Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

 

Le littéraire est pour nous la question jamais refermée de ce qu’est l’existence. Qu’est-ce que vivre? Qu’est-ce qu’être humain? Qu’est-ce que la vie : aimer, communiquer, transmettre, vieillir à notre époque? La littérature ne sait pas. Elle cherche : à dire, à faire voir et à faire sentir avec le matériau, conventionnel, ductile et sans fond, du mot. Son axe est l’art, aussi elle est le beau et l’hideux, l’innommable, l’abject et le sublime. C’est pourquoi tout doit y être manifesté. Et surtout le néant. Le XXe siècle où l’on a tout déconstruit et tout analysé a forcé le constat d’un nivellement et inauguré une époque d’équivalences que Peter Sloterdijk nomme « la fin de l’analyse »,  que la littérature reconduit par le réalisme subjectif. Comment alors étouffer sous une anecdote lisse les nouvelles valeurs du centre commercial mondial : marchandisation, érotisation, publicisation? Comment raconter l’intrigue amoureuse sans problématiser le culte de la jeunesse, la nouveauté comme valeur, la sexualité comme divertissement et surtout comme indice de différenciation narcissique? L’écrivain français Michel Houellebecq donne une large place aux déterminants du contemporain dans toute son œuvre : société de marché, du spectacle et du fun, corps et sexe marchandises et puissances, nouvelles technologies et possibles de la médecine par contamination du texte comme envahissement de nos vies. Nous souhaitons étudier la prégnance de la pensée intellectuelle dans les romans de Houellebecq afin de mieux comprendre dans quelle mesure elle offre un éclairage pénétrant sur le contemporain et les humains qui s’y meuvent. Nous proposons ici de nous pencher sur la théorie du libéralisme sexuel articulée par l’auteur dans son premier roman Extension du domaine de la lutte et qui traverse de part en part son œuvre romanesque en faisant ressortir les implications de ce qu’il nomme la « société érotique publicitaire » (1998a : 161) contemporaine apparentée clairement, et crument, à une bourse des corps, et surtout à une jungle.

 

Houellebecq à la bourse des corps : le libéralisme est un féodalisme ((Nous nous inspirons ici de cette remarque de Pascal Bruckner : « l’hédonisme, un féodalisme parmi d’autres », Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 53.))

Il se dégage très nettement des romans de Houellebecq la conception d’une société du tout-marchandise et du tout-consommer. Pour reprendre et paraphraser Alain Finkielkraut dans L’humanité perdue : essai sur le XXe siècle lorsqu’il écrit : « de tout on peut passer commande » ( 1996 : 151), de tout on peut faire un produit, et le consommer. Houellebecq est catégorique dans son roman Extension du domaine de la lutte : l’homme occidental contemporain vit dans « un système économique parfaitement libéral » et habite un « système sexuel parfaitement libéral » (1994 : 100).

 

Les lois tristes du marché libre : le libéralisme sexuel

Dans son premier roman, Michel Houellebecq esquisse à traits précis et lapidaires une vision du libéralisme économique et sexuel. D’aucuns considèrent ce roman comme « un texte fondateur, séminal, presque programmatique » (Monnin, 2002 : 2). Et pour cause, les trois romans ultérieurs sont traversés, travaillés par cette lutte sexuelle mondiale et impitoyable qui n’épargne absolument personne, transcendant les classes sociales, les races, les physionomies même les plus avenantes. En effet, le domaine de la lutte s’étend désormais par-delà celui de la règle où on observe la loi et paie ses factures, « aux relations humaines dans leur quête d’amour et de sexualité débridée, sur fond de domination, de pouvoir financier, de peur et de mort » (Robitaille, 2004 : 94). Le libéralisme est intégral : « la loi du marché » (Houellebecq, 1994 : 100) gère les cadres, les employés, les bourses. Elle s’enfonce dans les corps et s’infiltre dans les  chambres à coucher : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude » (Houellebecq, 1994 : 100). Ce que Houellebecq nomme les deux « systèmes de différenciation » (1994 : 100) – l’un économique, l’autre sexuel – sont dit-il « strictement équivalents » (1994: 100). Tous deux opèrent un cruel partage entre gagneurs et chômeurs, entre « canons » et « boudins », « mecs top» et « blaireaux » (Houellebecq, 1998a : 122) : « Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes; les hommes se disputent certaines jeunes femmes; le trouble et l’agitation sont considérables » (Houellebecq, 1994 : 101). Le narrateur d’Extension dit avoir « un joli pouvoir d’achat » (1994 : 15). Il se révèle un gagnant économique, mais, confie-t-il, qui « ne représent[e] guère […] qu’un pis-aller ((Je souligne.)) » sexuel. Tout comme son collègue de travail : « Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux; d’autres perdent sur les deux » (1994 : 101). Un système, immense comme le monde, de marchandises humaines. À hauteur de monde, carrément, chacun pouvant être, en théorie du libre marché, un collègue, un conjoint potentiel. Le libéralisme sexuel apparaît sans « îlot » de complaisance, sans espace de trêve. Libéral, extra moral.

Sans frein et sans foi : par-delà bien et mal

Il serait juste de qualifier le monde de Houellebecq de « [b]ourse des corps » (2009 : 54) en empruntant l’expression à Pascal Bruckner dans Le Paradoxe amoureux. Cette bourse trace une hiérarchie sociale dans le fourmillant système du sexe. Et, pareillement à la bourse d’argent, il y a de gros joueurs et de grands risques, des potentiels modestes ou monstrueux, des cotes promues, déchues, des chutes d’indice, progressives ou dramatiques. Des envolées vertigineuses, de bonne fortune ou de travail ardu. Des hasards, des krachs. Mais aussi des retraits et des ventes, des reculs. Des joueurs prudents, des défections, des faillites. Des démissions, des dépressions et des suicides. Tous ces éléments se vérifient chez Houellebecq, et en série. À commencer par la prise de conscience, cristalline et sans appel, de Bruno, précisément sur ces deux seuls paramètres du monde, argent et sexe : « On vivait aujourd’hui dans un monde simplifié, à l’évidence. La duchesse de Guermantes avait beaucoup moins de thune que Snoop Doggy Dog; Snoop Doggy Dog avait moins de thune que Bill Gates, mais il faisait davantage mouiller les filles. Deux paramètres, pas plus » (1998a : 192-193).

 

Du côté des « gros joueurs », on retrouve notamment Tisserand, toujours puceau à vingt-huit ans qui « préfère encore essayer » (1994 : 100) plutôt que de payer les services de prostitués (À l’opposé de ces gros joueurs se trouvent le narrateur d’Extension et Michel de Plateforme (2001). Deux défections, deux déserteurs – pourtant gagnants économiques. La personnalité de Michel pourrait être circonscrite par une attitude de retrait affectif en général. Un repli apeuré devant l’amour, trop fort, trop cruel compensé par le refuge dans le sexe tarifé – une vacuité chaude. Et par-delà le « capital initial » pauvre du narrateur d’Extension, qui se qualifie auprès des femmes, rappelons-le, de guère plus qu’un pis-aller, il semble que cet homme d’à peine trente ans est meurtri, neutralisé par une amertume croissante. Pour lui, le monde est limité, cela devient une certitude. Voilà ce qu’il confie, une fois « interné » pour dépression : « [l]e désir lui-même disparaît; il ne reste que l’amertume; une immense, une inconcevable amertume » (1994 : 148). Ce qui initie un décrochage, un retrait du système sexuel. Du côté des indices déchus, il y a Isabelle, première amante de Daniel dans La Possibilité d’une île, « l’animal malade » aux traits « magnifiques » comme ce dernier la décrit (2005 : 52-53), parce qu’elle se sent flétrir. Cela la mène d’abord à quitter son emploi de rédactrice en chef d’une revue pour femmes, Lolita, puis à se suicider. Mais il y a encore bien d’autres krachs sur les sols glacés de Houellebecq. Corps troués, produits passés, hors-normes ou hors champ du désir. Dans Extension : Gérard Leverrier, riche mais dépressif, se suicide, mais aussi Raphaël Tisserand, dont la mort accidentelle en voiture est suspecte. Dans Les Particules élémentaires : Christiane, amante de Bruno, amoureuse et hédoniste, se jette en bas de son immeuble, prisonnière à vie dans sa chaise roulante. Un grave problème de dos l’avait rendue paraplégique quelques jours auparavant. Également Annick, une jeune fille que fréquente brièvement Bruno dans son adolescence, finit par se jeter en bas de la fenêtre de sa chambre, « trop humiliée par son physique » (1998a : 152).

Le principe libéral est désormais étendu à tout : le libéralisme et son bras droit – le capitalisme de surconsommation – ont élaboré un « système intégral de marchandises » (Sloterdijk, 2006 : 25) accouchant d’« une halle en forme de monde » (Sloterdijk, 2006 : 183). Nous avons remarqué que si Houellebecq a voulu transmettre dans son œuvre le sentiment angoissé de vivre dans « une société de marché » (1998b : 63) envahie par les signes de la publicité et de la (sur)consommation comme condition de l’épanouissement ((Nous donnons en exemple cet extrait d’Extension du domaine de la lutte : « tous [ces adolescents] communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolue à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être » (1994 : 70).)) , il s’attache davantage au marché de l’humain avec les produits et services sexuels (peep-show, salons de massage « plus », bars à hôtesses, tourisme sexuel) et au « commerce » entre humains avec la séduction sans au-delà ((« Il n’y a pas d’au-delà de la séduction » (Bruckner, 2009 : 61).)) rendant « l’univers liquide » (Bruckner, 2009 : 107). Des œuvres du libéralisme sexuel. Les romans de Houellebecq tissent des ressemblances frappantes entre les hommes et les femmes en situation de séduction et les transactions financières qui émaillent le quotidien, car humains et produits se voient selon Houellebecq soumis aux mêmes critères d’évaluation : « l’attractivité, la nouveauté et le rapport qualité-prix » énumère-t-il dans le recueil d’essais Interventions (1998b : 63). Le marché de la séduction apparaît justement comme un lieu où l’on fait « son marché » : les personnes-produits figurent « en vitrine » pour les plus attirantes ou sur des « étals » pour la masse des autres et sont évaluées, parfois palpées, essayées, puis choisies, ignorées ou écartées après une brève évaluation.

Dans les romans de Houellebecq, le point de vue se situe très nettement du côté des délaissés non pas du système libéral économique, mais de la « libre entreprise » sexuelle. Nous avons observé que la plupart des personnages houellebecquiens qui n’arrivent pas à plaire vont recourir au sexe payant une fois la défaite consommée, une fois le rejet signé du marché des êtres. Le sexe tarifé se révèle donc dans plusieurs cas chez Houellebecq non pas un assaisonnement de la vie sexuelle et encore moins une « gâterie » – comme le serait une pâtisserie ou une paire d’escarpins – mais bien un palliatif, une chaleur humaine payante et apaisante pour ceux qui sont « réduits à la masturbation et la solitude » (1994 : 100). Un pis-aller, un sexe prothétique et de misère pour les délaissés, les disgracieux et les dépressifs meurtris par ce que leur auteur nomme « la souffrance ordinaire ((« Je suis l’écrivain de la souffrance ordinaire », affirme Houellebecq dans une entrevue pour le Figaro accordée le 4 septembre 2001.)) ». Ces mal-aimés s’avèrent prisonniers de cette société érotique-publicitaire qui « s’attache à […] développer le désir dans des proportions inouïes » (1998a : 161) comme le constate Bruno.: « [p]our que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s’étende et dévore la vie des hommes » (1998a : 161).

 

Les valeurs d’un monde à consommer

L’univers de Houellebecq apparaît comme une société de marché et de marchandises en publicité – matérielles comme humaines – dont le grand catalyseur est ce que Peter Sloterdijk nomme l’« érotisation capitaliste » dans son ouvrage Colère et temps (2007 : 289). Plus précisément, c’est le monde même qui « devient une sorte de zone pan-érogène narcissique, pour ainsi dire » (Sloterdijk, 2001 : 108), tournant dans l’immanence d’une « érotisation universelle » (2001 : 108). Nous retrouvons justement dans les romans de Houellebecq cette conscience de l’évolution de l’offre marchande – quelle qu’elle soit – vers une érotisation. De plus, il paraît se dégager de l’œuvre une conception de l’érotisme érigé en valeur par la société contemporaine : loin d’être une banale et ponctuelle stratégie marketing, l’érotisme est hissé au rang d’idéal esthétique et devient le support publicitaire pour tout et tous. En effet, l’érotisation de la « mise en marché » matérielle ou humaine – qu’il soit question de produits ou d’aspirantes « Miss Bikini » – relaie les gestes du sexuel et parfois même de l’industrie pornographique sans but sexuel aucun, sans autre objectif que de vendre ou de se vendre. Par exemple, les vêtements portés par les jeunes filles dans le magazine Lolita que décrit Daniel dans La Possibilité d’une île : « en feuilletant le magazine, j’avais quand même été surpris par l’incroyable niveau de pétasserie qu’avait atteint les publications pour jeunes filles : les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l’utilisation raisonnée des Chupa-Chups… tout y était » (2005 : 30). Le voici encore, décrivant le déroulement d’un concours de « Miss Bikini » sur une plage auquel il assiste par hasard :

l’une après l’autre, les filles s’avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte de danse érotique : elles tortillaient des fesses, s’enduisaient d’huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur soutien-gorge, etc. […] Je […] proposai [à Vincent] de partir au moment où la Russe fourrait une main dans la culotte de son bikini (2005 : 256-257).

Bruno a le même sentiment sur son époque hypersexualisée, érotisée tous azimuts. Le voici se remémorant un souvenir datant d’une dizaine d’années :

Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C’était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons; je rentrais déjeuner chez ma femme. […] [J]e n’avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort (1998 : 174-175).

Il semble bien que chez Houellebecq, si le marketing « d’avant » était celui de la simple qualité du produit, du service, de la personne, il est désormais celui du sexuel : pornographie, lesbianisme ou encore « SM » puissamment suggérés, le tout surplombé par la valeur-reine et la valeur sûre de l’érotisme absolument.

Les romans de Michel Houellebecq paraissent également identifier d’autres valeurs du marché de la surconsommation, que des humains de tout âge et de toute condition sont invités à adopter comme critères et comme habitudes de consommation, mais aussi tel un nouveau savoir-être défini par un goût constant et rendu naturel de jeunesse, de nouveauté, de variété et d’exotisme. Les valeurs commerciales de variété et d’exotisme s’illustrent pleinement par exemple chez notre auteur dans le tourisme sexuel. C’est d’ailleurs au sujet du tourisme en général de l’époque contemporaine que Peter Sloterdijk, dans Le Palais de cristal,fait cette réflexion : « aujourd’hui, le tourisme constitue le phénomène de pointe du way of life capitaliste » (2006 : 279). Un des exemples les plus parlants d’une telle assimilation des valeurs du marché au sein des relations humaines se retrouve dans le roman Plateforme : le touriste Robert s’exprime en consommateur hédoniste averti des femmes de différentes nationalités du monde qui se prostituent, tout comme il le ferait des vins ou des cafés du globe. Mais cette attitude du consommateur curieux et gourmand est loin de se réduire au domaine du sexe tarifé, là où la personne vendant son corps devient un produit et dispense un service à consommer.  Par exemple, Valérie, dans le troisième roman de Houellebecq, Plateforme, interroge une jeune Allemande sur ce qu’il conviendrait de nommer le « racisme positif » de nombre de femmes à l’égard des Noirs. Autrement dit, la discrimination des autres nationalités au profit des Noirs : « les Noirs sont décontractés, virils, ils ont le sens de la fête », lui répond-t-elle (2001 : 226-227). En somme, chez Houellebecq, métissages et « racismes » au sein du sexe tarifé comme des relations humaines mettent en évidence les valeurs de l’économie de marché s’infiltrant dans les relations de tout acabit tels lèche-vitrine et shopping, transaction sexuelle, commerce amoureux et relations intimes. L’œuvre houellebecquienne tire donc également sans complaisance sur les ressorts cassés de cette machine à consommer que sont devenues, sous son regard, les relations humaines en monde libre. C’est certes dans Les Particules élémentaires et dans La Possibilité d’une île que les ravages humains causés par la constante survalorisation de la jeunesse – ou plutôt sa suprématie – se révèlent les plus criants, les plus béants. On n’a qu’à penser au déclin puis au suicide d’Isabelle de La Possibilité d’une île et à la misère sexuelle de Bruno. Finalement, l’œuvre houellebecquienne fait ressortir les possibilités démultipliées de consommation au sens le plus large, pensées, manufacturées et érotisées-publicisées par un monde de libre marché intégral, amoral et sans limites. En même temps, tous ces possibles du centre commercial mondial écrivent les « lois tristes », dirions-nous, du libéralisme sexuel.

 

L’économie du capital érotique : pouvoir et pouvoir-faire, seigneurs et serfs 

Les belles personnes des pages houellebecquiennes telles Esther, David di Meola, Annabelle et Thomassen sont investies d’un pouvoir certain dans la société en général et auprès de leur entourage en particulier. Puisque Houellebecq problématise cette autorité détenue par ces gracieuses personnes, il nous est donné d’apprécier le départ, cruel, entre gagnants et perdants. Au sujet de la bourse des corps en monde libéré, il appert que le libéralisme constitue un féodalisme : des gagnants et des perdants, « seigneurs » et « serfs », pourrions-nous dire. Les premiers tirent les rennes de ce que Jean-François Ajavon nomme « sélection sexuelle » dont les derniers – personnages houellebecquiens – sont  tantôt seulement « témoins »  (Ajavon, 2007 : X) tantôt victimes. Et cette autre loi triste rend justement la nature abominable de cruauté à toutes les hauteurs : gazelles sauvagement tuées qu’observe Michel des Particules dans un reportage télévisé et serpents détestables après qui peste son demi-frère Bruno. La société est sans pitié lorsque ces hommes sont constamment rejetés. Gagnants et perdants économiques ou sexuels inspirent d’ailleurs cette remarque à Peter Sloterdijk dans son Essai d’intoxication volontaire : « [n]ous entrons dans une ère où la différence entre vainqueurs et perdants apparaît de nouveau avec la dureté antique, avec une cruauté préchrétienne » (2001 : 169). Les tristes lois houellebecquiennes se révèlent donc naturelles et culturelles, brutales et impitoyables, et se résument par le règne du plus fort, du plus viril, de la plus érotique. Par ailleurs, il semble que seul l’amour sincère se profile pour briser l’image de l’autre comme la stricte somme de sa valeur érotique et de ses défauts. Il nous apparaît très clairement que la figure houellebecquienne de l’amour authentique – c’est-à-dire pétri de respect, de compassion, de tendresse et de désir sexuel – semble un rempart contre un monde hostile pour les disgraciés. Plus qu’une « valeur refuge », l’amour chez Houellebecq se révèle toujours l’unique possibilité de rédemption, le seul espoir de réconciliation avec un monde étranger à soi parce que froid, hostile et cruel. Par exemple, dans La Possibilité d’une île, le « cœur vide » d’Esther qui n’est pas amoureuse de Daniel mais couche régulièrement avec lui non seulement détruit celui-ci – comme le dit son dernier clone dans son récit de vie – mais découvre devant ses yeux horrifiés le nouveau monde libre : l’amour comme vestige, le sexe tel un divertissement et comme « support publicitaire » (2005 : 411-412). Mais aussi, un monde que foulent des vies marquées par la quête effrénée et à vide du fun, de telles existences que Pascal Bruckner définit comme « un jeu pour lequel nous n’avons aucun prix à payer » (2000 : 114). Des vies sous-titrées par l’inconséquence en tout et l’imputabilité en rien.

Les narrateurs des Particules élémentaires remarquent dès le début de leur récit que « les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels [l]es contemporains [de Michel Derzinski] faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté » (1998a : 7). En effet, aucun des personnages houellebecquiens n’arrive à vivre durablement dans l’amour : derrière le suicide d’Annabelle et de Christiane, d’Isabelle puis de Daniel se profile l’échec de l’amour comme valeur transcendante. Tous ces personnages houellebecquiens se révèlent des éléments douloureusement représentatifs d’« un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre » (2001 : 349). Celui du marché en tout, donc de la féroce et mondiale compétition au travail comme au lit, où règnent les valeurs du jeune, du fun, du sexy, du frais, du neuf et des occasions rendues et voulues démultipliées de surconsommation. Un système qui a englouti tout le social modelé précisément par cette industrie de la surconsommation et qui est parvenu dans une large mesure à brouiller les valeurs morales – fondations de relations humaines viables – à force de développer une offre marchande qui désire vendre à tout prix et sans aucun scrupule. En effet, foncièrement amorale – et asociale et apatride ((Nous nous inspirons ici des paroles de Michel Chartrand prononcées dans un de ces discours en 1970.)) comme le capitalisme qui l’accueille et l’innerve – l’offre marchande fait miroiter un idéal de vie consumériste, hot, irresponsable et délétère, que personnifie parfaitement le kid définitif, tel que le voit Isabelle de La Possibilité d’une île à travers son magazine Lolita. « [C]e que nous essayons de créer, c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête du fun et du sexe : une génération de kids définitifs » (2005 : 36), fait-elle remarquer à Daniel. Puisque le marché de la surconsommation est arrivé à devenir une culture, ou plutôt la culture dominante mondiale, il constitue ni plus ni moins le système avec lequel il faut vivre. « [U]n système conçu pour nous détruire », selon Daniel (2005 : 386). Un « suicide occidental » (1998a : 237), de l’avis de Michel de Plateforme, sachant bien, comme toute l’œuvre romanesque de Houellebecq le figure parfois brutalement, que les valeurs vides de ce système s’insinuent dans les relations humaines pour les rendre « progressivement impossibles » (1994 : 16).

 

En développant une théorie du libéralisme sexuel dès son premier roman et en étendant celle-ci à toute son œuvre, Houellebecq est arrivé à problématiser de manière très concrète et crue la dévoration des relations humaines respectueuses, désintéressées et sanctifiées par les valeurs de compassion et d’amour sincère, par les non-valeurs du marché : jeunesse, divertissement, érotisme, exotisme, variété, sexe et fun. Artiste penseur, il promène un regard acéré et « intranquille » sur une société contemporaine marquée en quelque sorte par la chute d’un monde humain. Mais puisque les couples se disloquent en quelques mois et que les nombreux suicides viennent casser si vite les vies de souffrance, Houellebecq ne nous permet pas d’observer à moyen ou à long terme, et donc plus en profondeur, la déliquescence des relations humaines grignotées notamment par l’individualisme, l’égoïsme, le rapport calculateur à l’autre et le manque de compassion. Il compromet ainsi quelque peu son objectif avoué de situer, notamment par l’exploration des implications du libéralisme sexuel, son œuvre « au milieu du monde ((« Depuis Lanzarote [2000], il surtitre ses livres de fictions  » Au milieu du monde « », écrit Dominique Noguez dans Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, en parlant de l’auteur.)) ».

 

Bibliographie

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BRUCKNER, Pascal Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset, 2009.

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FINKIELKRAUT, Alain, L’humanité perdue. Essai sur le XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points, Essais », 1996.

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NOGUEZ, Dominique, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003.

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————————– Essai d’intoxication volontaire suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Paris, Hachettes Littératures, 2001 [1996].