C’était plus simple avant. Les jours portaient une constance, une uniformité qui se traduisait dans mon équilibre. À quel moment ai-je perdu pied exactement? La réponse ne vient pas, elle ne viendra peut-être jamais. Ma seule certitude est celle d’avoir en moi quelque chose d’infâme, une force qui surgit sans crier gare et me pousse chaque fois à retomber du mauvais côté de ma vie.

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À Montréal, on a lancé des balances par la fenêtre, pour mon bien, m’a-t-on dit. N’empêche, c’est dangereux, lancer des objets comme ça; un passant pourrait être blessé. Vous voyez, je fais des blagues avec des choses sérieuses. Mécanisme de défense, selon le psychiatre. Je me suis mis à rire pendant qu’on me conduisait contre mon gré à l’hôpital.

Cathéter, monsieur Lessard. Sérum, monsieur Lessard.

Radiologie, échographie, résonnance magnétique. 

On en fait du chemin parfois. Pourquoi? Le corps avant la tête, n’est-ce pas? Combien de temps avant de découvrir que c’est le cerveau qui me faisait du mal. Et là, les grands moyens. Gavez-moi, je vous cracherai au visage. Non, ils ont tout prévu. Ils me ferment les lèvres de force et attendent. Et je cède. Déglutis. Désespère.

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Will, tu consommes pas pour les bonnes raisons.

C’est quoi, au juste, les bonnes raisons?

Faut que ça te pogne en dedans, faut que tu sois déjà libre avant, pour que ça
t’exacerbe les sens.

Mais je le sais, je le ressens aussi. La peau qui frémit au moindre contact, la chair de poule qui survient à tout moment, qui te fait presque jouir. Je connais aussi cet état de contemplation lorsque la musique te submerge dans son tourbillon. Je l’ai sentie me pénétrer depuis le pavillon de mes oreilles. J’ai été fasciné par son passage dans mes tympans qui se mouvaient au rythme des décibels. Cette impression de l’avoir possédée, la musique, quelque part dans le cerveau. Et les images, la réalité tordue devant mes yeux, mouvante, étourdissante. Tu vois, j’ai vu plus que tu ne le crois.

 Qu’est-ce que t’attends pour être bien dans ta peau, d’abord?

On ne peut être bien dans de la peau. C’est épais, c’est chaud et humide. Pour être bien, il faudrait commencer par l’amincir, en faire un voile plutôt qu’une barrière. Tout ce poids à traîner, ce n’est pas facile. Parfois, on transperce la chair, mais ça revient toujours, ça ne veut rien savoir des fissures.

 Tu réponds jamais à mes questions.

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Vos reins, monsieur Lessard, ça ne va pas du tout.

Douze heures pour se faire dire ça. Mes reins. Ça sert à quoi, au juste? C’est flou, des reins. Des organes abstraits, dans le dos en plus. Gainsbourg en tête. Sans eux, plus personne pour aller et venir en moi. Qu’ils me les enlèvent, s’ils sont en si mauvais état.

Dialyse pendant trois jours. Nous vous gardons ici. Après…

…on verra. Mon grand-père, lui, ça l’a tué, les reins. Enlevez-moi ça.

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Jour X. Je commence à écrire. C’était bien cette fois-là, à l’hôpital, avec le cathéter qui engourdissait encore mon bras. Ça puait, l’hôpital, une odeur de surfaces aseptisées et d’effluves de parfums cheaps. Des infirmières bouquets de muguets. Mais quand on écrit, on ne respire plus. Ou presque. On oublie le corps, on déjoue les docteurs névrosés qui veulent recoudre les blessures et te noyer dans le sérum. J’ai découvert que je savais écrire, sur un lit d’hôpital placé dans un corridor parce que les chambres ne s’obtiennent jamais sans peine.

Je n’ai pas suffisamment d’ordre dans les idées. Je m’éparpille, je ne sais pas raconter. Écrire comme on pense, c’est traître. On dit n’importe quoi et après ça on se fait critiquer de manquer de cohérence. Mais on s’en fout.

On écrit. J’écris. Des mots décousus, des phrases qui sonnent bien. L’infirmière qui passe à côté du lit m’ignore et c’est tant mieux. Elle aurait beau s’intéresser à moi, je m’en balancerais. Ce n’est pas fameux, ce que j’écris. On m’a dit plus tard que ça vient avec l’équilibre, que j’écrirais mieux si j’allais mieux. Si j’étais plus « en santé ». Dans leur langue, ça veut juste dire « plus gros ». Parce que je suis malade et les gens n’aiment pas ça. Ils ne comprennent pas. Et ils digèrent mal leur ignorance lorsqu’ils en prennent conscience.

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Sexe. Ne plus vouloir de sexe. Au moment où je suis enfin bien dans mon corps, je me transforme en ascète. Plus de désir, un mépris pour la bassesse des humains, l’aspect bestial de leur sexualité. Je ne fais plus l’amour qu’à moi-même. Mes doigts glissent sur les côtes devenues saillantes. Je jouis. Dans ma tête. Mais cette dernière est dysfonctionnelle. Elle ne contrôle plus rien d’autre. Elle s’emporte, se fait envahir par des émotions puissantes, conflictuelles. Sans arrêt.

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Des heures passées sur Wikipédia, à engloutir les noms de symptômes. Détaché. Je me nourris de concepts. La concrétude émerge, mais c’est un autre que je vois. Je perds ma densité. Mon corps se couvrira de lanugo, un duvet comme celui d’avant la barbe. Il le produira pour pallier à l’absence d’énergie, pour se protéger de l’hypothermie. Mes mains et mes pieds bleuiront, se tacheront d’acrocyanose. Mon teint perdra sa blancheur pour devenir orangé, carotinémique. Ou peut-être verdâtre, à cause de l’anémie. Mon cœur perdra sa constance et sa force, il cédera à l’arythmie. Et du haut de cet amalgame de symptômes, je frôlerai l’abîme, sourire aux lèvres. Fier.

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Toute-puissance. Je domine mon univers. Lance des pierres par les fenêtres en espérant blesser des ombres. Regarde le ciel et n’en perçoit plus l’immensité. Il n’est plus qu’un simple accessoire que je porte sur moi comme une couronne. Je suis au centre de tout.

Tu deviens complètement débile, Will.

Donne-moi la paille, c’est à mon tour.

Et j’inhale, je nourris mes poumons, j’exulte. Je reprends le mouvement. Précis. Machinal. Je nettoie, j’ordonne, je plie et déplie les surfaces de l’appartement pour qu’elles atteignent la perfection que je cherche partout.

T’en fais pas. Tu devrais plutôt être heureux pour moi.

Regarde. Regarde, je suis heureux. 

Mais quand tu vas être sobre, quand tu vas avoir faim, tu seras plus heureux.

Je ne l’entends plus. Je suis bien et je tourne sur place. Je danse avec moi-même. Je contracte mon corps et étire chacun de mes muscles. Je sens mes nerfs cheminer dans mes membres avec tout leur lot de messages. Ma peau s’électrifie. Et j’inhale à nouveau, un peu plus cette fois. La poudre me brûle les narines, un mucus intoxiqué me coule dans la gorge. Un goût horrible, nécessaire.

Viens. Danse avec moi, s’il te plaît.

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Fermer les armoires. On a mis des cadenas partout ce matin, Michelle et moi. Elle est arrivée de Syracuse hier et on est allés courir avant de se coucher, puis à nouveau en se levant. Michelle Bobe, je l’ai connue sur Live Journal, dans un forum de discussion pro-ana. Vous pouvez aller voir son profil Facebook, je suis certain que vous la reconnaîtrez, avec ses traits fins et ses cheveux noirs ibériques. Avant qu’elle vienne ici, on a discuté de nos démarches, de nos échecs et de nos succès. Elle réussit bien mieux que moi. Elle maîtrise le calcul calorique et je compte m’en inspirer. Avec elle, tout est pensé minutieusement. Ce matin : une pomme. Ce midi : un bol de soupe aux légumes sans bouillon gras. Ce soir : une salade de légumes sans vinaigrette. Enfin, non, du jus de citron en guise de vinaigrette. Après deux jours, mon corps s’adaptera et je n’aurai plus faim. L’estomac rapetisse, il peut devenir aussi petit qu’une clémentine. Alors on se contente de peu. Alors on devient expert.

Michelle est admirable pour sa constance. Moi, il me semble, je ne suis jamais le même. Et la routine refuse de me coller à la peau.

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Visite de ma mère. Trois épaisseurs de chandails. Stratagème. Maman ne voit pas tout le poids que j’ai perdu. Elle m’aime trop.

Papa, lorsqu’il visite, me félicite pour ma perte de poids. Quand je pense que t’étais tout grassouillet quand t’étais plus jeune. Il croit que c’est le végétarisme qui m’a rendu mince. Moi, je trouve ça drôle, parce qu’il me parle souvent des troubles alimentaires de sa blonde. Il dit que c’est le rapport à la mère qui est en cause dans ces troubles. Une privation du lait maternel. Une déformation du goût de vivre. Je n’y crois pas tellement. Ma mère m’a allaité pendant deux ans, ça ne fonctionne pas pour moi, ces théories. À moins que ce soit trop, deux ans, et qu’après ça on n’en veuille plus, de la nourriture. Fatigué de toujours répéter les mêmes actions. Saturé.

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Au cégep, les autres étudiants ne me parlent plus. Ils le faisaient jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus d’argumenter avec moi. Puis je deviens méchant. Parce que c’est plus facile de se sauver des gens lorsqu’on les insulte à répétition. Ils en oublient ce pour quoi ils m’ont abordé. Je ne suis plus leur ami. Je ne suis que le gars qui se cache à l’arrière de la classe. Avec son sac sur le coin du bureau, pour pouvoir sniffer aux trente minutes sans que personne ne me voie.

Un jour, je fais l’erreur d’envoyer un courriel à ma prof d’anglais. Dans un de ces moments de détresse devenus de plus en plus fréquents. Je lui dis que je ne vais pas bien, mais que tout va se redresser bientôt. Elle est gentille, elle m’invite à venir lui parler à son bureau. Je ne le fais pas. Je regrette de lui avoir écrit. Heureusement, elle me laisse aller. Et elle n’en parle à personne. Mon secret est en lieu sûr.

À l’université, la même histoire. Cette fois-là, c’est à une prof de littérature que j’écris, une excentrique comme ma mère. Sa réponse me surprend. Elle s’en lave les mains, elle me réfère au service d’aide psychologique. Je change de cours.

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Chez Colin, en décembre, on meurt de froid. Le radiateur ne fonctionne plus depuis deux jours. On fabrique un tipi avec des couvertures et un chevalet. Dans notre abri d’occasion, on installe une petite chaufferette. Des gouttes de sueur se mettent à couler du front et des aisselles. On ouvre et referme le tipi en alternance. Le mouvement suit celui de la musique de Infected Mushroom qui joue sur le portable. Je vois de plus en plus flou. Les chocs thermiques m’étourdissent. J’hallucine. Je fixe Colin, comme s’il devait m’expliquer pourquoi je me sens comme ça. Il dérive lui aussi.

I didn’t think LSD was so intense, man.

Moi non plus. Ma peau devient étrangère. Je glisse les doigts sur mes bras et c’est comme si je touchais quelqu’un d’autre. Je ne vois plus que Colin. Ses yeux immenses. Noirs. Comme si ses pupilles avaient tout avalé. Tout le reste se met à tourner et la musique circule sous ma chair, comme entremêlée à mon sang. Colin est complètement immobile. Il me regarde depuis deux minutes, sans même cligner des yeux.

I see fear, anger, and judgment.

Et moi, lorsque je me concentre sur le centre de ses yeux, je vois mon image. Une version identique de moi. La laideur en plein visage. Je dois m’anéantir.

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Quand mon père avait mon âge, il a essayé la mescaline. Il se promenait sur la rue Saint-Jean et tout à coup il s’est mis à se diviser. Derrière lui, sur le trottoir, des milliers de versions de lui-même. Mais pas une seule dans laquelle il se reconnaissait.

Moi, je me suis détruit, dans le tipi. J’ai assassiné ma vision. Elle portait ce que voyait Colin. Elle devait ne plus revenir. C’est pourquoi je l’ai transpercée et regardée se vider de sa matière. Couler dans un torrent, entre les lattes du plancher de bois.

Depuis deux semaines, je ne parle à personne. Je vais à l’école comme d’habitude, mais je ne réponds pas aux appels de ma mère, ni aux courriels de mon père.

Quand on a tué ce qui nous occupe tout entier, que reste-t-il?

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Déjà quinze jours de mutisme, depuis la soirée avec Colin. Ce matin, je me suis réveillé avec l’estomac qui brûlait. Je n’ai pas cherché à le tromper en avalant deux litres d’eau comme d’habitude. J’ai mangé. Sans même y penser. Comme si 2008 n’avait été qu’un mauvais rêve. J’ai mangé.

Peut-être que les choses surgissent sans prévenir, sans cause précise. Un jeu du hasard. Comme passe le temps, le mal s’amenuise et on retrouve la constance d’avant. Et on relègue tout ça au passé, au domaine de l’anecdote, en attendant d’être happé  de nouveau.