Quand il était petit, Edgar rêvait souvent d’une cascade. Dans une grotte, très loin sous la terre, brillait une lumière bleue et coulait une cascade qui produisait un ruissellement cristallin.

Edgar était là.

Seul.

Il écoutait la musique de l’eau. Il regardait les lueurs bleues qui l’attiraient. Puis il se réveillait avec le sentiment d’avoir passé toute la nuit dans la grotte. La journée suivante, il continuait d’entendre la cascade : à l’école, dans les silences de la classe, quand l’enseignante se taisait et que tout le monde était concentré sur un examen, ou bien quand sa mère ne disait rien, occupée à préparer le repas, ou encore quand son frère ne venait pas le harceler.

(Tu as été adopté… 

C’est pas vrai!

Si, c’est vrai, j’ai entendu Mamie le dire!)

Puis son frère retournait jouer, ne laissant à Edgar que le son obsédant de la cascade. Mais cela était il y a bien longtemps… Et maintenant qu’Edgar se considère grand, il ne rêve plus de la cascade. Mais son frère l’embête encore.

***

Ce jour-là, Edgar est heureux. C’est sa fête. Et pour sa fête, sa mère les emmène au cirque, son frère et lui : le cirque Onéiros, arrivé il y a une semaine en ville. Des affiches ont été accrochées à tous les poteaux électriques du chemin de l’école.

Dans la file d’attente, il serre la main de sa mère. Son frère agrippe l’autre main. Leur mère paie les tickets. Avant de pénétrer sous l’immense chapiteau rouge et bleu, ils peuvent en faire le tour afin de visiter la ménagerie. Le spectacle commence dans une demi-heure. Impatient, Edgar calcule : combien de minutes dans une demi-heure, combien de secondes dans une minute… Trop de chiffres! Dans les cages au sol recouvert de paille, des licornes, des pégases et des sphinx tournent en rond, le regard triste. Sa mère lui explique que ce sont un tigre, des lamas et deux panthères, mais Edgar fronce les sourcils, d’autant plus que d’étranges gnomes leur indiquent le chemin. D’ailleurs, il paraît que ce sont des gens qui travaillent pour le cirque, et non des gnomes. Mais alors pourquoi ils ont des oreilles pointues? Ils n’ont pas les oreilles pointues, mon chéri. De retour aux portes du chapiteau, chacun donne son billet aux deux centaures qui montent la garde. Les hommes-chevaux prennent les billets, les observent un instant, puis les mettent dans leur bouche et les mâchent. Ils paraissent satisfaits. Ils tirent alors les rideaux, deux pans de toile en plastique rouge décorés d’étoiles bleues : Edgar, sa mère et son frère peuvent enfin entrer. Pourquoi ils ont mangé nos billets, maman? Mais les gens ne mangent pas les billets, Edgar. Et pourtant il entend les gardiens cracher quelque chose, et c’est sûrement les billets. Ils vérifient le goût pour savoir si ce sont de vrais billets. Sûrement.

Les voilà dans le chapiteau. De l’intérieur, il paraît à Edgar bien plus grand que de l’extérieur. Une cathédrale de nomade. Il faut grimper des marches et faire attention : les gradins de bois ne semblent pas très solides, mais se remplissent vite. Ils choisissent un banc et s’assoient. Son frère essaie de l’embêter, mais leur mère les sépare avant qu’Edgar ait eu le temps de répondre. Ce n’est pas grave, il pourra le faire en rentrant à la maison. Rira bien qui rira le dernier. Le spectacle va bientôt commencer. Les lumières des gradins s’éteignent et un monsieur bien habillé, le visage tout blanc, entre et se place au milieu de l’arène. Il a un micro. Une larme noire est dessinée sur sa joue. Maman, pourquoi il est triste le monsieur? Je ne sais pas Edgar, écoute, il va peut-être l’expliquer.

Seul le monsieur triste est éclairé par les projecteurs. Il commence par dire son nom – monsieur Loyal – et présente les numéros suivants. L’orchestre commence à jouer une musique semblable à celle des cartoons qu’Edgar écoute à la télé. Les jongleurs arrivent en premier, cabrioles enflammées, équilibres et envolées de quilles. Ensuite des clowns s’embrouillent, trébuchent et se font poursuivre par monsieur Loyal à force de ne faire que des bêtises. Edgar les trouve drôles, mais il préfère les jongleurs parce qu’ils crachent du feu. Viennent les animaux bondissant et rugissant : le dresseur ose mettre sa tête entre les mâchoires du sphinx! Puis monsieur Loyal revient, avec une deuxième larme sur la joue. Tu as vu, il est de plus en plus triste ou quoi? On dirait, oui. Il annonce le numéro de trapèzes, le dresseur de lucioles et le magicien. Edgar crie pendant le numéro des trapèzes et serre la main de sa mère. Les lucioles sont merveilleuses, et le magicien terrible! Avec son frère, ils font des oh et des ah dès qu’un numéro le permet.

Et monsieur Loyal revient une dernière fois, avec une troisième larme sur la joue. Ensuite commence le numéro dont Edgar se souviendra toute sa vie : celui du Marchand de Sable.

***

Quand Edgar se réveille, il est encore au cirque. En face de lui, au milieu de l’arène, se tient le Marchand de Sable : une grande ombre. Une porte haute et ronde se dresse derrière lui, et il tient dans sa main une boule de cristal. Lui seul est éclairé par un projecteur et, dans la pénombre, Edgar distingue le public. Sa mère et son frère dorment, appuyés l’un sur l’autre, encore assis sur les bancs, les yeux fermés.

Edgar est seul avec le Marchand de Sable.

Tout le monde dort. Certains ronflent.

L’homme habillé de noir porte un masque blanc. « Ce numéro est seulement pour toi, Edgar. Je vais ouvrir la porte et Léthé, ma sœur, va venir te chercher. » Sa voix douce et grave semble provenir de partout à la fois. Comme si tout le chapiteau chuchotait à l’oreille d’Edgar.

L’enfant sourit. Il attend que quelque chose se passe.

Il remarque que des brins de fumée s’échappent des narines, de la bouche et des oreilles de tout le public. Il ne sait pas quand le phénomène a bien pu commencer. Progressivement, des vapeurs multicolores montent dans l’air du chapiteau puis commencent à tourner sur elles-mêmes. Elles dessinent un grand tourbillon de fumée translucide et légère, une spirale dont le centre est la chevelure noire du Marchand de Sable. Un lent et merveilleux cyclone.

D’un coup d’œil à droite, il vérifie : oui, sa mère et son frère exhalent de la fumée. Des rubans de coton transparent, dont les couleurs changent, avec des reflets moirés, s’échappent de leurs oreilles, de leur bouche et de leur nez et s’envolent vers le grand tourbillon des rêves, jusqu’à descendre dans la chevelure noire qui absorbe tout.

Le Marchand de Sable est un pilier de nuit, au centre d’une galaxie de couleurs. Depuis l’arène, il tend la boule de cristal à Edgar, qui la regarde, hypnotisé. Alors, comme s’il était en train de rêver, Edgar se lève et se détache de son banc, ne vole pas, ni ne tombe, mais quelque chose entre les deux, jusqu’à l’orbe. Ses pieds se posent doucement sur le sable au centre de l’arène, juste devant le Marchand de Sable, qui s’incline pour qu’Edgar puisse regarder dans la boule. Un instant, derrière le masque blanc de l’homme, Edgar aperçoit des yeux bienveillants dont l’éclat ténébreux le fascine et le happe. Le Marchand de Sable lui fait alors un clin d’œil.

Edgar sourit et regarde à nouveau dans la boule de cristal, où il voit un petit Edgar, en train de regarder dans la boule de cristal du Marchand de Sable, où un autre Edgar, minuscule, regarde dans la boule de cristal du Marchand de Sable, et sans doute doit-il voir un Edgar encore plus petit regarder dans la boule de cristal…

Pris de vertiges, il se demande si l’œil géant d’un Edgar bien plus grand le regarde. Il lève les yeux, mais il ne voit rien d’autre que des câbles et des projecteurs éteints.

Alors, sous chaque chapiteau, derrière chaque Marchand de Sable, dans chaque boule, la grande porte ronde commence à s’ouvrir.

 

***

Je suis Léthé et j’arpente les mondes de la nuit, du rêve et de l’oubli. Je donne à chaque rêve la possibilité de disparaître dans le néant de la mémoire.

Quand le Marchand de Sable ouvre le passage qui relie le jour et la nuit, comme un pont au-dessus de l’abîme, je passe de l’autre côté et j’entre dans le Cirque Onéiros. Je prends l’enfant par la main et nous franchissons le pont dans l’autre sens. La porte se referme derrière nous. Nous traversons d’abord le monde de la nuit et j’ai déjà derrière moi un grand adolescent fragile. Nous entrons ensuite dans l’entre-deux, le royaume du songe : une longue marche jusqu’au cœur du pays, où se trouve l’entrée de la caverne sur laquelle je règne sans partage. J’ai déjà dans ma main celle d’un jeune homme. Chaque fois, ce don de vieillir me surprend. Le temps passe si vite dans l’oubli.

Nous pénétrons dans la caverne et nous descendons longtemps vers les profondeurs. L’enfant qui m’accompagnait est déjà devenu un adulte. Le sentier, éclairé par de fantastiques champignons luminescents, serpente entre deux parois. L’oubli se sédimente, en forme de stalactites gracieuses, en colonnes irrégulières, en bulbes de calcaire rêveurs. L’adulte est un vieil homme, le vieil homme un vieillard qui a des difficultés à marcher. Le chemin continue et s’ouvre parfois en d’immenses grottes habitées par le silence ou se rétrécit en boyau étroit de solitude humide. Enfin, nous arrivons dans la caverne proprement dite.

Le cœur de la nuit, le temple de l’oubli.

La lumière du diamant bleu règne ici. Il resplendit, serti dans un rocher, au centre de la caverne oblongue dans laquelle nous pénétrons. L’enfant que j’emmenais est mort : il est maintenant une âme. Si légère et si brumeuse… La lumière l’appelle. Alors la vapeur blanche qui est tout ce qui reste de l’enfant remonte lentement les rayons de lumière bleue et va se confondre au diamant qui l’avale dans un éclat d’azur.

Moi, Léthé, j’attends quelques instants. Puis, doucement, comme prévu, comme chaque fois, l’eau de la rivière souterraine recommence à couler. Elle cascade depuis une bouche obscure située au fond de la grotte. Elle forme ensuite un lac autour du diamant bleu, et le rocher où il est serti devient une île au centre de la vasque. Puis l’eau continue son chemin, redevient rivière et s’enfonce vers d’autres profondeurs.

Le ruissellement cristallin.

Le chant aquatique de la cascade résonne dans la lumière bleue, qui, réverbérée par l’eau, ondule et miroite doucement sur les parois de la caverne.

C’est le signe.

Je prends le chemin du retour, apaisée.

***

Quand le spectacle est fini, le public applaudit et commence à sortir.

Une mère tient son enfant par la main.

— Maman, j’aimerais bien avoir un petit frère.

— Je t’ai déjà dit que c’était difficile pour moi. Avec ton papa, on essaie très fort. Tu voudrais l’appeler comment?

— Edgar.