« Pâques », Le testament de feu, Krzysztof Kamil Baczyński

 

Un matin blanc de sa seule nudité coule en flaques sur les planchers. Le soleil derrière la fenêtre est une main sur l’épaule : c’est un matin d’avril à mourir à contretemps.

En lui, les colombes tournoient, marquent les traces de leur vol
et telle la poussière dans une lumière douce se changent en or.

Ce temps, comment changera-t-il en un instant d’horreur?

Matin fidèle – la tempe frappe, la tête tournoie et la croûte suinte, et ceci est mon corps.

 

***

C’est une rue française et vieillarde, qui clopine et saigne des rumeurs, des baves en ressac et d’anciennes crevasses écartées au couteau, qui roule des rires et des remugles de donjons. Des femmes aux noms de temps jadis tournoient encore avec le vent autour des croix. Vivants, n’enquerez de sepmaine où elles sont… car on se tue ici – de sou, de vin, d’amour. Dans cette rue, béante et sans suture je ne fais jamais halte. J’ai des maladresses et des trébuchements, et des mains maigrelettes à lâcher des sanglots sur les pavés.

Ô pays ! Je connais
de toi trop d’yeux qui s’éteindront un jour
avant qu’on y reconnaisse un feu
que la poussière les taraude dans la tombe.

 

***

 

Penchée à la fenêtre – muette, très haute, sous le toit – je souffle trois vers orphelins qui lèchent les nuages et tracent des chemins de thé bouilli, de bois sale, de brûlures agrandies. Je les jette comme des miettes, sur les pierres, sur l’écorce des murs – ils s’envolent.

Je connais trop de temps qui s’écrouleront
avant même que la sainteté les honore comme la couronne des rois.

 

***

 

À midi, à table, c’est une tranquillité inquiète et fraternelle. Andrzej ne moque pas mes louanges, prises aux pièges des couloirs, happées aux carrefours.

Daj mi swój talerz. Donne-moi ton assiette.
Mój talerz. Tiens, la voilà.
Groszek? pasztet? Petits pois, pâté?
Dziękuję.

Le geste est quotidien et sacré, sa voix invariable et sonore comme des pas – et aussi de passage.

Prosze.

Je lui souris, et il me croit.

 

À la télévision c’est une communion mystique : Jan Paweł II est mort. Requiem æternam dona ei, Domine. Les femmes navrées de Wadowice pleurent sur notre table et dans notre vin de cerises, wisniowska trempée de larmes, de fatigue et de chagrin ramassé.

Et ceci est mon sang.

 

Naz drovie. À ta santé.
Naz drovie.

Andrzej s’enivre. Andrzej mon Illégal abhorre les églises. Mais il porte – je le sais – des christs et des crucifixions – en sceau de jaspe, en pierre veinée incorruptible, le nom Karol qui pavoise aux parvis, le nom Karol de l’empereur roi de Bohème et de Hongrie, mort en exil loin des murailles hématites de Karlštejn et de Saint-Venceslas. Beatus Carolus Austriae.

 

***

 

L’après-midi nous laissons les donjons et les croix, les lapidaires impériaux : nous allons sur les crêtes au soleil qui s’enlise. Sur les hauts plateaux couchés contre les rus, le vent disloque les épitaphes, pétrit l’espace de traîtresses somnolences et le laboure de fausses pistes – nos gorges haletantes avalent ses bourrasques. Dans les genêts encore gris de l’hiver et ployés comme des corps de femmes, il fait des bruits de bêtes, nous pousse au fond des chemins creux, et de notre mémoire.

 

Ô pays : je suis la douleur de ta douleur

et le sang de ton sang blanc – froment des champs,
et de ce sang pourpre dans ta langue.

 

 

Tysiąc dwieście
czterdzieści jeden
metrów.

Le basalte au sommet est griffé, rituellement : mille deux cent quarante-et-un mètres. A l’heure vespérale, la toise de la terre est dans nos bouches un verset d’Oremus et d’Élévation : ivres d’efforts, de communion, nous écoutons les soupirs exaltés de la lande. Comme il fait nuit nous courons pour descendre. Les arpents robustes des syllabes se défont en rumeurs de galop sous les sapins obliques, et nos rires en échos sourds, en souffles dispersés : ils meurent de peur, de fatigue, d’être si mélangés.

 

***

 

Que soit sanctifié, dans la lumière, la poussière qui tournoie,
que soit sanctifié ce jour qui est amour

 

Jan Paweł II est mort. Requiem æternam dona ei, Domine.

Ce soir pourtant nous serons là encore, serrés dans notre maison maigre aux mains grises, aux pieds froids. Ce soir nous mangerons les kanapka dans notre rue vieillarde, et nous boirons la wisniowska – et elle sera caresse sur l’épaule.

Pourvu que notre vie dure un peu, encore un peu.