Toute poésie est une histoire d’amour avec la langue,
et chaque fois,
dans son avancée,
un nouveau rapport du sujet individuel et du sujet collectif avec elle.

— Gaston Miron

La littérature engagée, ça n’existe pas.

— Gaston Miron

Dans son essai Qu’est-ce que la littérature?, Jean-Paul Sartre conçoit l’engagement dans la poésie comme impossible. Selon lui, les poètes refusent d’utiliser le langage comme instrument servant à transmettre un message au profit d’une utilisation artistique du langage. Ainsi, « le poète se retire lui-même du langage-instrument au profit d’une attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes » (Sartre, 1948 : 24-25).En ne nommant pas l’objet référé, la réalité même de cet objet ne peut exister dans l’imaginaire du lecteur. C’est donc dire que le poète ne peut être engagé, car il n’arriverait pas à faire passer un message précis à son locuteur. Cependant, cette réalité du langage poétique est-elle suffisante pour considérer un genre entier et le soustraire à toute considération d’engagement littéraire? Ne serait-ce pas seulement l’atteinte du lecteur idéal, comme le sous-entend Vincent Jouve ((Voir à cet effet : Vincent Jouve, La poétique du roman, Paris, Cursus lettres, 2010, p. 104.)), qui serait brimée par cette méthode?

Au moment de la Révolution tranquille, les poètes québécois, par leur visibilité sur la place publique, entretenaient l’image d’une culture littéraire en développement. À cet égard, l’un des poètes les plus reconnus est sans nul doute Gaston Miron. Or, définir sa poésie comme engagée peut être discutable. En effet, est-ce vraiment des idéologies politiques que nous retrouvons dans l’œuvre de Miron ou est-ce plutôt une projection de son militantisme dans la sphère publique que nous transposons dans sa production littéraire?

Pour Sartre, « écrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à l’existence objective le dévoilement […] entrepris par le moyen du langage » (1948 : 53). L’écriture est donc transitive de valeurs et doit travailler à remplir une signification claire. De cette façon, nous comprenons que la poésie n’a pas cette capacité, vu son utilisation esthétique du langage. Cependant, cette façon de voir l’engagement littéraire en mettant de côté toutes variantes sur la forme d’un texte m’apparaît un peu fermée. C’est justement ce que Benoit Denis reproche à Sartre dans Littérature et engagement :

On conçoit évidemment combien cette position a pu […] paraître scandaleuse : soit elle témoigne d’une méconnaissance foncière de la réalité de l’entreprise littéraire, soit elle est le produit d’une volonté de rompre avec une expérience du langage pourtant fondatrice et indépassable. Chez Sartre, cette rupture s’affirme par la volonté de (re)considérer le langage « à l’endroit », c’est-à-dire par le refus de se laisser fasciner sur la part incommunicable qu’il recèle (2000 : 68).

Sartre relègue la poésie au simple principe d’un art littéraire qui n’a de commun avec la prose que le mouvement de la main avec le crayon, et dont le but n’est qu’esthétique. Par son argumentaire, Benoit Denis réfute cette affirmation, en disant qu’il faut considérer les choix formels de l’écrivain dans son projet. L’écrivain est engagé dans sa création littéraire par l’acte d’écrire. L’engagement littéraire peut donc s’exprimer par l’autonomie de la forme, comme c’est le cas des auteurs des Nouveaux romans qui, malgré un désir de ne pas se présenter comme tel, sont des auteurs engagés par la discursivité volontaire qu’ils ont en regard du genre romanesque. Cependant, très vite nous remarquons que ce désir de s’engager dans la forme d’une œuvre empêche une compréhension d’un « message », ce qui le met en face d’un choix à prendre. C’est d’ailleurs une réalité dépeinte dans l’essai Le degré zéro de l’écriture :

L’écriture moderne est un véritable organisme indépendant qui croît autour de l’acte littéraire, le décore d’une valeur étrangère à son intention, l’engage continuellement dans un double mode d’existence, et superpose au contenu des mots, des signes opaques qui portent en eux une histoire, une compromission ou une rédemption secondes, de sorte qu’à la situation de la pensée, se mêle un destin supplémentaire, souvent divergent, toujours encombrant, de la forme (Barthes, 1990 : 62).

Ainsi déconstruire le langage est une forme d’engagement littéraire. Mais, est-ce de même pour la poésie dont le propre du genre est de toujours rechercher une déconstruction formelle, « un holocauste des mots » comme l’écrit Sartre? (1948 : 31) Cependant, le poète ne crée pas à l’encontre des caractéristiques formelles de la poésie en usant d’une déconstruction du langage. C’est pour cette raison que Benoit Denis affirme que la poésie est « une intransitive par excellence […] [qui] résiste de tout son “être” à l’engagement » (2000 : 71). Par « être », Denis sous-entend la forme de la poésie qui, selon lui, ne peut être engagée, car ce type d’écriture est, comparativement à la prose, « un objet clos à lui-même » (2000 : 71). Cependant, avec les années, l’engagement est plus présent dans les thèmes abordés dans des textes poétiques. Cette évolution du genre s’est constituée dans les périodes de révoltes politiques, comme la période post-duplessiste.

Alors que les pays européens sont divisés par les révolutions en Espagne et les cicatrices de la guerre d’Algérie, le Québec, lui, tente de s’édifier une identité. Miron réalise les changements idéologiques qu’implique la société mouvante. En 1958, Miron écrit dans une lettre à Claude Haeffely : « Non, nous en avons fini avec la poésie française, une fois pour toutes. personnellement [sic], c’est pourquoi je renie en partie Des pays et des vents. Si je reviens à la poésie un jour, je me lancerai dans la poésie engagée, bien qu’elle fût une faillite en Europe. Je ferai de ma poésie un engagement politique » (2007 : 115).

Nous pouvons voir dans cette lettre le refus qu’a Miron de s’identifier au genre poétique français et de plutôt vouloir créer son propre genre poétique, et du même coup refuser une théorisation française de l’engagement.

Mais un problème persiste existe dans cette volonté de s’édifier un genre poétique propre, Miron n’écrit plus. C’est là toute la dualité en l’écrivain et le militant Miron : il n’arrivera jamais à concilier sa vie engagée sur la sphère publique et son écriture. Il s’implique politiquement en amassant de l’argent pour le Front de libération du Québec, se présente au Rassemblement pour l’indépendance nationale, s’engage pour la littérature québécoise en créant l’Hexagone, organise des festivals, des colloques et contribue à la formation de revues littéraires. Cependant, alors qu’il pose ces actions, il écrit peu, voire aucunement. Miron est très présent dans le Québec qui se construit à cette période, et ce, au détriment de sa vie privée. Selon Pierre Nepveu, Miron n’est donc pas à être un écrivain engagé, mais un écrivain et un militant en alternance. Lors d’une entrevue avec Jean Larose en 1990, Miron avoue se sentir coupable d’écrire en cette période où il fallait agir et c’est pour ça qu’il se refusait de publier sa propre poésie, alors qu’il s’évertuait à faire paraître celle des autres :

Oui, c’est sûr que ce sont les autres qui ont publié mes livres. En fait, je suis quasiment un poète malgré moi. […] Combien de fois des syndicats m’ont demandé de parler de la langue et de la poésie dans leurs congrès, et j’y allais. Mais j’étais toujours pris avec ma culpabilité, je dirais, qui provenait de ma responsabilité sociale, c’est-à-dire que le temps que je passais à écrire, je me sentais coupable de ne pas être sur le front de lutte (2010 : 257).

Cette affirmation de l’engagement dans l’action rappelle celle de Camus : l’écrivain n’a pas d’autre titre que celui qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable, mais entêtée, injuste et passionné de justice (1958 : 20). La mission qu’il se donne est donc de créer une tribune plus libre pour les générations suivantes. Cette liberté, elle ne passe pas par l’écriture, mais par la mise en place des structures politiques et sociales qui légitiment la création littéraire auprès de la population : « La seule voie de ma génération, c’est l’action. Et c’est pourquoi je ne puis écrire. Nos fils, eux, auront sans doute la faculté de pouvoir s’exprimer, en plus d’agir, parce qu’ils auront fait l’unité de leur vie. À la fois dans la conception et la réalisation, et à travers une expression unique » (Miron, 2010 : 104).

Miron ne se donne pas le droit d’être écrivain, car l’acte d’écrire n’aide pas la cause, ce n’est qu’une liberté qui peut être atteinte après l’action. En 1973, lors d’une rencontre avec des étudiants, il dit : « Quand la nation québécoise existera à part entière, quand le poète n’aura plus à témoigner du “fait ethnique” canadien-français, il sera possible d’écrire vraiment, de faire de la littérature sans avoir à porter le poids du politique » (Nepveu, 2012 : 423). Alors qu’en 1958 Miron voulait être porteur d’une poésie engagée par son écriture, plus de 10 ans plus tard, il se sent las d’être le porte-parole d’une génération maintenant dissimée. C’est la pression idéologique des gouvernements et des évènements de la Crise d’Octobre qui changeront sa vision de l’engagement littéraire :« La littérature engagée, ça n’existe pas. L’engagement ne renvoie pas à une notion d’allégeance, à une notion de littérature partisane. Les écrivains engagés, ce sont ceux qui font les discours de premier ministre! L’engagement renvoie à une notion de responsabilité. Et c’est qualitatif ou non. Tu dis quelque chose ou rien » (Miron, 2010 : 120).

Cette vision de la littérature engagée ne se positionne pas contre celle de Sartre, mais la rejoint : le texte doit être porteur d’une idéologie clairement énoncée; s’apparenter à un discours politique. Gaston Miron ne veut plus avoir à être le porte-parole d’une génération militante. Il a d’autres buts à atteindre, comme celui de former une famille. En 1970, quand Miron décide de faire paraître L’homme rapaillé, ce n’est plus pour dénoncer la tension politique de l’époque, mais rendre compte de l’état de sa vie nouvelle; le 16 juillet 1969, Emmanuelle Miron naît. Le poème, qui se nomme L’Homme rapaillé, sert d’introduction au recueil de Gaston Miron. Bien que court, ce poème contient tous les thèmes qui parsèment l’œuvre de Miron :« J’ai fait de plus loin que moi un voyage abracadabrant il y a longtemps que je ne m’étais pas revu me voici en moi comme un homme dans sa maison qui s’est faite en son absence je te salue, silence je ne suis plus revenu pour revenir je suis arrivé à ce qui commence » (1970 : 5).

Souvent, c’est une lecture nationaliste qu’on en fait. Le vers : « il y a longtemps que je ne m’étais pas revu » pourrait faire référence au Québécois d’après la Révolution tranquille, et « je te salue silence », à un au revoir à une période sans poésie qui est maintenant révolue avec La nuit de la poésie. Et le vers qui conclut le poème : « je suis arrivé à ce qui commence » renverrait au commencement d’une identité nationale portée par les Québécois.

Seulement, une telle analyse ne serait qu’une transposition de ses idées défendues sur la place publique à son œuvre écrite. Quand nous regardons la dédicace juste avant le poème destiné à Emmanuelle, le texte prend un tout autre sens. Dans « je suis arrivé à ce qui commence », Miron n’atteint pas un pays, mais son statut de père. Il a terminé de se mouvoir d’une relation à l’autre en se confondant dans les illusions que lui apportent les femmes passagères, comme il le faisait auparavant. Il voit enfin sa fille et il peut se poser en sa maison pour bâtir un foyer et une vie stable. Il dit bonjour au silence et à une vie plus calme, où il sera de moins en moins le porte-parole de tous les combats, car il doit s’investir dans sa vie de père qui commence.

Le problème avec l’écriture imagée de Miron, c’est qu’il est facile d’y voir des aspects de sa vie publique en ignorant les versants plus personnels de l’œuvre. C’est ce que sous-entend Pierre Nepveu dans Gaston Miron : La vie d’un homme :

On le voit : malgré le succès de librairie de L’Homme rapaillé, les temps sont souvent durs pour le poète Miron […] en ce Québec des années 1970. On a tellement dit qu’il était « le poète national », on l’a tellement réduit à la seule épopée politique, non sans qu’il y ait lui-même contribué, qu’on parvient mal à lire les dimensions plus personnelles et intérieures de son œuvre (2012 : 507).

Le problème est là : à trop considérer le Miron militant, le poète est oublié et les deux dimensions se confondent. Il y a certainement des traces des idéologies sociales et politiques de Miron dans ses poèmes, mais elles ne constituent pas la thématique principale de son œuvre. En fait, une analyse réalisée par Élisabeth Nadout-Lafarge démontre que la dimension personnelle de Miron est plus présente dans son œuvre que les idéologies qu’il portait sur la place publique ((Conférence donnée en 2013 à l’Université de Montréal, dans le cadre du cours Introduction à la littérature québécoise de Pierre Popovic.)). Ainsi, le militant n’exprime pas les mêmes espérances sur le papier que par ses actions.

Gaston Miron apparaît donc comme militant dans sa vie publique, mais l’est très peu dans son écriture. Ce qui est certain, c’est que quand Gaston Miron s’engage dans ses actions, il n’écrit plus. Ce qui veut dire que l’engagement n’est pas un facteur de son écriture, mais plutôt ce qui l’empêche de créer. C’est une théorie qu’il a lui-même élaborée dans son article Notes sur « non-poème » et le poème publié dans la revue Parti pris, et réédité dans la dernière version de L’homme rapaillé : « En CECI, je suis un poète empêché, ma poésie est latente, car vivant CECI j’échappe au processus historique de la poésie » (2010 : 132).


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BARTHES, Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris,Seuil, 1990.

CAMUS, Albert, Discours de Suède, Paris, Gallimard (Coll. folio), 1958.

DENIS, Benoit, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000.

JOUVE, Vincent, Poétique du roman, Paris, Cursus lettres, 2010.

MIRON, Gaston, L’homme rapaillé, Montréal, Typo, 2010.

MIRON, Gaston, L’avenir dégagé. Entretiens 1959-1993, Montréal, L’Hexagone, 2010.

MIRON, Gaston, L’homme rapaillé, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1970.

NEPVEU, Pierre, Gaston Miron : La vie d’un homme, Montréal, Boréal, 2012.

HAEFFELY, Claude et Gaston MIRON, À bout portant Correspondance 1954-1965, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 2007.

SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature?, France, Gallimard, 1948.