Il faut être toujours ivre, tout est là; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

(C. Baudelaire)

Le plancher a commencé à s’affaisser, dans un coin du salon, menaçant d’entraîner avec lui le reste de la pièce et nos deux corps incapables de se mouvoir. Benoît ne bouge plus, ne me répond plus depuis que ses gémissements ont succédé à ses éclats de rire. Il ne semble pas percevoir le danger. Complètement enivré par l’attrait du vide, il semble s’être détaché de cette vision qui a provoqué chez moi l’obsession et l’effroi. Ma vue s’est embrouillée. Seuls de rassurants éclairs de lucidité font surface par moments. Le pot de Nutella sur la table basse me rappelle l’échéance prochaine de cet état. J’en ai étendu plus tôt sur une tranche de pain pour masquer le goût de moisissure de ces champignons devenus maîtres absolus de la situation. Ne demeurent que ces divans où nous sommes assis et cette surface de bois encombrée de substances de toutes sortes, comprimés multicolores et poussière de nébuleuse. Le fossé devant nous a tout attiré en une fraction de seconde.

Ce n’est pas la première fois qu’une telle sensation d’impuissance face au mouvement du plancher m’envahit. Mais les circonstances sont différentes aujourd’hui. Il y a deux mois, assis au même endroit, Benoît m’a prévenu d’un changement dans la disposition des meubles, comme si la totalité de l’espace s’était déplacée de quelques pouces. Une modification perceptible seulement depuis un point d’observation fixe, grâce à une acuité visuelle accrue et à un élargissement du diamètre des pupilles. Malgré la ressemblance de ces deux instants, cette fois-ci, tout est plus distant et nous pouvons perdre le sens des choses par moments. Je dois apprivoiser cet état. La volonté m’a quitté entre deux souffles, la menace de la fin a tout avalé de mon sentiment de grandeur.

Nous avons absorbé une quantité raisonnable d’enthéogènes, rien pour justifier cette proximité de la mort qui a anesthésié Benoît et qui commence à m’angoisser. Il ne s’agit pas d’une surdose. Pas de douleurs abdominales, pas de bouffées de chaleur ni d’engourdissement de la bouche. J’ai néanmoins l’impression d’avoir glissé vers un endroit interdit, une sorte de couloir entre le réel et le refus de la réalité. Dans le coin du salon, l’affaissement a gagné l’ensemble de mon champ de vision et je crains désormais de m’y échouer. Les membres cloués au divan. La bouche pâteuse. Je pourrais tout aussi bien crever en avalant ma langue. Je dois pourtant assister à l’effondrement, j’en suis la cause. Je suis l’èche placée pour séduire le néant.

Je ne fais pas de cas du silence de Benoît. J’y suis habitué, il se fixe toujours aux surfaces dans l’ivresse. J’ai à nouveau perdu mon seul adjuvant dans cette guerre perpétuelle contre mes monstres intérieurs. Je suis le corps sacrifié devant l’armée religieuse de Tenochtitlan. J’ai consommé par plaisir, commis un délit impardonnable à leurs yeux. Je serai immolé et Benoît demeurera inerte, comme s’il acceptait le destin. Je m’enfonce encore plus profondément dans le divan, pour gagner quelques secondes peut-être avant d’être anéanti. Ma volonté ne vaut plus rien désormais. Mon esprit tente de s’accrocher à un espoir disparu depuis longtemps, et devant cette impossibilité mes jambes recommencent à trembler.

Comment puis-je être ainsi possédé par l’angoisse, après toutes ces soirées passées à exercer mon instinct de survie? Hier encore, j’ai prouvé que j’étais supérieur à la mort, après avoir avalé et inhalé des quantités inhumaines de comprimés et de poudre céruse. Et aujourd’hui, le peyotl noyé dans le chocolat praliné menace de me faire disparaître dans ce fossé immonde.

*

Un mois de juillet, en pleine canicule montréalaise, l’envie de quitter la médiocrité m’avait poussé à dire oui, pour la première fois, à l’ivresse narcotique. Un prélude aux excès subséquents, un penchant symptomatique pour la fuite. Je voulais connaître la liberté absolue, la chute des barrières de ma conscience. Le sentiment d’être supérieur à l’être commun. J’ignorais encore les limites de mon corps et les contraintes du réel. Je cours encore quatre ans plus tard, comme s’il était possible d’atteindre quelque chose de mieux. À trop vouloir m’élever au-dessus de moi-même, j’ai déboulé tous les étages de ma tour de Babel et je fais maintenant face à la menace de m’effondrer avec le reste du salon. Me retrouver dans l’oubli ou dans la mort. Ne plus être unique. Vivre l’échec prédit depuis le départ.

Dernièrement, Benoît m’a dit que nous devions être conscients des risques de l’ivresse et admettre notre faiblesse face à la mort à chaque instant. J’ai fait peu de cas de sa remarque. La lucidité m’avait alors déjà quitté, sous le poids des bouffées de White Widow.

White Widow

Souche de cannabis créée par le producteur australien Scott Blakey. Elle est reconnue pour sa forte quantité de trichomes blanches et sa grande puissance.

Une seule expérience, deux heures de détachement total, des hallucinations récurrentes. Flash-backs durant plusieurs jours.

J’aurais probablement réagi plus vivement un soir autre que celui-là. Sous l’emprise d’autres substances, j’aurais senti plus vivement le regard de Thanatos posté derrière mon épaule. J’ai ri des craintes de Benoît, je lui ai dit que nous étions supérieurs aux drogues consommées, que nous dirigions chaque vol et choisissions le cours des choses. Benoît a fait semblant d’acquiescer. Depuis j’ai songé à cette fin possible. J’ai admis la fragilité de ma toute-puissance assumée. Le seul fil qui la tenait en place menaçait de se rompre à tout moment. Mais la crainte n’a pas su freiner mes excès, aussi ai-je multiplié les doses de drogues absorbées et la fréquence des conquêtes d’un soir, partenaires ponctuels de mes états seconds. J’ai rencontré Benoît de cette manière, dans une soirée où je m’étais rendu, complètement intoxiqué. J’avais l’habitude de boire des quantités phénoménales d’alcool pour ensuite me remplir le nez de cocaïne. Cela produisait du cocaéthylène. Ce nom complexe me donnait à lui seul l’impression de planer un peu plus haut.

Cocaéthylène

Substance psychoactive obtenue par mélange de cocaïne et d’alcool. Elle présente une activité et une toxicité proches de celles de la cocaïne, avec une demi-vie prolongée.

A accompagné plusieurs soirées à l’automne 2008, incroyables mélanges explosifs. En décembre de la même année, j’ai fait des anges dans la neige, complètement nu. 

J’étais allé à cette soirée, car je savais que j’y trouverais facilement un gars pour inhaler quelques lignes avec moi et me sucer par la suite. J’ai perdu de vue cet objectif lorsque je suis tombé sur Benoît. Il m’a proposé de partager son joint avec moi, un truc dément, du Grand Daddy Purple.

Grand Daddy Purple

Type de marijuana parfois utilisé comme sédatif médical. Il contribue à une sensation de chaleur corporelle et à une forte augmentation de l’appétit.

Incapable de refuser un tel élan de générosité, j’ai fumé avec lui. Pendant ce temps, un mec d’à peine dix-huit ans se frottait contre moi pour essayer d’attirer mon attention. J’étais beaucoup trop absorbé par mon high pour me laisser distraire. Ainsi je discutais avec mon nouvel ami de la beauté de l’ivresse et de notre haine partagée envers cette société incapable de saisir la grandeur de nos esprits et la noblesse de ces révolutions mises en branle à quatre heures du matin dans des salons d’Hochelaga-Maisonneuve. Nous nous voulions Che Guevara modernes, artisans de l’avenir aux narines ensanglantées et aux poumons encrassés. J’ai commencé à voir Benoît régulièrement, renouvelant chaque fois les horizons innombrables offerts par tous les sachets et pilules. J’annihilais toutes mes économies pour ces heures passées à me sentir immense parmi la laideur du monde. Chaque trip était différent et forgeait l’envie de recommencer le lendemain soir. Nous nous épuisions au fil des expériences, nous étions faits pour l’irraisonnable. Un soir, cependant, j’ai cru avoir franchi une limite, après avoir gobé une dixième capsule de MDMA.

Je tentais de retrouver la sensation de ma première ecstasy, euphorie des sens à fleur de peau. Je cherchais à revivre la seconde jouissive où j’avais été transporté par le courant d’air d’un métro. J’idéalisais cet instant microscopique encore vif dans mon esprit, ce point d’origine que je voulais recréer sans jamais y parvenir. Alors j’accumulais, j’exagérais, dans cette entreprise malsaine et déraisonnée. Jusqu’à ce soir-là.

Méthylène-dioxy-méthamphétamine

La MDMA exerce un effet stimulant sur le système nerveux central et possède une faible action hallucinogène, décrite plus exactement comme une stimulation de la conscience sensorielle.

17 juillet 2007, premier trip, découverte de l’extase ultime, début du désir de consommer toujours plus.

22 mars 2011, record de consommation, entremêlée de THC inhalé. Baisé avec Jonathan pendant des heures, sans jamais pouvoir éjaculer. Hospitalisation, trois jours de dialyse.

J’ai passé deux semaines sans revoir Benoît, sans consommer. J’avais perdu le goût de manger, comme si mon corps avait abdiqué et se laissait périr. J’ai dû me résoudre au soluté et au cathéter, m’accordant le temps nécessaire pour me refaire des forces. Il fallait continuer, je devais surmonter la lâcheté de mon corps et ne pas abandonner Benoît, lui qui fumait joint après joint en attendant mon retour pour orner sa table basse de sachets de poudre blanche. J’ai fini par obtenir mon congé et j’ai aussitôt passé quelques coups de fil afin de mettre la main sur des friandises. Mais cette fois-là, je voulais autre chose, je me disais qu’il valait peut-être mieux s’enivrer autrement, avec des substances plus « naturelles ». J’ai réussi à trouver huit grammes de champignons magiques. J’ai acheté du pain et du Nutella au dépanneur, puis je me suis rendu chez Benoît qui n’en pouvait plus d’avoir patienté si longtemps, mais qui faisait comme si de rien n’était pour ne pas paraître trop sensible.

Quand Benoît a vu les champignons magiques, il s’est tout de suite dirigé vers sa collection de vinyles pour en sortir le disque éponyme d’Harmonium. Nous nous sommes installés sur les deux divans du salon. J’ai préparé les tranches de pain au chocolat et aux champignons que nous avons englouties en quelques bouchées pour ne pas subir leur goût. J’ai ensuite attendu que le nœud dans l’estomac fasse place aux hallucinations, les yeux rivés sur le coin de la pièce. Après une demi-heure, celle-ci s’est mise à bouger. Je cherchais à me rassurer en parlant avec Benoît, mais mes questions ne trouvaient pour réponse qu’un silence devenu inquiétant. Benoît ne bougeait plus depuis un moment.

*

Je ne peux rien faire pour vaincre l’effondrement du plancher. Une part de moi accepte ce destin avec une forme de sagesse nouvelle, une résignation muette et sereine. Mais à dire vrai, je n’ai jamais eu aussi peur de la mort. Elle n’a jamais semblé si réelle, si tangible. Si déterminée. Je n’ose même pas baisser le regard pour voir jusqu’où se rend le fossé. L’espace occupé par les divans est le seul élément encore intact du salon. Plus que quelques secondes avant la chute. Je ne respire plus. Mes jambes ont cessé de trembler.

Bientôt disparaîtra l’écran de fumée qui ne me laisse pas voir au-delà de ce trou morbide. Je me lèverai du divan pour aller rejoindre Benoît, encore prisonnier de l’autre pôle de la pièce. Je lui secouerai l’épaule pour susciter une réaction qui ne viendra pas. Le désastre paraîtra alors évident. À force de défier la mort, de nous moquer d’elle, elle saura nous faire regretter nos affronts et tracer son chemin pour annihiler le peu de vie qu’il reste en lui. Après avoir escaladé les plus hauts sommets. Après s’être crus invincibles. Débouler jusqu’au néant. Disparaître.

Benoît aura péri sous mes yeux impuissants. Et moi, je regarderai les comprimés sur la table basse, ma seule issue dans cet acharnement. J’avalerai le tout avant d’appeler une ambulance. Les secours nous trouveront sur le divan et tenteront de nous réanimer. Pour Benoît, ce sera peine perdue. L’effondrement l’aura entraîné. Pour moi, je l’ignore encore. Je commence à glisser dans le vide, incapable d’empêcher le glissement de mon corps inerte. Incapable de me battre. Impuissant.