Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

À l’hiver 2012 s’est tenu le premier groupe de recherche-création de l’UQÀM donné aux 2e et 3e cycles. L’objectif de ce groupe était d’interroger le processus de création littéraire dans le cadre d’une expérience de retrait. Nous le savons, le monde urbain postmoderne est saturé de signes (mots, images et sons); en ce contexte, le groupe avait comme prémisse l’idée que certains espaces et formes de retrait de ce monde urbain pouvait offrir à l’écrivain la possibilité d’une restauration du rapport à soi et au monde, et conséquemment concourir à la redéfinition de sa posture d’écriture. Est entendue par posture la manière qu’a l’écrivain d’envisager et d’investir son travail, le sens et la fonction qu’il lui attribue, les questions éthiques et esthétiques qu’il entend poser à lui-même comme à la société par le biais de son œuvre. Cette posture redéfinie par le biais de l’expérience du retrait sera ici abordée à partir de quatre réflexions issues de ce groupe de recherche : celle de Gabriel Beauséjour, qui aborde le retrait en regard de ses rapports avec la société capitaliste; celle de David Desrosiers, qui réfléchit, en deux temps, sur les conditions de retrait des camps de concentration et du Printemps érable;  celle d’Anna Vittet, qui aborde la question du retrait en lien avec la maladie; et finalement celle de Véronique Bachand, qui traite du retrait intérieur qu’offre la maison-atelier.  Ces quatre réflexions ont été élaborées à partir des trois expériences de retrait effectuées par le groupe, soit une demi-journée à la chapelle du Monastère des Carmélites (Montréal), une fin de semaine au Groupe Territoire Culturel (Laurentides) et trois jours à l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac (Estrie).

 Précisons tout d’abord que le terme « retrait », n’étant pas défini par un objet indirect ou par un complément circonstanciel (retrait de quoi? de où?), s’est pensé à partir de deux aspects en interrelation : le retrait de la société offre la possibilité d’un retrait de soi. C’est précisément cette double expérience du retrait qui permettrait à l’écrivain de définir un nouveau rapport à soi et au monde, rapport mettant directement en jeu sa corporéité, sa conception du temps et de l’espace, et plus globalement son système de valeurs. Certains aspects de cette double expérience peuvent être éclairés de façon intéressante par les études anthropologiques sur le phénomène du pèlerinage. Dans son livre Le phénomène rituel (1990), l’anthropologue Victor W. Turner reprend la notion de rites de passage d’un état à un autre avec les trois phases que Van Gennep (1909) a rendu classiques (séparation, marge/limen, agrégation) et s’attarde à dépeindre l’importance de la seconde étape, c’est-à-dire celle de la liminarité. Il exprime que cette phase, dont la valeur est la plus existentielle, correspond au moment où se vit le passage ambigu entre le détachement de l’individu par rapport à un ensemble de conditions culturelles (séparation) et le regain de sens (regrégation) surgissant après le rite ((Plus précisément, « Gennep a montré que tous les rites de passage ou de « transition » sont marqués par trois périodes : celle de séparation, de marge (ou limen, qui signifie « seuil » en latin) et d’agrégation. La première période (de séparation) comprend un comportement symbolique qui signifie le détachement de l’individu ou du groupe par rapport soit à un point fixe antérieur dans la structure sociale, soit à un ensemble de conditions culturelles (un « état »), soit aux deux à la fois. Pendant la période « liminaire » intermédiaire, les caractéristiques du sujet rituel (le « passager ») sont ambiguës ; il passe à travers un domaine culturel qui a peu ou aucun des attributs de l’état passé ou à venir. Dans la troisième période (réagrégation ou réintégration), le passage est consommé ». (Victor W. Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris, PUF, coll. « Ethnologies », 1990, p. 95-96.) )). À partir du principe selon lequel l’expérience du retrait inscrit d’emblée, pour l’écrivain, une rupture par rapport au quotidien et à l’ordinaire du chez-soi, il est possible d’effectuer, en regard des trois phases de Gennep, les corrélations suivantes : ce type d’expérience opère un détachement de l’écrivain par rapport à un ensemble de conditions culturelles (la phase de séparation), il offre en soi une expérience ambiguë à valeur existentielle (la phase liminaire) et le retour chez soi ouvre à un regain de sens, voire à une réorganisation de sa posture d’écriture (la phase d’agrégation); ce cadre anthropologique encadrera les quatre réflexions présentées ici.

 Le retrait absolu

Si, en apparence, l’expérience du retrait telle qu’abordée par Gabriel Beauséjour semble éloignée de toute considération rituelle, elle est pourtant comprise en tant qu’expérience dont les étapes recoupent celles énoncées ci-haut, expérience donnant la possibilité d’accéder au renouvellement du sens de l’existence. En effet, la réflexion de Beauséjour, qui s’appuie sur une compréhension sociologique de la société postmoderne occidentale analyse la négation de l’humanité se retrouvant dans les rapports qu’elle instaure avec individus. Puisque celle-ci impose son idéologie et ses lois, l’expérience générale, progressive, de retrait hors de la réalité sociale, dont l’acte créateur rend compte, y est alors pensé de façon absolue : un retrait en marge de la société, de l’histoire et même du corps, qui donne à l’écrivain la possibilité d’augmenter sa liberté; une forme de retrait qui aurait pour but la quête d’une essence intérieure au créateur, symboliquement au centre même de son être. Ce serait donc l’accession à cette essence, soit l’expérience de liminarité énoncée par Turner, qui soustrairait l’écrivain à la diminution de la puissance de penser des esprits qu’instaure l’idéologie néo-libérale capitaliste.

 Cette forme de retrait, donnant subséquemment accès à l’expérience liminaire, contiendrait cependant un piège annulant son propre but : en tant que plongée vers le centre de l’écrivain, ce retrait soustrairait celui-ci à l’altérité et donc « neutraliser(ait) toute discussion véritable entre les êtres sociaux ((Cette citation, ainsi que toutes les autres de cet article, proviennent des travaux de fin de session des quatre étudiants en question.)) », neutralisation qui serait le but de l’idéologie néolibérale contre laquelle, justement, l’écrivain tente de se soustraire. Comment, dans cette problématique, réinstaurer le rapport de l’écrivain avec sa société? Par le retour du retrait. En effet, le recul permettrait à ce dernier de réinvestir autrement son rapport à soi et au monde. La force et la vertu d’une expérience de retrait absolu dans le cadre du processus créateur, ainsi, ne seraient efficientes que dans la mesure où le retrait est temporaire, ce qui rejoint également la compréhension de Turner sur la troisième phase du phénomène rituel, à partir de laquelle le sujet réintègre sa société et régénère le sens de son existence. C’est donc dire qu’en regard du renouvellement de la posture de l’écrivain, l’expérience du retrait étudiée par Beauséjour ne peut être considérée que directement liée aux deux autres phases de la séquence de Turner, avec lesquelles elles forment le tout d’une expérience à la fois littéraire et existentielle.

Retrait extrême et retrait forcé

La réflexion de David Desrosiers rejoint à demi la conclusion de Beauséjour, en cela qu’elle s’est élaborée à partir de deux expériences distinctes : celle des camps de concentration, qui constitue une forme de retrait isolée, et celle de la grève étudiante du Printemps érable, qui fut pensée à la fois en terme de séparation et d’agrégation. La première expérience (liée au projet de thèse de l’étudiant, portant sur « la vie littéraire dans les camps de la mort ») constitue évidemment un type de retrait extrême. Le retrait y est forcé, et l’acte créateur ne peut s’y élaborer que dans une forme de retrait de ce retrait : dans la possibilité de reconstruire, par la création, un monde de rapports humains dans un monde anormal. Ce retrait dans le retrait a permis de faire intervenir dans la réflexion la dimension morale de l’écriture; la création étant ici perçue comme un geste de résistance, une affirmation de l’humanité par la création, cela malgré sa négation quotidienne.

Les événements du Printemps érable ont été l’occasion pour David Desrosiers d’amorcer une toute autre réflexion sur la question du retrait; réflexion sans aucun rapport avec le régime nazi. Ceux-ci furent plutôt pensés en termes de retrait forcé de la société. On le sait, celui-ci a entraîné une multitude de créations, notamment littéraires. Rompre avec la routine, avec les règles, prit ici une tournure radicale qui donna sa couleur et sa verve aux textes créés dans ce contexte. Contrairement à la réflexion de Gabriel Beauséjour où le retrait « neutralis(e) la discussion entre les êtres sociaux », le retrait collectif que fut la grève étudiante de 2012 a permis d’instaurer entre les grévistes (et grévistes-créateurs) de nouvelles bases communautaires, en plus d’avoir directement suscité leurs créations. Ces dernières réflexions sur le retrait du Printemps érable, qui correspondent à la seconde et surtout à la troisième phase de Turner, fournissent un tout autre contexte et une tout autre compréhension de la dimension morale du processus d’écriture abordée dans la première réflexion sur les camps de concentration : le retrait, ici essentiellement rassembleur et donc instaurant la réagrégation telle qu’exprimée par Turner, y est pensé comme possibilité de résistance en acte aux dictats néolibéraux de la société.

La maladie comme retrait

Toujours dans la lignée des retraits forcés, la réflexion d’Anna Vittet aborde la question de la maladie, celle-ci étant pensée comme provoquant ou accentuant le retrait. Puisque celui-ci est pris hors d’une séquence dans laquelle la guérison, et donc la réagrégation, aurait pu renouveler l’existence, quelle est donc l’incidence de ce retrait imposé et sans issue sur l’écriture? Vittet avance que ce type de retrait entraîne une création qui intensifie l’expérience de la maladie; le retrait étant alors vécu comme isolement. Face à la mort, l’écrivain est seul. Mais l’écriture, qui peut alors s’apparenter au journal (est retenu comme exemple probant le Journal de Marie Uguay) offre une façon de surmonter l’angoisse de la maladie, et de prendre du recul. C’est ainsi que l’acte créateur peut être vécu comme une forme de retrait par rapport à la maladie même, une forme de retrait dans le retrait, comme l’avait formulé également David Desrosiers. Si ce second type de retrait n’annule pas le premier (l’isolement provoqué par la maladie), il peut cependant être considéré comme moyen de se mettre en mouvement vers l’autre, le lecteur. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre que cette expérience particulière du retrait dans la création contiendrait, latente, la réagrégation de l’écrivain, le renouvellement de sens de son existence par « inclusion mutuelle de la guérison et de l’écriture, accélération de l’une par l’autre ».

Le retrait comme refuge

Ainsi, le retrait dans l’expérience même de la création peut aussi se comprendre comme un passage d’un état à un autre, ouvert sur l’inconnu et sa possibilité libératrice. Ce passage, qui correspond vraisemblablement à une quête de sens, serait ce qui mène à faire les choix qui surgissent constamment en écriture, tant au niveau des formes exploitées que des contenus exprimés. C’est précisément sous cet angle qu’est abordée, par Véronique Bachand, la question du retrait, qui contient en soi les trois phases élaborées par Turner. Son expérience s’articule à partir d’une conception tout autre que celles véhiculées dans les réflexions précédentes : ici, le retrait par et dans l’écriture constitue en soi un refuge où se retrouver, une « maison-atelier » à partir de laquelle l’écriture, tranquillement, peut se déployer vers le monde. Point d’ancrage nécessaire, où l’écrivaine peut s’approcher le plus possible du silence, qui constitue l’une de ses quêtes d’écriture, et où elle peut aussi retrouver son équilibre vital : « Alors je reste concentrée sur la manière de traduire en mots toute cette paix résidant dans l’horizon limité de ma cour arrière ». Afin de porter ses fruits, l’expérience du retrait, proche en cela de celle étudiée par Vittet, ne se perçoit pas comme devant être temporaire, mais au contraire comme ce qui, dans l’idéal, devrait pouvoir se vivre partout et tout le temps : « “Être sur la route sans avoir quitté la maison; être dans la maison sans avoir quitté la route”, dit une phrase tao-bouddhiste qui me revient souvent en mémoire ».

Le retrait : une expérience éthique?

Ainsi, faisant écho aux propos de Georges Steiner, selon qui l’œuvre d’art appelle à la fois à une rupture et une rencontre (Cité par Émond, 2011 : 34), l’expérience du retrait, abordée dans ce survol des réflexions ayant eu cours dans le cadre du groupe de recherche-création, interrogeait les conditions à partir desquelles il est possible, pour l’écrivain, de questionner ses habitudes, sa vision de lui-même et des autres, expérience nécessaire à une rencontre inédite de lui-même avec son œuvre et, ultimement, avec ses lecteurs. Comprises à l’aune des trois étapes du pèlerinage étudiées par l’anthropologue Victor W. Turner, ces réflexions portent non sur l’œuvre littéraire mais sur les étapes de son élaboration; elles abordent également les conditions de la création, ses préalables, son impact sur l’écrivain, sur ses rapports avec la société. Car si le divertissement (auquel nous sommes pour ainsi dire astreint dans notre monde postmoderne) « nous ramène sans cesse à nous-mêmes, ne nécessite aucune attention particulière, et nous sépare en fin de compte du monde » (Émond, 2011 : 34), l’expérience du retrait confronterait et ouvrirait l’écrivain à cette altérité qui pourrait constituer un gage de vérité et ultimement de responsabilité éthique, au sens où l’entend Yvon Rivard lorsqu’il parle des « œuvres nécessaires [qui] sont celles qui nous aident à passer du destin à la vie » (Rivard, 2010 : 12).

Références bibliographiques

ÉMOND, Bernard, Il y a trop d’images, Montréal, Lux, 2011.

RIVARD Yvon, Une idée simple, Montréal, Boréal, 2010.

TURNER, Victor W., Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990.