérience émotionnelle en jeu. Le créateur guide le spectateur, à travers un montage des émotions, vers une réception intime. L’intensité du ressenti est explicable par la convocation du vécu personnel : « l’échange entre acteur et spectateur a à faire avec la biographie de chacun ((Chiara TRIFILETTI, op. cit., p. 23. Traduction personnelle de l’italien.)) », selon Chiara Trifiletti. Dans un article dédié à la présence et l’absence de Tadeusz Kantor en scène, Brunella Erulli relève ce phénomène : « la dimension autobiographique se double d’une réflexion esthétique où le vécu individuel de Kantor est transcendé dans une métaphore universelle ((Brunella ERULLI (2001), « Présence et absence, Kantor en scène », L’Annuaire théâtral, revue québécoise d’études théâtrales, n°30, p. 126.)) ». Nous avons vu comment le spectateur met dans les images ses propres références, il y met également ses souvenirs, entraînant des processus qui rappellent les modes de participation à l’image décrits dans les théories de Bachelard sur la rêverie.

 

Réception intime

Bachelard, dans ses derniers ouvrages, met en place une théorie de l’expérience phénoménologique de la lecture sous le signe de la rêverie. Ses réflexions qui portent sur l’image poétique littéraire semblent éclairer ici la réception spectaculaire. Les images des spectacles sont poétiques en ce qu’elles ne délivrent pas leur sens de manière directe, mais appellent à une appréhension matérielle, subjective et émue des éléments qui les composent. La dimension poétique de la représentation est soulignée par Catherine Naugrette dans son ouvrage Paysages dévastés lorsqu’elle interroge justement l’aspect visuel du théâtre contemporain. Le poétique est ce qui permettrait de sortir du réel pour avoir une influence sur lui. L’écriture poétique aurait « le pouvoir de “voirˮ véritablement les choses, dans la distance créée par l’écart de l’imaginaire ((Catherine NAUGRETTE (2004), Paysages dévastés : le théâtre et le sens de l’humain, Belval, Circé, p. 88.)) ». Ces observations sont proches de celles de Bachelard, qui voit dans l’imagination la « faculté de déformer les images ((Gaston BACHELARD (1943), L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Éd. Librairie José Corti, p. 7.)) » de la réalité. En effet, les éléments de réel que nous avons précédemment évoqués à propose de la biographie des artistes, subissent une métamorphose dans le cadre de la représentation. Les gestes quotidiens de Pina Bausch, par exemple, se multiplient et, se répétant à l’infini, deviennent des signes convulsifs de l’artificialité de l’apparence. Cet aspect de l’image dans le spectacle, ainsi que les traits du poétique énoncés par Bachelard dans ses ouvrages – que nous ne pouvons reparcourir ici, nous permettent d’évaluer la pertinence des idées bachelardiennes au regard de la scène théâtrale contemporaine, en déplaçant notre attention du créateur au spectateur.

Le point de départ de l’interrogation du philosophe est le suivant :

Comment une image parfois très singulière peut-elle apparaître comme une concentration de tout le psychisme ? Comment aussi cet évènement singulier et éphémère qu’est l’apparition d’une image poétique singulière, peut-il réagir –sans aucune préparation – sur d’autres âmes […] ? ((Gaston BACHELARD (1957), La poétique de l’espace, Paris, Éd. PUF (coll. Quadrige), p. 3.))

Ces deux constats, l’intensité et l’intersubjectivité, sont également les résultats de l’étude, citée plus haut, des questionnaires réalisés après le spectacle Questo buio feroce. Les spectateurs témoignent d’une réception émotionnelle intense mais incomprise : il leur est difficile de lier leurs ressentis aux images du spectacle, de les expliquer. Celles-ci semblent toucher des éléments personnels profonds, au-delà des simples références culturelles et des souvenirs réactivés, dont la remémoration ne laisse pas indemne :

Je me suis senti touché de plein fouet, voire même agressé. C’est une partie de ma vie et de la façon dont je me la représente qui était là, concrète, sous mes yeux.

J’ai eu beaucoup de mal à digérer cette pièce qui m’a rappelé énormément de choses que j’aurais préféré oublier ((Extrait de questionnaires réalisés en 2008, dans le cadre de recherches de Master 1, dans les trois classes option théâtre du Lycée Jeanne D’Arc à Rouen à la suite des représentations de Questo Buio Feroce à la Scène Nationale de Petit Quevilly/Mont Saint Aignan, des vingt et vingt et un janvier 2009.)).

Bachelard nous montre la façon dont les images du poème deviennent nôtres, permettant une communication entre les imaginaires, grâce aux symboles universels qui la composent, les archétypes. L’archétype est une sorte d’image primitive, réveillée par l’image poétique qui opère une distorsion du réel :

L’archétype est une image qui a sa racine dans le plus lointain inconscient, une image qui vient d’une vie qui n’est pas notre vie personnelle, et qu’on ne peut étudier qu’en se référant à une archéologie psychologique […]. [C]ette archéologie psychologique désigne aussi les images par une sorte d’émotion primitive ((Gaston BACHELARD (1948), La Terre et les rêveries du repos, Paris, Éd. Librairie José Corti, pp. 263-264.)).

La présence de l’archétype que l’on peut aujourd’hui rapprocher de l’idée d’inconscient collectif dans l’image expliquerait l’intensité des émotions ressenties par les spectateurs. On peut lier l’idée d’archétype aux thématiques des œuvres : Norbert Servos y fait notamment référence dans son ouvrage sur Pina Bausch, comparant la dynamique des spectacles à celle du rêve : « le temps des rêves n’est pas soumis à cette linéarité. Il passe librement d’un champ temporel à l’autre, navigue au plus profond des archétypes, et les fait réapparaître ((Norbert SERVOS (2001), Pina Bausch ou l’art de dresser un poisson rouge, traduit de l’allemand par Dominique Le Parc, Paris, L’Arche, p. 14.)) ». Le travail de Pina Bausch est clairement inspiré des mythes, des contes de fées, reprenant les motifs humains les plus saillants. L’image de Pepe Robledo, acteur de Pippo Delbono, suspendu par les bras et les pieds, écartelé, avec des croix rouges sur le corps, dans Questo buio feroce, fait appel ou réveille en nous un archétype : le sacrifice humain, la douleur au sens christique, mais qui est aussi douleur épidermique, directement ressentie sur la peau. L’archétype réveillé donne une dimension matérielle à l’image, il en valorise les contenus, éprouvés par le spectateur dans un moment épiphanique où la compréhension physique n’a rien de rationnel. L’archétype ouvre la sensibilité et appelle un rapport subjectif à l’image, marqué par l’inconscient : cette image est alors vécue par le sujet intimement.

Les concepts de « résonance » et de « retentissement » décrits dans la Poétique de l’Espace semblent éclairer cette expérience singulière. Les résonances sont liées à la mémoire, elles se « dispersent sur les différents pans de notre vie dans le monde ((Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, op. cit., p. 7.)) », elles sont des « répercussions sentimentales, des rappels de notre passé ((Ibidem.)) » qui submergent le spectateur lorsque son regard réactive l’archétype dans l’image.

Ainsi, les images nous touchent et deviennent nôtres, dans le sens complet du terme. Jan Kott témoigne de cet effet des spectacles de Tadeusz Kantor, repérable dans tous les endroits où il a joué : « dans chacun de ces lieux, Kantor a redonné aux spectateurs leurs souvenirs depuis longtemps oubliés, et ceux de leurs ancêtres, et il l’a fait en parlant dans son propre langage qui est devenu le leur ((Jan KOTT (1991), « Tadeusz Kantor », Performing Arts Journal, Vol. 13, No. 2, pp. 28-29. Traduction personnelle de l’anglais.)) ». Ce langage qui devient celui du public nous montre que l’image a réveillé une capacité à imaginer, au-delà du souvenir, à créer des images, correspondant à ce que Bachelard a appelé le « retentissement » et qu’il décrit en ces termes : « cette image que la lecture du poème nous offre la voici qui devient vraiment nôtre. Elle prend racine en nous-mêmes. Nous l’avons reçue mais nous naissons à l’impression que nous aurions pu la créer, que nous aurions dû la créer ((Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, op.cit., p. 7. )) ». Le jeune spectateur cité plus haut montre comment une « rencontre d’imaginaires » a eu lieu, dans son expérience du spectacle.

Ces moments qui semblent relever du « détachement » ou d’une « attention flottante », où le spectateur se perd dans ses souvenirs, dans son imagination, réveillant sa « conscience créante ((Bachelard utilise régulièrement le terme de conscience ou d’imagination créante tant au sujet du poète que du lecteur.))», sont en réalité des moments d’adhésion totale à l’image. À Strasbourg, lors du colloque « Penser le spectateur » en Mars 2012, un créateur, justement, parlait de ces moments de détachement comme d’instants où « il se passe réellement quelque chose » : lorsque le spectateur rentre en lui-même et par là devient plus présent à l’évènement ((Penser le spectateur, colloque organisé par  Armelle Talbot et Olivier Neveux les 28, 29 et 30 Mars 2012, à l’Université de Strasbourg. Intervention de David Lescot.)).

Le spectateur s’investit alors dans les images au même titre que le créateur et son performer, et grâce à eux, parce qu’ils lui ont montré le chemin, parce que s’est installée une relation de confiance et de partage. La rencontre est voulue, nous l’avons vu dans les témoignages des artistes, elle est également préparée à travers des moyens de création et de composition particuliers. Rencontre prédictive, donc, mais qui reste « libre » par l’appel à l’intimité, dépendant de chacun des spectateurs présents.