[information]Cette nouvelle a été écrite dans le cadre de Faites court!, dont le thème était métamorphose. Ce concours a été organisé conjointement par l’université Rennes 2, l’Université Laval et Le Crachoir de Flaubert, et s’est terminé le 16 février 2015. Pour cette nouvelle, Natalie Fontalvo, de l’Université Laval, a reçu une mention spéciale du jury.[/information] Il s’accroupit sous l’ombre vacillante du palmier, à une distance raisonnable des autres. Aucun vent ne soufflait. Il déposa sa gamelle par terre et s’appuya contre le tronc de l’arbre. Hortensia l’avait averti que la sécheresse malsaine qui s’était emparée de l’air prédisait de grands malheurs. Il n’accordait qu’une crédibilité relative aux prédictions de sa femme. Mais ce matin, au moment où monsieur Brown leur annonça le départ de la famille vers les États-Unis, Manolo se demanda si cette mauvaise nouvelle avait un lien avec l’herbe jaunissante qui s’étendait autour d’eux.

Des gargouillements s’échappèrent de son estomac. Il avait à peine bu un café pour déjeuner. Les prix montaient sans cesse depuis le début de cette foutue guerre en Europe, si loin de chez lui et pourtant si impitoyablement proche. Il fixa le riz parsemé de haricots noirs. Une légère fumée s’en échappait encore. Il regarda les autres, ne voulant prendre aucun risque aujourd’hui. Avec les esprits échauffés par la perspective du chômage, manger en premier pouvait devenir l’excuse pour une autre rixe. Ils étaient assis autour de leur petite table, leurs bols fumants, leurs paroles pressées, leurs cuillères inertes.

— Qu’est-ce que tu as à nous regarder de même, négro?

Il baissa immédiatement la tête.

— Vas-y, mange. On sait que vous autres, vous pensez qu’à ça : manger et fourrer.

Ils éclatèrent de rire, comme une bande de perruches hystériques.

— Tu peux pas comprendre les préoccupations des vraies personnes.

Manolo inspira, ferma les yeux et attrapa doucement sa cuillère. Il était une vraie personne : plus intelligente et plus capable que ces trois imbéciles additionnés et multipliés par eux-mêmes. Il savait lire, écrire, compter et conduire. En 36, il avait même été parmi les premiers Noirs du pays à voter aux élections. Votre nègre peut attendre dehors, avait dit le fonctionnaire qui était venu ouvrir les portes du bureau de vote. Ce n’est pas mon nègre, mais mon employé et il vient voter, avait répondu monsieur Charpentier, qui l’accompagnait en ce grand jour. Et ainsi fut-il. Manolo était allé derrière le paravent en carton et avait voté pour le candidat perdant. Mais il avait fait histoire, et ce grâce à monsieur Charpentier, une vraie personne. La seule vraie personne blanche qu’il ait connue. Il avait pris Manolo sous son aile dès son plus jeune âge, l’instruisant pour qu’il devienne un parfait domestique et un compagnon pour sa vieillesse. Sauf qu’il était mort trop tôt, laissant son disciple patauger dans les mêmes limbes que tous les autres Noirs du pays. Bien entendu, les trois oiseaux de foire en face de lui n’avaient aucune idée de son passé. Et, sans doute, le contraire n’aurait rien changé. Il apporta donc la première cuillerée de riz à sa bouche, laissant le réconfort de ce goût amidonné étouffer les rires qui ricochaient dans la plaine asséchée.

Le majordome arriva en sueur, étranglé dans son complet noir. Il était le seul domestique américain de la maisonnée et il arborait, en tout temps, une moue de dégoût, laissant bien claire sa posture officielle à propos de « la vulgarité de l’engeance créole ».

— Ortiz, je viens de voir plusieurs tiges dépasser dans les arbustes de l’aile droite. Gómez, avez-vous fini la liste des commissions que je vous ai données?

— Non, mister. Mais comme c’était l’heure du dîner…

— Comme c’était l’heure du dîner! Ce soir, quand vous viendrez me réclamer votre paie, ce sera l’heure du souper et je serai trop occupé.

Gómez et Ortiz quittèrent la table, on aurait dit des mulets au trot. Le majordome s’essuya le front à l’aide d’un de ses mouchoirs brodés.

— Toi, le nègre, Monsieur veut te voir, au garage.

— Oui, monsieur.

Manolo jeta un dernier coup d’œil à son bol encore plein et déglutit avant de se mettre en marche. Les odeurs de poulet rôti et d’ananas confit l’assaillirent lorsqu’il passa derrière la cuisine. Son estomac se contracta et un goût acide monta jusqu’à sa bouche, cette brûlure au ventre devenue si familière depuis la mort de monsieur Charpentier. Des points noirs dansèrent devant lui. Il s’appuya contre le mur à sa gauche, le dos courbé, les narines dilatées. Le visage émacié d’Hortensia grattant le fond de la boîte de café lui apparut alors. Et son sourire, son sourire d’oncille acculée. Il soupira, resserra les poings et reprit son chemin.

Le garage était presque vide. Au cours de la matinée, Manolo avait assisté à la vente improvisée de trois des quatre voitures des Brown. Seule la Cadillac 37 avec laquelle la famille se rendrait à l’aéroport le lendemain avait était épargnée par la razzia. Sa robe rouge miroitait au milieu du silence, avec la dignité triste d’une reine sans sujets.

Il trouva son patron avachi, le dos affaissé au derrière de la Cadillac, une bouteille de whisky à la main.

— C’est une sale affaire, la guerre, Manolin.

Manolo déglutit, la gorge assoiffée, la tête alourdie par le soleil. Il écouta les discours de monsieur Brown d’une oreille distraite, s’efforçant d’oublier la douleur qui lui tiraillait les entrailles.

— … et tout ça pour quoi, Manolito?

Monsieur Brown le fixait, comme en attente d’une réponse.

— Pardon, monsieur?

— Laisse tomber. Qu’est-ce que tu fais ici?

— Vous m’avez fait appeler, monsieur.

— Je t’ai fait appeler, je-t’ai-fait-a-ppe-ler.

Un éclair illumina ses yeux. Son corps tangua dangereusement lorsqu’il se leva. Manolo s’approcha de lui, mais monsieur Brown le chassa d’un geste sec. Son patron se mit à tâtonner ses poches, balbutiant des mots incompréhensibles. Soudain, il s’arrêta, un sourire énigmatique aux lèvres. Il sortit quelque chose de sa poche droite et s’approcha de Manolo, avec son remugle de canne à sucre fermentée, d’épices mal digérées et de sueur rance. Il déposa un objet rugueux dans une des mains de son chauffeur et recula pour reprendre sa bouteille. Manolo inclina la tête et sa bouche s’ouvrit involontairement.

— Pourquoi?

— Pour négocier, avec Dieu. Une trêve.

— Mais vous savez que je ne pourrai rien faire avec ça, je me ferais accuser de vol.

— Oh, tu trouveras, Manolin. Tu trouveras. Après tout, tu es un bon p’tit nègre.

Et il s’éloigna, en titubant, laissant Manolo immobile au milieu du garage déserté, une petite pierre noire, pas plus grande qu’une amande, logée au creux de sa main. Une pierre aux contours difformes et au centre vert forêt traversé d’un tourbillon à peine plus clair.[clear]

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Tu l’entends ouvrir la porte d’entrée, assis au bord de ton lit, le dos recourbé, les cuisses endolories par la pression de tes coudes. Tu scrutes l’obscurité, pour la énième fois de la nuit. Tu devines l’armoire à trois portes devant toi, le premier tiroir de son compartiment du centre; tu sens presque les boules de naphtaline que ta femme change annuellement pour préserver ton unique cravate, son voile en mousseline, un éventail en dentelle et d’autres menus trésors cumulés au fil des ans; tu imagines la petite boîte en bois, nichée au fond du tiroir, entourée de ruban adhésif noir et la pierre tapie à l’intérieur, aussi grande qu’une fève, rugueuse, polie à la hâte par un orfèvre peu glorieux. Votre compte d’épargne, votre fonds de pension.

Tu te lèves et tu sors de la chambre. L’odeur de café t’arrache un demi-sourire. Tu soupires.

Tu rentres dans la cuisine et tu t’assois à la table. Ton fils aîné s’approche avec le pas traînant du gardien de nuit qui vient de finir son quart de travail. Il dépose deux tasses fumantes devant toi et s’assoit. Tu lèves la tête et tu affrontes la froideur de ses yeux clairs, ces yeux qu’il a hérités de sa mère, qui détonnent de la noirceur de vos peaux, ses yeux qui brillent, à la lueur bleuâtre des flammes du fourneau, dans cette obscurité précurseure de l’aube. Il se lève et part. Tu le sais qu’il sait. Tu entends le grincement de la porte qui donne sur votre minuscule cour intérieure. Il sait que la banque a dit non. Tu l’entends marcher vers l’enclos du coq. Il sait que tu es allé voir quelques prêteurs douteux et qu’ils t’ont aussi refusé. Dérangé dans son sommeil, le coq se met à chanter. Ton fils sait que tu t’es dit que tu avais fait ta part, que c’était une lubie de riche que d’étudier la médecine, qu’il n’avait qu’à se trouver un métier plus simple. Tu entends un battement d’ailes. Tu te lèves, tu as peur qu’il fasse une bêtise : ce coq n’est pas encore prêt, vous pourriez en tirer du profit, s’il te laisse finir de l’entraîner.

Tu t’approches de la porte et tu t’arrêtes : ton fils pleure.

Une chaleur assourdissante s’empare de toi, malgré la fraîcheur matinale. Elle naît dans le creux de tes reins et se répand jusqu’aux commissures de ta bouche, jusqu’au bout de tes orteils, jusqu’à la pointe de tes doigts. C’est toi qui blesses ton fils, toi parce que tu es pauvre, toi parce que tu es Noir, toi parce que tu es lâche. À chaque refus, tu as baissé la tête et tu es parti parce que les Noirs, ça ne s’endette pas pour aller à l’université. Tu ne pourras jamais me payer, t’a dit l’un des prêteurs, qui va se faire soigner par un médecin noir? Deux larmes te montent aux yeux. Tu les chasses avec ton poing. Tu retournes à la cuisine et tu attrapes un couteau.

Dans la chambre, ta femme est assise sur le lit. Tu ouvres la porte droite de l’armoire, tu prends la première chemise en vue et tu l’enfiles. Tu ouvres ensuite le compartiment du centre et son premier tiroir. Tu enfouis ta main directement jusqu’à la boîte enrubannée.

— Manuel, qu’est-ce que fre –.

Tu t’accroupis par terre et commences à couper le ruban avec ton couteau de cuisine. Ta femme s’approche de toi.

— Arrête. T’as pas les idées claires.

Elle met sa main sur ton épaule, tu te dégages sans douceur. Elle recule. Tu l’entends s’agenouiller près du lit, en priant. Avec les années, le ruban s’est collé avec obstination, comme si lui aussi avait planifié de s’opposer à ta volonté. Tu le frappes avec force pour le perforer. Il cède. Tu regardes la pierre à la lueur du jour qui se filtre déjà par la fenêtre, la fameuse petite pierre verte avec son tourbillon au centre. Ton père est mort dans la misère creuse d’une baraque construite sur un dépotoir, d’une tuberculose mal soignée, laissant derrière lui quatre fils à peine lettrés et deux filles mal mariées, pendant que cette foutue pierre gisait quelque part au fond de son plancher en terre cuite. C’est assez.

Tu sors de ta maison, sourd aux cris des vendeurs de journaux, aux klaxons des voitures, au clopinement des ânes tirant leurs chariots précaires. Tu attends l’autobus, ignorant les regards qui se posent sur ton pantalon de pyjama et les nez qui se pincent à ton odeur de nègre pas lavé. Lorsque l’autobus arrive, tu donnes ta monnaie au chauffeur et tu t’assois en arrière.

De l’autre côté de la fenêtre, les demeures modestes et les rues poussiéreuses font place à de larges jardins et à des maisons hautes et luisantes, entourées de grilles. Tu descends au dernier arrêt et tu marches jusqu’à la rue commerciale, dégoûté par l’odeur des hibiscus qui fleurissent autour de toi et par l’arôme de pain frais qui se condense sur ta tête. Tu as l’estomac en feu, consommé par la rage et la faim.

Arrivé devant l’édifice que tu cherches, tu t’arrêtes. Tu mets les mains dans tes poches, la pierre et le couteau sont là. Tu lèves la tête vers l’écriteau qui coiffe le haut du toit de l’immeuble : Brown & fils, joailliers.[clear]

*[clear]

— Docteur, quel plaisir de vous revoir chez nous!

Je sourirais à peine. João et moi aurions une relation très claire : en tout temps, je saurais qu’il veut me vendre sa marchandise, il saurait que je veux l’acheter.

— Laissez-moi deviner, vous venez voir notre amie.

Je plisserais les lèvres, ravi et agacé de sa sagacité. Mon téléphone cellulaire vibrerait dans la poche de mon pantalon. Je ferais un signe de tête à João et je sortirais de la boutique. Dehors, je glisserais mon doigt sur le visage souriant de Luana, assailli par le soleil éclatant de la journée estivale et par le bruit des voitures roulant à pleine vitesse sur l’avenue.

— Salut chéri, et la chirurgie?

— Pire que je le craignais. La tumeur était bien logée dans l’hypophyse, mais j’ai eu l’impression en la voyant qu’elle était plutôt IV et non pas III.

— Et la famille?

— La famille, ça va. Mais la presse nous a harcelés pour qu’on donne un pronostic. Tu imagines? On ne peut pas donner un pronostic comme ça, à la sortie du bloc opératoire.

— En même temps, chéri, ce n’est pas tous les jours qu’on opère un ministre de la République.

Je sourirais. Je regarderais mon image sur la vitre de la boutique. Mon complet en lin blanc mettrait en évidence le brun chocolaté de ma peau, mes cheveux grisonnants, mes yeux emmiellés. Je réaliserais alors l’anormalité de son silence.

— Lu, c’est quoi? Qu’est-ce qu’il a fait?

Depuis quelques mois, il s’agirait de mon pire cauchemar, qu’elle m’appelle pour me dire qu’il faut encore payer une caution pour notre fils ou pire, qu’on doit aller le chercher au poste.

— Rien. Ce n’est pas lui. C’est ton frère, il m’a appelée.

— Qu’est-ce qu’il veut?

— Ben, il a dit que l’état de ton père s’empirait, que tu ne lui répondais plus au téléphone, qu’il ne savait plus quoi faire.

Je grimacerais, agacé par un élancement au ventre.

— Il dit que depuis que tu n’envoies plus d’argent, ils ne réussissent pas à lui acheter ses médicaments.

— Je vais voir ce que je peux faire. Ne m’attends pas pour souper, je mange en ville.

Je passerais mon doigt sur la surface du téléphone et je le rangerais. Bien sûr, comme pour ma mère, la mort de mon père serait de ma faute. Ma faute d’avoir réussi, d’avoir étudié, d’avoir quitté ce nid de vipères. La terrible et impardonnable faute de ne pas envoyer tout l’argent gagné à la sueur de mon front à mes parents mourants. Je prendrais un flacon en plastique d’une des poches de mon veston et j’avalerais deux de mes pilules jaunes, pour calmer l’ardeur de mon estomac. Ce ne serait pas leur faute à eux de ne pas avoir travaillé assez fort pour se payer une vieillisse confortable ni celle de mes frères d’être d’éternels chômeurs, dépourvus d’ambition. Des sangsues profitant sans vergogne de l’argent des autres. Je regarderais l’insigne de la boutique, gravée sur la vitre : un immense B doré, étincelant. J’expirerais. Le B de mon mérite.

Je rentrerais de nouveau dans la boutique, décidé, le cœur légèrement agité. João m’attendrait derrière un comptoir, la bague bien en vue, dans son étui noir satiné. Une magnifique chevalière qui m’aurait obsédé depuis plusieurs semaines. Je sortirais ma carte de crédit avant même d’arriver au meuble vitré.

— Je la prends.

Sans attendre la fin de la transaction, je mettrais la bague sur mon annulaire : huit grammes d’or massif de vingt-quatre carats, vingt anatases bleu foncé incrustées sur une surface plate, formant un encadrement parfait pour la pièce maîtresse : une émeraude vert sombre, taillée à pans coupés en forme de rectangle, arborant avec fierté un tourbillon chatoyant d’un vert plus clair. Imparfaite, comme moi. Mais puissante. Oh combien puis