Quelqu’un l’avait trouvé sur la plage un mercredi matin. Il était emmailloté dans des vêtements en laine élimés jusqu’aux coutures, et sa barbe grisonnante était entremêlée d’algues et d’odeurs marines. Comme il ne parlait pas et que ses yeux noirs ne trahissaient pas l’ombre d’un murmure, à tout hasard, on avait décidé de l’appeler l’Épave.

À la clinique du village, on lui avait arraché ses oripeaux de lainage humide et l’infirmière était allée lui chercher un peignoir sec et du café chaud. Elle l’avait questionné en gesticulant maladroitement pendant qu’en silence, il fixait le fond de son verre, les ongles enfoncés dans la styromousse, comme s’il souhaitait s’y noyer. Ce n’était pas la première fois qu’on trouvait une épave sur nos berges, mais une épave muette, c’était du nouveau. Certes, il ne parlait pas, mais il savait plutôt bien dessiner.  Alors qu’il était venu l’examiner, le médecin lui avait demandé d’où il venait. L’Épave avait alors réussit à lui expliquer, à l’aide d’un stylo Bic et d’une serviette en papier, qu’il arrivait de l’autre côté de l’océan.

Enfin, c’est ce que l’Autre racontait.

Tous les villages ont un homme comme ça. Et si vous aviez le malheur de vous tenir un peu trop longtemps derrière lui en faisant la queue à l’épicerie, il allait vous raconter comment il avait été professeur d’université en ville et qu’il enseignait l’histoire de l’art. Comme s’il y avait de quoi se vanter. Il vivait avec un chien bâtard, un peu braque, un peu labrador, dans une petite maison grise coincée entre la vieille église et la librairie d’occasion. L’Autre ne sortait de sa tanière que pour acheter du vin rouge, du pain brun et de la morue fraîche enveloppée dans du papier journal. On le voyait parfois dans la rue, en train de discuter avec le libraire, mais sans plus.

Bien sûr, tout le monde sait que les solitudes s’attirent; l’Autre et l’Épave étaient devenus amis. Comme un bateau qui s’échoue sur les flancs rocailleux d’une île déserte, c’était l’Épave qui avait tendu la main à l’Autre, en l’abordant dans l’espoir de récolter quelques sous. Mais l’Autre l’aurait plutôt invité à partager un peu de morue pochée avec lui.

Pendant qu’ils mangeaient, entre les fleurs de la nappe, l’Épave avait esquissé des histoires de typhons, d’abordages et d’eau salée. Puis, il avait dessiné à l’Autre les rives d’un autre pays, où le soleil du matin vous brûle les lèvres.

C’est l’Autre qui l’aurait dit au libraire qui l’aurait dit à l’épicier qui l’aurait dit à tout le village. Les enfants prétendaient simplement qu’il était le fruit de l’union entre un pêcheur et une sirène carnivore qui aurait dévoré son amant en constatant qu’elle avait donné naissance à un muet. Et depuis, l’Épave serait condamné à errer pieds nus sur les plages, coincé entre terre et mer. Mais peut-être est-ce l’Autre qui avait raconté cette histoire-là aux enfants pour leur faire peur. Il n’aimait pas les enfants et tout le monde sait que les gamins n’ont pas assez d’imagination pour inventer de telles histoires.

Bref, ce qui était vrai, c’est que l’Épave n’avait pas de souliers. Lorsqu’il sortait avec l’Autre pour acheter du vin rouge, du pain brun et de la morue fraîche enveloppée dans du papier journal, on pouvait toujours voir ses pieds, noirs et durs comme les racines des arbres qui poussent près de la mer.

Leur amitié aurait duré plusieurs mois. L’Autre, qui ne sortait presque jamais, allait maintenant faire des promenades matinales sur la plage avec l’Épave. Ils emmenaient le chien et s’amusaient à lui lancer des carapaces de crabes et des bouts de bois flotté dans les vagues. On les voyait aussi, le soir tombé, sur la galerie de la maison grise, siffler des bouteilles de vin rouge.

Les gens prétendent ne pas savoir ce qui est arrivé à l’Épave. Il s’est envolé comme ça, un lendemain de tempête, dans un banc de brume. Mais l’Autre aurait raconté au libraire qui l’aurait raconté à l’épicier qui l’aurait raconté à tout le monde qu’un jour qu’il se promenait avec l’Épave sur la plage, celui-ci s’était immobilisé, ses gros sourcils noirs froncés, en fixant l’horizon débordant de nuages gris. Une veille de tempête, rien de plus, avait pensé l’Autre. Mais l’Épave avait aussitôt ramassé un bâton pour esquisser en hâte quelque chose dans le sable. Il y avait de l’urgence dans ses yeux. Pourtant, il avait beau tracer et retracer des dessins que les vagues s’acharnaient à effacer, l’Autre n’est pas arrivé à déchiffrer ce que son ami tentait si désespérément de lui dire. Après toutes ces années passées à lire des grimoires pleins d’images, après tous ces diplômes, ces articles, ces études, ces gros livres qu’il avait lui-même écrits sur l’art du dessin, l’Autre n’y comprenait rien.

Puis, l’Épave a disparu.

L’Autre est redevenu une île déserte. Mais à présent, il fréquente le pub du village. Et si vous lui payez deux ou trois verres de vin rouge, il vous racontera l’histoire de l’Autre et de l’Épave. Si vous lui offrez un quatrième verre, il ira jusqu’à vous confier que l’Épave avait les pieds palmés.

Et les enfants font encore des cauchemars de sirènes carnivores qui ne font qu’attendre le bon moment pour les attraper par les chevilles et les dévorer vivants, enveloppés dans du varech.