[information]Cette nouvelle a été écrite dans le cadre de Faites court!, dont le thème était métamorphose. Ce concours a été organisé conjointement par l’université Rennes 2, l’Université Laval et Le Crachoir de Flaubert, et s’est terminé le 16 février 2015. Samuel Carrier a remporté le premier prix du concours du volet nouvelle de l’Université Laval.[/information]

Le mot n’est plus une chose vide, dont on se sert, qu’on emplit à mesure, à sa mesure.

Hector de Saint-Denys Garneau, Monologue fantaisiste sur le mot.

Il suivait ces chemins blancs au milieu des champs, jeune garçon de vingt ans, quand son regard se posa sur la ligne qu’esquissaient les pins et le ciel, et rien d’autre, rien que les nuages s’arrêtant au loin, ne laissant qu’une lame orangée se rabattre sur la cime dorée des arbres. Telle une roche que le passé aurait lancée en l’air, il se sentit poussé par une chaîne inextricable de forces se refermant sur sa seule existence et, comme mort, il s’écroula dans la neige. Il porta alors tous les hommes qui avaient foulé ce petit sentier d’hiver, tous ces rêves que les yeux de ses ancêtres avaient laissés reposer là, en équilibre, jusqu’à ce qu’il les atteigne et que ses pensées se juxtaposent aux leurs. De jeunes pins avaient remplacé les vieux, de nouveaux flocons s’étaient posés sur les automnes passés, mais l’harmonie du paysage, elle, revêtait encore les mêmes songes.

Le corps recouvert d’un filet de brûlures, le garçon se remit à marcher, les yeux tournés vers les nuages recouvrant la brunante. Si convaincu de son incapacité à changer quoi que ce soit de son être, il se mit à fouiller toutes les archives, à rencontrer tous ses grands-oncles, à la recherche de ce que pourraient être ses origines. Au terme de tant de vaines fouilles, il abandonna tout projet, tout espoir et, bientôt, tout mouvement.

Au fil des jours, il arriva tout de même à vivre une existence tranquille, une vie telle qu’elle aurait peut-être été s’il n’eut pas eu cette révélation. Les allusions au libre arbitre le dégoûtèrent; on lui expliqua que le monde avait ses parts d’indétermination, mais il sentait le futur tant investi par le passé qu’il ne trouva remède qu’en l’écriture d’un journal. Seul un tel livre pourrait lui faire découvrir, rétroactivement, cette identité qu’il souhaitait détenir.

Jour et nuit, il y décrivit tous ses gestes et mouvements, toutes ses pensées et visions, sans rien omettre. Il dormait très peu et ses mains semblaient écrire toutes seules; même en marchant, il notait la couleur des feuilles de bouleaux, les différents tons de bleus que portait le ciel ou les variations du soleil perturbant la danse de l’air. Le temps venu, relisant son journal, il eut la surprise de sa vie : tout, du style à la calligraphie, s’y trouvait renversé, complètement transformé de page en page, comme si, ne serait-ce qu’en une semaine, un nombre illimité d’auteurs y avaient colligé leurs mémoires. Une journée, héraclitéen, il racontait comment tout lui semblait être en perpétuel flux; il évoquait alors comment il aimait à regarder les arbres croître durant quelques heures ou la peur qu’il éprouvait à se voir vieillir dans un miroir. Et pourtant, au verso de cette page, il décrivait l’angoisse qu’il éprouvait à la seule idée d’avoir à traverser la rue une heure après qu’une voiture y ait foulé l’asphalte, tant le passé lui semblait persister dans sa durée, de sorte que cette voiture revienne toujours ou, encore, qu’elle ne passe jamais, immobile devant ses yeux qui l’avaient vu fuir.

Il continua à écrire chaque jour, à un rythme constant, et la situation demeurait viable; mot à mot, il se découvrit toutefois une étrange tendance à se glisser sous ses pas, à décrire non pas les battements de son cœur ou son amour pour les cheveux courts d’une jeune fille, mais bien toutes les lignes de ce quadrillé à l’intérieur duquel il se mouvait et évoluait sans crainte. Il fit connaissance avec la rivière qui modulait ses déplacements depuis toujours; avec la fenêtre rectangulaire qui canalisait tous ses réveils, jusqu’aux nuits qui lui demandaient de dormir.

L’été, tout cela aurait peut-être pris une autre tournure, mais l’hiver, lorsque tout dormait autour de lui, il jouait avec les ombres, étendu sur le lit des habits blancs que le froid avait fait s’envoler au vent. Sans la moindre feuille, sans le moindre pli de couverture, les érables, les bouleaux et les chênes se reposaient, portant en eux tous ces mondes inaccessibles pour lui.

Nous sommes en retard sur les arbres, écrivait-il sur des feuilles éparses,  chaque pensée que nous avons en les contemplant nous en éloigne et les mène plus haut que nous, en les dispersant au loin. Mais l’hiver a tôt fait d’endormir la forêt, sans que rien ne bouge autour d’eux. Pauvres gens qui ne peuvent pas les voir dormir.

 

Il habitait une petite maison, d’où il pouvait suivre des yeux quelque canard glissant à contre-courant sur la rivière. Au sommet d’un petit escalier se trouvait une vieille étagère, presque vide. Deux ou trois livres, plaqués contre une petite urne en céramique, reposaient là depuis des années. Forcé de saisir entre ses mains les pages de telles briques, il ouvrit le premier volume. Pas très familier avec la littérature, il prit le temps d’enrichir son vocabulaire.

Du mot au monde, du monde au mot, le dictionnaire devint pour lui le lieu des métamorphoses continuelles. Les mots s’installèrent dans sa mémoire, pour ensuite se glisser en lui, dans son corps même. Les définitions le laissèrent toutefois sur son appétit : il ne put s’empêcher de fouiller toutes les bibliothèques environnantes, à la recherche des mots.

Pour chaque verbe, chaque nom, chaque adjectif, il recensa toutes les utilisations antérieures : l’étymologie était sa science favorite. Le plus simple poème devait entrer dans sa mémoire; toutes les phrases des traités philosophiques devaient lui être intelligibles; toutes les langues anciennes devaient lui être accessibles. Les mots lui semblaient être si puissants, si chargés de conscience historique, qu’il n’osa plus rien écrire dans son journal sans s’assurer de tous les sens que les mots qu’il utilisait pouvaient endosser, de tous les liens invisibles qu’ils pouvaient tisser à travers les bouquins perdus.

Chaque mot lu le transformait, à tel point que son journal ne s’en tenait plus au simple papier, mais le changeait du tout au tout : la journée où, sans rien prévoir, il utilisait le mot « parapet », il ne pouvait s’empêcher de redevenir Rimbaud, d’écrire comme lui, de vivre comme cette figure de Rimbaud que les Illuminations avaient introduite en lui; il ne pouvait parler de bibliothèque sans retrouver sa forme Borges; d’espace sans redevenir l’enfant de Saint-Denys Garneau; de kaléidoscope sans retourner chez Mme Swann ou d’organes sans remordre le corps d’Artaud.

Son journal devint anonyme; son écriture, totalement calquée sur celle de ses lectures. La journée où il lisait Stendhal, son journal tenait les mêmes métaphores que ce dernier, les mêmes expressions, jusqu’à la même calligraphie. Il essaya les différentes techniques d’improvisation, d’automatisme, mais rien n’y fit : ses improvisations contenaient presque exclusivement des citations. Il chercha donc d’autres moyens d’expression, d’autres langages.

À visiter les musées, courir tous les concerts, il se dit que les arts picturaux ou sonores seraient peut-être plus aptes à faire ressortir son individualité. En achetant quelques tubes des couleurs primaires, des noirs et des blancs disponibles, l’histoire se répéta. Il ne pouvait utiliser une spatule sans se métamorphoser en Riopelle, dessiner les premiers traits d’un carré blanc sans revoir Malevitch, peindre un ciel étoilé sans copier Van Gogh. La musique fut l’expérience la plus désastreuse : chaque tonalité utilisée, chaque figure rythmique ressentie le vouaient au silence, pour les mêmes raisons. Ce n’est pas un homme qui créait : c’est le monde entier qui poussait sur la feuille, la toile ou le clavier.

Faute de moyen et d’espace, il se remit à écrire. De la plus profonde solitude, il se fondit au décor.

À force d’écrire et de porter attention aux moindres détails du monde qui l’entourait alors, il développa ses sens à un point tel qu’ils sortirent de son simple corps. Il se mit à décrire le monde en mots comme s’il était le chat sur le tapis, l’oiseau dehors, l’arbre sur la rive ou l’étoile de la constellation. Il naviguait entre dedans et dehors, immanence et transcendance : chaque objet jouait au biographe. Petit à petit, le journal abonda en expériences mystiques de ce genre; il pouvait passer des semaines à rédiger les réflexions d’un flocon entre ciel et terre, d’une mouche avant la rencontre de la fenêtre, de sorte que rien n’échappait à sa prose. Même en tentant de se décrire du point de vue du crayon, de la chaise qu’il utilisait, de la fourchette qu’il amenait à sa bouche, le résultat était le même : chaque mot le distanciait de ce portrait qu’il souhaitait tant avoir, de cette partie de son être qu’il croyait immuable, du substrat qu’il craignait de perdre, jusqu’à substituer à la finitude de son nom tout le corps du monde, plein des pulsions animales. Il ne le comprit que plus tard, en se relisant, mais du jour au lendemain il se métamorphosa en quelque chose d’autre, dont il ne pouvait nommer la forme ni la matière : au sens strict, il était devenu informe, amorphe.

Le passé, plutôt que de se refermer sur un être limité ou fini, le fragmentait, le dispersait tout autour de lieux excentriques où tout n’est que forces, liens et ouverture. La question désormais fameuse, « qui parle? », se posait d’une manière très originale à ce drôle de poète; originale et impossible, car, au fond, y répondre aurait signifié trouver l’origine de cette métamorphose qui – nous le comprîmes après maintes réflexions – ne pouvait être qu’éternelle, sans archè.

Il n’avait plus d’autre choix que de se fixer à quelque chose d’autre que ses pieds ou ses mains; la roche, là, lui semblait plus familière, plus confortable pour ses yeux qui demandaient à voir ailleurs. Il voulait être la nuit, devenir l’acolyte du jour et le voir venir, au loin, sans que la fatigue ne le gêne. Il devenait l’interprète des animaux, jouait avec eux, sans chaîne. Peu à peu, il ne fit que danser avec l’inimaginable, l’inconnu : il chargea les mots du poids de l’envers du monde.

La phrase était devenue l’espace où les animaux, les roches, les insectes et toutes ces vies qui demandaient à parler depuis longtemps se manifestaient d’un mouvement vif, d’une pulsion furtive. L’art de l’envers des choses ne peut que présenter les élans de la vie : la mimesis y est inimaginable; le lecteur ne s’abaisse plus devant l’auteur, le signifié ne diffère plus du signifiant. À l’orée d’un chemin de l’envers, le mot n’interprète plus le réel : il crée une nouvelle réalité que le réel tente de suivre. Le mot précède le monde, il est un avant-mot, une parole immédiate, un éclair précédant le mot de quelques secondes. L’envers, c’est le mot chargé de la folie.

La légende veut que la mort n’existe pas dans la littérature de l’envers du monde; elle est remplacée par une naissance continuelle, qui vous arrache à chaque instant qui serait le dernier. À notre grand malheur, le journal n’en dit pas davantage sur cette mystérieuse vision du temps. N’empêche que, sans que l’aube ne s’y attarde, les autres arts emboîtèrent le pas, pour ne former qu’un consortium divin qui est venu et qui est à venir.

Un jour, lorsque vous vous promeniez près du parc, vous avez aperçu votre autre, sur scène, jouant votre envers. Quelle surprise vous aurez de le revoir, avant qu’il ne revienne; il aura métamorphosé tous les mots.