[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture pour enfants et adolescents, donné à l’Université Laval par Gabriel Marcoux-Chabot à l’automne 2014.[/information]

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Chapitre 1

Léo s’installa confortablement dans le gros fauteuil marron, près du feu de la cheminée, emmitouflé dans de grosses couvertures moelleuses.

C’était son moment préféré : l’heure des histoires. Son petit frère avait été puni pour lui avoir cassé une dent et dormait dans la chambre à l’étage. Léo se trouvait donc seul avec son grand-père pour écouter ses contes.

Le jeune garçon adorait passer ses vacances chez son grand-père. Il lui racontait toujours des aventures fabuleuses, surtout celles des pirates, ses préférées. Et ce soir-là, il lui avait promis le plus fascinant des récits, une histoire vraie!

– Tu as bien tout ce qu’il te faut? lui demanda grand-père George en s’asseyant en face de lui.

Une fois installé, Léo s’aperçut qu’il manquait le Capitaine, un ourson en peluche avec un chapeau de pirate, et sa couverture. Habituellement, il n’amenait pas ses doudous, mais quand il était chez son grand-père, c’était différent.

George regarda autour de lui, à la recherche des absents.

– Tiens, voilà le Capitaine et la couverture, dit-il en les sortant de sous les coussins du canapé. Bien, tu as tout? Je peux commencer?

Léo hocha la tête, fin prêt. Il avait son grand-père pour lui tout seul.

Fe zuis prêt, papi! dit-il en passant sa langue dans le trou où il y avait avant sa dent.

– Bien, alors, c’était il y a très longtemps, maintenant…

–… pas « il était une fois »? coupa Léo.

– Non, je ne débuterai pas par « il était une fois », Léo. Ce que je vais te raconter n’est pas un conte de fées, mais une histoire vraie, dit George en le regardant fixement. Il alluma sa pipe, gratta sa longue barbe blanche et reprit. Dans une histoire vraie, il n’y a pas de « il était une fois », et dans celle-ci, il n’y aura ni prince ni princesse, alors je te le demande à nouveau, est-ce que tu es prêt?

– D’accord, z’est bon, mais y’aura des pirates, hein? demanda Léo.

– Tu verras bien. Bon, maintenant, ferme les yeux.

– Mais pourquoi?

– Mon histoire, mes règles, moussaillon! On ne discute pas avec papi!

Léo maugréa, mais fit ce qu’on lui demanda. Il ferma les yeux.

– Bien, qu’est-ce que je disais? Ah, oui. Cela a commencé il y a cinquante ans.

– Non d’une écreuvize, z’est vieux, fa!

– Oui, en effet, plus vieux que toi, matelot. Je devais avoir dans les quatorze ans, quelques années de plus que toi, mon garçon, et j’avais les cheveux longs. Ton arrière-grand-mère les détestait, d’ailleurs…

– Des feveux, toi? rigola Léo en regardant la tête presque chauve de son grand-père, parsemée de quelques mèches blanches.

– Oui, j’avais des cheveux, Léo. Bon, concentre-toi et arrête de me poser des questions toutes les deux minutes comme ton frère, sinon, j’arrête mon histoire!

Léo acquiesça et reprit sa place dans son fauteuil en refermant les yeux.

– Je n’avais pas encore mon gros ventre et j’étais même plutôt musclé, mais passons. Je cherchais un emploi, parce qu’à l’époque, les jeunes garçons de mon âge devaient commencer à travailler pour aider leurs parents. J’avais toujours été fasciné par les bateaux. Quand j’avais ton âge, j’allais au bord de la mer et je voyais tous ces navires de pêche, avec ces hommes qui racontaient leurs histoires de mer. Les tempêtes, les lieux qu’ils avaient visités, les poissons qu’ils avaient pêchés et les trésors qu’ils avaient découverts. Toutes ces histoires m’ont émerveillé. Sans compter que mon plus grand rêve était de devenir un capitaine! Bien sûr, la réalité n’est pas la même quand tu vis sur un bateau. Oh, non! Mon garçon, on ne nous dit pas tout! Et si l’on nous avait dit la vérité, à l’époque, un bon nombre des matelots que j’ai connus n’auraient jamais mis un pied sur le pont. Cependant, il nous fallait du travail, alors on l’a pris et on ne s’est jamais plaint, mais je m’emballe, cette histoire commence différemment. Un jour que j’étais parti vendre des journaux au parc, une vieille dame m’a interpelé. Elle faisait peur, brrr… un nez crochu, des cheveux gris en bataille et très mal habillée avec des vêtements dépareillés. Elle était entourée de corbeaux.

– Comme madame Béa?

– Pas tout à fait, moussaillon. Madame Béatrice est une très gentille dame et elle aide tout le monde. Non, tout le contraire. Cette vieille bonne femme avait l’air diabolique, mais elle payait et voulait un de mes journaux. Je me suis avancé, mort de trouille, et puis elle m’a souri et m’a donné une boussole. J’étais étonné : tout d’un coup, elle semblait gentille. Elle s’est approchée de moi et m’a dit quelque chose dont je me souviendrai toute ma vie.

Qu’est-ze qu’elle t’a dit? demanda Léo, impatient, en écarquillant les yeux.

– Penchée vers moi, elle a souri de ses cinq dents et m’a soufflé : « Cette boussole te portera chance, mon garçon, mais seulement si tu la partages avec la bonne personne; sinon, hé hé, ce sera une malédiction! » J’ai voulu la lui redonner, mais elle n’en voulait pas. Elle s’est redressée, l’a glissée dans mon manteau et a éclaté de rire, faisant s’envoler tous les corbeaux dans le parc. Enveloppé dans une tempête d’ailes noires, je me suis baissé et, quand ils sont partis, je me suis relevé en prenant mes jambes à mon cou, lâchant les journaux. J’entendais son rire affreux qui résonnait tout autour de moi. Lorsque je me suis retourné, plus personne. Disparue! fit grand-père George dans un claquement de doigts.

Léo écarquilla les yeux. Il espérait dans son for intérieur que madame Béa était vraiment le contraire de cette vieille sorcière. Il réfléchit. Il l’avait déjà vue entourée d’oiseaux dans le parc, mais jamais avec des corbeaux, plutôt des pigeons. Madame Béa ne ressemblait pas à cette sorcière. Il respira un peu mieux. De toute façon, grand-père George avait dit « le contraire », donc peut-être comme un genre de gentille sorcière? Elle portait toujours un joli chapeau, et elle lui souriait tout le temps. Oui, une gentille sorcière. Léo sortit de sa rêverie en voyant que son grand-père bougeait du canapé.

Ce dernier posa sa pipe sur la petite table en bois, se leva, alla dans la cuisine et revint quelques minutes plus tard avec deux gros morceaux de gâteau au chocolat, ainsi que deux verres de lait chaud. George se racla la gorge après avoir pris une bouchée et reprit.

– Bref, dit-il en tapotant sa barbe et en faisant tomber quelques miettes de gâteau sur le tapis pourpre, j’ai gardé cette boussole et une semaine plus tard, trainant sur les quais, j’ai entendu dire qu’on cherchait des gens pour faire partie d’un équipage spécial. Comme j’avais perdu mon emploi en laissant les journaux au parc, je me suis dit que c’était un signe. En plus, j’avais appris à faire des nœuds avec un vieux pêcheur qui m’avait enseigné quelques notions de navigation. Je ne pouvais trouver mieux. C’était pour moi.

George se leva pour remettre une buche dans le foyer. Il se réinstalla dans le fauteuil et Léo attendit quelques instants en buvant son verre de lait. Finalement, il aurait voulu que son petit frère soit avec lui. Il aurait adoré les histoires fantastiques de son grand-père et tous les deux auraient pu discuter du cas de madame Béa. Peut-être qu’après un moment, il pourrait demander à ce que Marc puisse descendre et venir écouter le reste de l’histoire. Après tout, ce n’était pas tout à fait sa faute s’il lui avait cassé une dent…

Son grand-père se rassit dans son fauteuil et toussota.

– Alors, où en étions-nous? Ah, oui! L’équipage… Nous avons passé des mois sur les différents océans, traversé les pires tempêtes de mer. J’ai vomi un tas de fois. Je n’avais jamais été aussi malade de ma vie! J’avais l’impression que la vieille sorcière avait raison, moussaillon. Cette boussole était une vraie malédiction! Je n’en avais parlé à personne, mais j’aurais dû! Crois-moi, mon garçon, il y a des secrets qu’on ne peut pas garder pour soi, il faut les partager avec des gens en qui on a confiance, pour se sentir mieux.

– Comme avec toi?

– Oui, comme avec moi, ou quelqu’un d’autre que tu aimes et qui ne te trahira pas.

Léo réfléchit un instant. Il avait confiance en sa famille et en ses copains Killian et François… même en Marc, son petit frère. Son chien, eh bien, comme il ne parlait pas vraiment, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Une personne de confiance, c’est quelqu’un qui nous aime et qu’on aime. Il acquiesça, signifiant à son grand-père qu’il avait compris.

– Comme je te le disais, j’avais un gros secret et cette boussole, je voulais la jeter dans l’océan, mais l’impression que les évènements empireraient, si je le faisais, m’en a empêché.

– Mais pourquoi tu l’as gardée, alors? demanda Léo qui ne comprenait pas.

– Je m’étais dit que je pourrais toujours la revendre, mais voyant qu’elle me portait malheur, j’ai décidé de faire comme la sorcière me l’avait suggéré : la partager avec quelqu’un de confiance. Un autre mousse comme moi, Albert. On s’entendait très bien lui et moi et on partageait la même cabine. On s’aidait depuis le début du voyage, alors je me sentais en sécurité. Puis, comme pour me montrer que j’avais fait la bonne chose, quelques jours plus tard, la pluie s’est arrêtée, la mer s’est calmée et nous avons touché terre.

– Elle t’a porté fanze… souffla Léo.

– Et oui, matelot, elle m’a porté chance, mais pas pour longtemps…

Se souvenant de sa pensée de tout à l’heure, Léo toussota et regarda son grand-père qui fixait sa pipe.

– Dis, papi, est-ze que Marc peut nous refoindre, maintenant? Fe crois qu’il aimerait l’hiztoire, lui auzi.

– Oh, ne t’inquiète pas, fiston. Je crois que ton petit frère doit être sorti de son lit, maintenant, et qu’il nous écoute du haut de l’escalier. Tu veux une part de gâteau, Marc?

Un craquement se perçut à l’étage et au bout de quelques secondes, le petit Marc descendit les marches de l’escalier, un pouce dans sa bouche et ses cheveux roux tout ébouriffés. Léo sourit, et son grand-père lui envoya un clin d’œil. Marc se précipita sur le canapé près de son grand frère qui lui avait fait de la place à ses côtés. Ils s’enveloppèrent tous les deux dans les grosses couvertures. Leur grand-père se leva, emporta les verres, et alla encore une fois dans la cuisine. Profitant de son absence, Léo partagea sa théorie de madame Béa avec Marc.

Chai pas, ch’est une gentille madame, madame Béa, peut-être que ch’est une fée, comme la fée des dents?

– Hum… peut-être… faudrait vérifier, dit Léo, pensif.

– En tout cas, moi ch’aime bien l’hishtoire de papi! s’exclama Marc, son pouce toujours dans la bouche, en posant sa tête contre l’épaule de son frère.

– Ouais, elle est fouette.

– Tu crois qu’il a la bouchole?

Fe zais pas. On verra à la fin de l’hiztoire, répondit Léo en voyant son grand-père arriver avec un plateau de verres de lait chaud.

Décidemment, son grand-père savait comment raconter des histoires.