[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.[/information]

En me réveillant aujourd’hui, j’ai testé l’étendue de mon corps. Je m’explique. Je possède un réveille-matin bavard. À six heures trente, chaque matin sans faute, il se met à babiller. Sans arrêt. Je me fais un honneur de me foutre de ce qu’il me dit, mais ça ne l’empêche pas de m’abreuver de rires et de discours. Pour le faire taire, une épopée se met en branle : je dois rouler jusqu’en des contrées inconnues (le côté droit de mon lit), exposer mon bras à un froid sibérien (le sortir de sous les couvertures), soulever une peau de bison (enlever le chandail recouvrant le réveille-matin) et assommer la bête (appuyer sur snooze). Mais aujourd’hui, jour pourtant comme tous les autres, j’ai eu un moment d’audace. Sans me rendre de l’autre côté de mon matelas, j’ai essayé d’atteindre du bout des doigts mon ami jacasseur. J’espérais, dans l’ivresse d’un restant de sommeil, que ma main allait s’étirer au-delà de mon corps pour arrêter le vacarme radiophonique. Espoir vain, bien sûr, puisque j’ai dû quand même m’en rapprocher pour obtenir le silence. Cette expérience presque transcendantale m’a cependant conduit vers une piste de réflexion sur trois œuvres à l’étude. En y repensant bien, L’Inconnu du Nord-Express (Patricia Highsmith, 1951), Les Gommes (Alain Robbe-Grillet, 1953) et Meurtres à blanc (Yolande Villemaire, 1986) explorent à leur façon les limites du corps qu’est le roman. Cette fois-ci, je tiendrai le rôle de ce réveille-matin loquace et vous exposerai comment ces œuvres poussent contre les frontières du genre policier et du roman narratif standard.

En bon engin matinal, je vous informe que le roman policier sera entendu comme « une histoire dans laquelle un crime est commis et dans laquelle un policier ou détective est chargé de découvrir le coupable » (Serge Bergeron, 1988 : 71). À priori, les trois œuvres du corpus devraient se lire comme tel. Et pourtant, on assiste ici à une rupture avec le genre préféré d’Agatha Christie.

Dans L’Inconnu du Nord-Express, il y a meurtre (et pas qu’un seul!), enquête et arrestation. Jusqu’ici, rien de scandaleusement déviant. Mais on remarque une distance avec le genre policier dès qu’on prend le temps de comparer l’œuvre aux « 20 règles du roman policier » de S. S. Van Dine (2006). Ces règles parues en 1928, « qui se veulent d’abord [descriptives] », comme le fait remarquer Pierre-Luc Grenier dans son mémoire, « en viennent à revêtir un caractère normatif qui conduit par la suite à l’uniformisation du genre » (2011 : 9). Et puisqu’elles sont à la base de notre perception contemporaine du roman policier, elles sont utilisées ici comme comparatif principal. Seulement, chez Highsmith, plusieurs de ces règles ne sont pas respectées, ce qui éloigne l’œuvre du genre. Par exemple, Van Dine stipule en premier que « [l]e lecteur et le détective doivent avoir des chances égales de résoudre le problème » (Van Dine, 2006 : 60).  Cependant, comment résoudre un problème dont on connait la solution au départ? En effet, Highsmith commence son roman avec la rencontre de Guy et Bruno, les deux assassins du roman. Le premier incitera le second à commettre un assassinat. Ensuite, en quelques pages seulement, leurs plans sont exposés et le lecteur assiste à la mise en action de leurs meurtres! Le reste du récit s’articule sur le débat intérieur à la suite du crime. L’œil du narrateur demeure donc braqué sur les deux protagonistes, déconstruisant le suspense propre au roman policier, à savoir la question : « Mais qui a tué X? » Certes, le roman se solde par l’arrestation du meurtrier par le détective, mais cela ne va pas sans briser d’autres règles de Van Dine, notamment en introduisant non pas un seul, mais deux assassins (règle 12). Bref, par cette focalisation sur les deux meurtriers, Highsmith rompt avec Van Dine et joue donc avec les règles du genre en proposant une nouvelle vision : assister à la naissance du crime ou comment un homme sans histoire devient un malfrat.

Robbe-Grillet, dans Les Gommes, bouscule davantage le genre policier en se permettant un regard panoramique sur les actants d’un (pseudo)meurtre. En effet, Robbe-Grillet ne se gêne pas pour entrer dans la tête de tous les personnages, tuant à petit feu le suspense. La victime (qui n’en est pas une), le détective, le criminel, le témoin, le chef de la police, le patron hors-la-loi, la personne extérieure au conflit, l’adjuvant… tous deviennent narrateurs. Ceci vient bien sûr enfreindre à nouveau la première règle de Van Dine, puisque le lecteur est rapidement informé sur le rôle de chaque actant, notamment celui du criminel. Cependant, Robbe-Grillet rompt davantage avec les règles du genre en donnant au lecteur, mais pas au détective, la solution de l’énigme. Le fait que celui-ci échoue à trouver le coupable enfreint les règles 4, 5 et 6. Également, le roman se base sur une absence de cadavre, ce qui est proscrit par Van Dine (Pour votre enrichissement personnel et sans m’éterniser, voici une liste des règles que le roman de Robbe-Grillet ne respecte pas: 1, 2, 4, 5, 6, 7, 9, 12, 13, 16, 17, 18, 20). En plus, à la fin de l’œuvre, un grand jeu de chaise musical a lieu : tout le monde change de place! Le miraculé devient la victime d’un autre crime, le détective devient le meurtrier, le paresseux résout l’énigme et le criminel s’en tire avec une bonne frousse. On comprend donc que, par ce non-respect du genre, le but de Robbe-Grillet ne semble pas être le haletant suspense de la recherche du meurtrier. Dans cette œuvre, il a plutôt opté pour une exposition des différentes implications possibles dans un crime, présentant l’humain derrière la scène d’un assassinat. Il rejoint par cette vision notre sympathique Highsmith et jongle avec les éléments du roman policier.

Meurtres à blanc, de son côté, prend littéralement les quilles du jongleur et les fait fondre avec un briquet pour voir quelle forme elles vont prendre. Ainsi Villemaire fait-elle éclater le genre policier. Tout d’abord, elle prend soin de ne pas respecter les vingt règles de Van Dine en ne révélant jamais la clé de l’énigme (règles 1, 14 et 15), en présentant une histoire amoureuse (règle 3), en introduisant une protagoniste détective apeurée, pourchassée et meurtrière (règles 4 et 6) et j’en passe (liste des règles enfreintes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 10, 12, 14, 15, 16, 17, 19, 20). Ainsi, l’enquêteuse chevronnée du début du roman devient une réfugiée ayant assassinée son amant et fuyant la réalité dans l’écriture d’un récit. Elle sera finalement victime d’un crime mystérieux. Contrairement à Highsmith et à Robbe-Grillet, Villemaire bombarde le lecteur de coups de théâtre, où les personnages se retournent comme des gants. Ainsi, si L’Inconnu du Nord-Express et Les Gommes ont la gentillesse de répondre aux questions du lecteur, Meurtres à blanc se montre rebelle et nous laisse sur notre faim (ce qui arrive rarement dans le roman policier) : Marie, la protagoniste, meurt-elle réellement? Qui est réellement Caroline, l’héroïne du récit composé par Marie? Pourquoi Marie est-elle la cible de ces attentats? Rien ne se résout à la fin. Pire, comme chez Robbe-Grillet, tout se confond et les rôles types (victime, criminel, détective) fusionnent dans le caractère de ladite Marie. Alors, ce roman est-il policier en fin de compte? Le but de Villemaire en écrivant cette œuvre ne peut pas être de nous raconter une histoire policière (d’autant plus que l’histoire en parallèle avec Caroline rompt constamment la trame narrative et n’a rien à voir avec les règles du genre policier de Van Dine). Ces procédés d’écriture nous révèlent donc davantage une étude sur le caractère humain en situation improbable qu’une écriture policière.

Somme toute, ces trois œuvres dérogent, de près ou de (très) loin, de la forme du roman policier de Van Dine. Les auteurs en repoussent les limites et explorent la scène de crime sous différents angles : le criminel, le détective, la victime. Bref, ils montrent quelque chose de nouveau. Et pourquoi ne pas manipuler les frontières de cette chose difficile à cerner qu’est le roman? Justement, si les œuvres déforment le roman et en élargissent les horizons, il faut savoir ce qu’est sa forme canonique. Donc, je me baserai sur la théorie du schéma narratif quinaire de Paul Larivaille (état initial, détonateur, action, conséquence, état final) pour comparer les œuvres avec le roman standard (2006 : 153).

Parmi les trois œuvres à l’étude, celle de Highsmith est la plus près du roman tel que vu par Larivaille. Tout se passe selon l’ordre du schéma quinaire. Mis à part le fait que l’état final soit tronqué, tout est en règle, tout va bien. Mais Highsmith se permet quand même une entorse : la focalisation varie. Parfois, on retrouve Guy sous la loupe du narrateur, parfois Bruno prend sa place. On va même (plus rarement) vers les autres personnages. Cette démarche dédouble le schéma de Larivaille et crée plus d’une histoire parallèle. On perd alors le canon du schéma quinaire, où tout se passe dans un ordre précis en un seul exemplaire.

On s’éloigne de Larivaille à vitesse grand V avec Robbe-Grillet. Si Highsmith conserve une chronologie claire et un regard extérieur facile à identifier, on retrouve dans Les Gommes un jeu un peu plus complexe avec le lecteur. L’histoire change constamment de focalisation, passant par Wallas, Garnati, Bona, Dupont, Laurent, etc. Et ces changements ne se font pas doucement : les conventions ne sont pas claires et demandent un travail du lecteur pour identifier les changements de personnages, pour savoir si on lit la description d’un fantasme ou de la réalité, etc. Ces dérangements impliquent des trames narratives passant d’une histoire à l’autre sans toujours marquer un état initial, un détonateur ou même un état final. Donc, avec Robbe-Grillet, les pratiques du roman plient et bougent.

C’est toutefois Villemaire qui brusque le plus ses lecteurs. Dans Meurtres à blanc, on se détache de la forme standard à coups de hache : les retours en arrière, les distinctions entre le réel et l’irréel, les différentes trames du récit, la distinction entre le récit enchâssant et celui enchâssé… Tout est flou, tout change et rechange. Les variations de lieux et de temps se densifient, se rapprochent de l’abstrait et empêche parfois de comprendre ce qui est état initial, détonateur ou action : des situations se déclenchent sans se résoudre. À la toute fin, alors que rien n’est résolu, on peut même se demander si l’auteur n’est pas en train de frapper à la porte de la prose poétique. La déconstruction du roman tel que vu par Larivaille est de façon évidente un élément stylistique important de l’œuvre.

Alors, comme nous venons de le voir, que ce soit Highsmith, Robbe-Grillet ou Villemaire, l’auteur s’amuse avec les limites du roman, il explore de nouvelles façons d’aborder le récit. Voir jusqu’où s’étend l’esthétique romanesque, jusqu’où la compréhension du récit est efficace (ou inefficace), devient donc un motif d’écriture.

En relisant les deux analyses ci-dessus, un constat s’est offert à moi. Même s’ils abordent de façon très différente le roman, L’Inconnu du Nord-Express, Les Gommes et Meurtres à blanc ont plusieurs points en commun. Les trois s’amusent avec les limites du genre policier tel que canonisé par Van Dine. Les trois bousculent les limites des structures standards du roman définies par Larivaille. Les trois s’aventurent même aux frontières de la réalité avec des narrations éclatés et des explorations quasi-poétiques. En analysant ces œuvres selon leur ordre de parution, on voit une progression de l’appropriation du réel et l’expérimentation de l’irréel. On constate aussi une plus grande liberté dans la présentation des faits. Les trois auteurs de notre corpus semblent donc avoir cherché à renouveler le genre, à trouver jusqu’où le geste d’écriture leur permettait d’aller tout en restant dans ce cadre déjà flou qu’est le « roman ». À ce moment, l’œuvre devient, pour l’écrivain qui l’a composée, un lieu d’expérimentation où il cherche, en écrivant, à voir comment le réel peut se plier à sa volonté pour s’incarner dans un récit, où il cherche à découvrir quel réel on peut créer avec la littérature. Si je ne suis pas parvenu, ce matin, à éteindre mon réveille-matin en dépassant les limites de mon corps, le romancier, lui, doit constamment chercher à franchir de nouvelles frontières, à parler avec une voix nouvelle, bref, à montrer un peu plus ce dont l’univers est capable, en écrivant quelques mots.


[heading style= »subheader »]Bibliographie [/heading]

BERGERON, Serge, « L’évolution du roman policier », dans Québec français, n° 72, décembre 1998, p. 71-73.

GRENIER, Pierre-Luc, « S. S.  Van Dine revisité : étude et subversion des règles constitutives du genre policier », mémoire, Littérature française, Université du Québec à Chicoutimi, 2011.

HIGHSMITH, Patricia, L’Inconnu du Nord-Express, Paris, Le livre de poche, 1951.

JOUVE, Vincent, « Les métamorphoses de la lecture narrative », dans Protée, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver 2006, p. 153-161.

ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit (Double), 1953.

VILLEMAIRE, Yolande, Meurtres à blanc, Montréal, Typo, 1986.

VAN DINE, S. S. [pseudonyme de Williard Huntington Wright], « Les 20 règles du roman policier », dans Québec français, no 141, printemps 2006, p. 60.