[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.[/information] Quand j’ai appris l’existence du Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire, j’ai eu envie de profiter de cette occasion pour me replonger dans mon mémoire en recherche-création. Il s’agissait pour moi d’une façon de faire durer le plaisir qu’avait représenté l’opportunité de pouvoir rédiger une fiction féministe. En août 2014, j’ai déposé, à l’Université de Montréal, un mémoire de recherche-création en littératures de langue française intitulé « Ce ne sont que des corps; suivi de L’idéal de l’androgynie dans Le réservoir des sens de Nelly Kaplan ». Dans le cadre de ce forum, où je devais présenter un aspect de mon mémoire pouvant ouvrir à la réflexion et à la discussion, j’ai choisi de parler des études sur le genre, cette source d’inspiration inépuisable qui a nourri ma création. Comme je l’ai mentionné précédemment, le dossier réflexif de mon mémoire portait sur le recueil de nouvelles Le réservoir des sens de Nelly Kaplan. Née en Argentine, en 1936, Nelly Kaplan vit maintenant à Paris où elle est écrivaine et cinéaste. Dans son recueil, elle dévoile l’absurdité des conventions sociales, des légendes et des mythes associés aux identités sexuées et sexuelles. Cela, selon moi, pourrait faire de son œuvre, publiée en 1966 et illustrée par André Masson, l’une des œuvres de fiction ironique les plus féministes de la seconde moitié du XXe siècle.

Dans sa postface au Lieu du genre : la narration comme espace performatif du genre, Andrea Oberhuber écrit :

[l]’identité du sujet n’existe que sous la forme d’une série de performances, de mises en scène d’une identité que l’on veut bien adopter le temps du jeu de rôle, justement, que l’on performe tous les jours, devant soi ou face à autrui. Tant le sujet femme que le sujet homme « performent » une identité : celle-ci n’existe que parce qu’elle est donnée à voir quotidiennement; et c’est en raison de leur itération que les normes de l’identité sexuée finissent par sembler naturelles (2011 : 206).

En d’autres mots, les identités féminines et masculines sont performées par les sujets qui choisissent de les endosser, comme on porte un masque ou un habit dans le but de modifier son image. C’est à ces performances que j’ai songé au moment d’élaborer le titre de mon récit : dans Ce ne sont que des corps, on entend le mot « décor » qui renvoie à l’idée que l’on performe une identité féminine ou masculine, comme on pourrait jouer un rôle au théâtre. En choisissant de consacrer le dossier réflexif de mon mémoire au Réservoir des sens de Nelly Kaplan, il me fallait trouver un lien entre ma propre création et ces nouvelles : un exemple littéraire à partir duquel mon écriture allait pouvoir prendre son essor. Ce sont la manière dont Kaplan joue avec le sexe et le gender de ses protagonistes ainsi que la non-coïncidence des identités féminine et masculine avec certains attributs ou comportements sexués qui ont retenu mon intérêt. En effet, pour Kaplan, « une création digne de ce nom ne peut être qu’androgyne » (2004 : 27-28). C’est cette idée qui m’a guidée pendant l’élaboration de mon récit.

C’est à Judith Butler, une philosophe américaine, qu’on doit la théorisation de la « performativité du genre ». Elle s’est fait connaître en publiant, en 1990, un essai intitulé Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion où elle propose ses analyses du caractère performatif du genre. Il peut sembler anachronique d’utiliser une théorie élaborer dans les années 1990 pour analyser des nouvelles publiées en 1966. Toutefois, dans cet essai où Butler cherche à ouvrir le champ des possibilités en matière de gender, elle parle d’un rire qui subvertit la vision essentialiste du féminin et du masculin. La philosophe explique que les pratiques parodiques des identités sexuées et sexuelles performées produisent un effet de pastiche qui révèle le statut fantasmatique de ces identités. Autrement dit, le fait que l’on puisse imiter le gender de façon parodique démontre qu’il relève de la performance. Or, on retrouve ce rire subversif dans pratiquement chacune des nouvelles du Réservoir des sens. Par conséquent, ce n’est pas parce que Butler n’avait pas encore théorisé la « performativité du genre » que Kaplan n’avait pas conscience du caractère absurde de la vision essentialiste du féminin et du masculin. Ainsi, l’auteure du Réservoir des sens masculinise ses personnages féminins et féminise ses personnages masculins afin de les faire apparaître sous un nouveau jour et de confronter le lecteur aux idées reçues en matière d’identités « naturelles ». C’est également ce que j’ai cherché à faire dans mon récit où, par exemple, un narrateur de sexe masculin enfile des escarpins à talons très hauts pour plaire à une femme :

Avant que Michelle puisse ajouter quoi que ce soit, je retirai tous mes vêtements et enfilai les souliers. Le ravissement reparut sur le visage de ma partenaire. Mes pieds étant pratiquement en équilibre sur le bout de mes orteils, je me cambrais et mon derrière s’offrait plus bombé à sa vue. Deux sentiments se bousculaient dans ma tête : je me sentais à la fois ridicule et désirable (Sabourin, 2014 : 28).

Mes personnages, de même que les personnages du Réservoir des sens, n’imitent pas des originaux : ils sont la démonstration de l’idée que le genre n’est qu’une mascarade. Ainsi, Kaplan renverse le modèle philosophique aristotélicien sur lequel sont conçus les rapports entre « féminin » et « masculin ». Celui-ci « repose sur une vision binaire et hiérarchisée : le masculin est lié à des valeurs positives (esprit, raison, création) et le féminin au pôle négatif opposé (corps, folie, procréation) » (Boisclair et Saint-Martin, 2007 : 11). Dans la nouvelle « L’élection de M. Univerge », (dont le titre est construit sur un astucieux calembour) la narratrice présente les participants de la compétition dans ces mots : « Au fond, il s’agit de garçons faciles qui n’aspirent qu’à une vie assurée, rêvant d’être élus pour pouvoir […] se marier. Des hommes sans intérêt, quoi ! » (Kaplan, 1995 : 32) Dans cette phrase, la narratrice décrit les participants comme étant des coquilles vides, des hommes utilisant leurs corps avantageux pour réaliser leur vœu le plus cher : se marier. Or, le mariage conduit traditionnellement à la procréation. Cette valeur associée au féminin jusqu’à la révolution sexuelle des années 1960 est recherchée par les participants du concours, alors qu’elle est rejetée par chacune des héroïnes du recueil. Ainsi, la protagoniste de la nouvelle « Le plaisir solidaire », une jeune femme récemment décédée et ramenée à la vie par les caresses d’un nécrophile, termine son récit en disant : « je sais que nous vivrons très heureux et que nous n’aurons pas d’enfants » (Ibid.: 38). Quant à la nouvelle « Aimez-vous les uns sur les autres », elle commence de cette façon : « que les âmes sans cibles et les petits enfants ne viennent pas à moi » (Ibid. : 63). La nouvelliste reprend la formule qui clôt les contes de fées et les paroles du Christ de façon à exprimer le refus de procréer de ses protagonistes féminins. D’ailleurs, les personnages de femmes du Réservoir des sens sont liés à des caractéristiques généralement attribuées aux hommes, telles que la puissance, le savoir et la raison, tandis que les personnages masculins montrent des traits jugés typiquement féminins, tels que la faiblesse, l’objectification de leurs corps et l’intuition. Dans les nouvelles, ce jeu sur le gender est également effectué sur le plan de la narration, et, par conséquent, sur le plan de la focalisation. Dans un article intitulé « Deviant Games », Gwendolyn Wells propose une lecture du roman Les Mémoires d’une liseuse de draps de Nelly Kaplan et suggère que cette œuvre constitue une perversion humoristique et féministe du genre déjà pervers qu’est la littérature pornographique. Le recueil de nouvelles Le réservoir des sens peut être lu sous le même angle. Selon Wells, Kaplan s’approprie les lieux communs de la littérature pornographique et déstabilise le lecteur en les soumettant à des stratégies d’écriture féministes. Ainsi, Wells souligne l’importance accordée au regard dans les textes érotiques où le voyeurisme fonctionne comme dispositif narratif. Ces récits sont généralement construits de façon à inclure un lecteur hétérosexuel de sexe masculin et à lui donner l’impression qu’il participe à la scène. Autrement dit, ces textes dédoublent le regard masculin sur le corps de la femme, qui se soumet sous le regard d’un hypothétique lecteur mâle. Or, dans plusieurs nouvelles du Réservoir des sens, Kaplan brise cette dynamique en déplaçant le regard du lecteur. Dans « L’élection de M. Univerge », par exemple, elle insiste sur l’inscription à la première personne d’une subjectivité féminine : sa nouvelle ne cherche pas à inclure un lecteur hétérosexuel, mais une lectrice hétérosexuelle qui peut s’imaginer participer à l’action du texte ou, du moins, à une forme de voyeurisme. Le renversement est d’autant plus considérable du fait que les personnages masculins s’offrent sur une scène et que les personnages féminins les observent depuis le premier rang. Ainsi, la narratrice de la nouvelle dit : « Ils sont tous là, de profil sur la scène, parés de leur plus éblouissante nudité. […] Nous, les membres du jury, assises au premier rang, observons leurs atouts avec une attention amusée et un brin de mépris » (Ibid. : 91).

Créer en s’inspirant des études sur le genre, ce n’est pas seulement avoir la volonté de brouiller la pensée dichotomique des enjeux identitaires, c’est aussi dénoncer l’injustice des rapports de pouvoir entre les sexes. À ce sujet, Andrea Oberhuber écrit :

Judith Butler, dans Gender Trouble, part de l’idée que l’univocité du sexe, la cohérence interne du genre et le cadre binaire qui régit à la fois le sexe et le gender sont des fictions régulatrices instaurées différemment à chaque époque clef de l’histoire de l’humanité; avec comme finalité de consolider voire de « naturaliser » des régimes de pouvoir convergents de la domination masculine. À l’intérieur de ce cadre normatif, les identités « autres » sont considérées comme des anomalies troublant l’ordre établi (2011 : 201).

Autrement dit, la conception dichotomique des identités et des rôles sexués justifie des rapports de pouvoir entre les sexes qui n’ont pas lieu d’être, et les identités qui n’y correspondent pas perturbent ces rapports de pouvoir. En inversant cette hiérarchie sociale, Kaplan déconstruit les normes et permet à de nouvelles configurations narratives du gender de les remplacer. Par exemple, dans la nouvelle « Je vous salue, Maris… », un narrateur à la première personne décrit son existence dans un monde renversé où les humains vivent « de nouveau sous le régime du matriarcat » (Kaplan, 1995 : 17). Celui-ci, qui malgré sa condition d’homme possède une intelligence « au-dessus de la moyenne » (Ibid. : 17), a « parfois l’espoir d’un changement » (Ibid. : 17). Mais « quand quelquefois [il] essaye de susciter une révolte, [ses] compagnons [le] regardent affolés et s’écartent de [lui] avec méfiance » (Ibid. : 18). C’est que le héros de la nouvelle est un esclave sexuel. Ainsi, il dit : « Dès ma plus tendre enfance, j’ai été initié à toutes les subtilités des rites que les femmes viennent célébrer ici, pour oublier les fatigues de leurs journées lourdes de travail et de responsabilités » (Ibid. : 19).

Dans L’ironie littéraire : essai sur les formes de l’écriture oblique, Philippe Hamon écrit : « [i]l s’agit, dans l’ironie, plus souvent, soit d’inverser ou de permuter des rapports, soit de contester ou de disqualifier globalement des modes et des structures d’argumentations ou de raisonnements, plutôt que de prendre simplement le contraire d’un mot  » (1996 : 23). Dans « Je vous salue, Maris… », Kaplan renverse ironiquement les rapports de pouvoir entre les sexes, mais elle exclut également certaines argumentations. C’est le cas lorsque le narrateur rapporte les paroles des femmes qui cherchent maladroitement à le consoler :

Vous ne serez jamais heureux, me disent-elles. Vous pensez trop. À quoi bon? il est plus simple de vous résigner. De toute façon, vous ne pouvez pas changer la condition de l’homme. On ne peut pas modifier un état de fait établi. Comment expliquez-vous que les grands créateurs soient toujours des femmes? ajoutent-elles avec une douceur teintée de quelque agacement (Kaplan, 1995 : 18).

Il s’agit du type de justification dogmatique à laquelle les défenseurs de l’égalité entre les sexes doivent faire face. Le fait que les rôles sexués soient renversés dans ces affirmations déclenche le rire du lecteur parce qu’il a l’habitude d’entendre (et de vivre) le contraire. Kaplan utilise sensiblement le même procédé lorsqu’elle met dans la bouche de son personnage masculin les paroles suivantes : « C’est l’éternel masculin avec ses faiblesses et ses roueries. On ne peut guère se fier au sexe faible » (Ibid. : 18). Mais, comme le fait comprendre Philippe Hamon :

si faire de l’ironie consiste à vouloir remplacer une norme jugée comme négative par une autre évaluée par l’ironisant comme plus positive […], on peut faire l’hypothèse que ces deux normes devront avoir, dans le texte, quelque incarnation effective et remarquable. Certains personnages, certains objets, certains textes devront représenter ces deux systèmes de valeurs (1996 : 30-31).

De fait, la nouvelle « Je vous salue, Maris… » met en scène une norme sociale que Kaplan juge négative : les rapports de pouvoir entre les sexes. Cette norme est toutefois contrebalancée par une autre norme, que la nouvelliste évalue de façon beaucoup plus positive. Tandis que les hommes et les femmes représentent la hiérarchie sociale critiquée par l’auteure du Réservoir des sens, les « androgynes troublants aux yeux semés de poussières d’or » (Kaplan, 1995 : 19-20) incarnent le chemin à suivre. Le narrateur de la nouvelle le confirme : « Nous, les hommes, et les femmes qui aujourd’hui nous dominent, disparaîtrons dans les siècles à venir. Et je crois que ce ne sera que justice » (Ibid. : 20). Le message de Kaplan est simple : débarrassons-nous du cadre binaire qui régit le sexe et le gender puisqu’il est tout aussi redoutable lorsqu’il place les femmes en haut de la hiérarchie sociale. En d’autres mots, privilégions l’androgynie : ouvrons les possibilités en matière de gender et cessons de justifier des rapports de pouvoir entre les sexes qui ne peuvent que nuire à leur entente. Je vous rappelle que Kaplan a publié Le réservoir des sens en 1966, c’est-à-dire juste avant l’avènement du féminisme. Dans sa nouvelle « Je vous salue, Maris… », l’ironie renverse les rôles sexués pour faire voir, de manière presque caricaturale, aux hommes qui se préparent à vivre la révolution sexuelle, ce que c’est que d’être le sexe subalterne dans une société inégalitaire. La nouvelliste aborde la question du pouvoir intellectuel (« Les hommes n’inventent jamais rien » (Ibid. : 18)), créateur (« Ils ne créent jamais rien de saisissant » (Idem.)), économique (« Elles se sont admirablement arrangées pour nous donner l’essentiel : le gîte, le couvert et même le confort » (Idem.)) et sexuel (« Elle approche et, d’une voix noyée par l’abus des liqueurs martiennes, elle me salue. Puis, elle commence à me déshabiller » (Ibid. : 20)). Kaplan prend position sur ces questions, d’une importance capitale pour la libération sexuelle, et exprime l’urgence pour la femme de s’émanciper. Elle le fait à travers une œuvre mettant en jeu une ironie qui prône cette libération, mais qui souligne aussi ses failles. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce recueil de nouvelles est toujours d’actualité : malgré la révolution sexuelle, au sein de notre société de consommation, la femme, et plus particulièrement son image, sont des produits comme les autres, consommés à outrance. C’est également pour cette raison que les études sur le genre doivent continuer à nous inspirer. En effet, en écrivant des récits qui ébranlent par l’humour et l’ironie les contextes culturels qui produisent les hiérarchies, nous permettons à des lecteurs d’échapper, le temps d’une lecture, à la tyrannie des normes et nous leur rappelons qu’il ne tient qu’à eux de s’y soustraire.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BELEN, Mémoires d’une liseuse de draps, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1974.

BOISCLAIR, Isabelle et Lori SAINT-MARTIN, « Féminin/Masculin : Jeux et transformations », Voix et images, vol. 32, n° 2 (95), hiver 2007, p. 9-13.

BUTLER, Judith, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2005 [1990].

CALLE-GRUBER, Mireille et Pascale RISTERUCCI [dir.], Nelly Kaplan : le verbe et la lumière, Paris, L’Harmattan, 2004.

HAMON, Philippe, L’ironie littéraire : essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur, 1996.

KAPLAN, Nelly, Le réservoir des sens suivi de La gardienne du temps, Paris, Le Castor Astral, 1995.

OBERHUBER, Andrea, « Postface : Gender Politics et genre de questions littéraires », dans Patrick FARGES, Cécile CHAMAYOU-KUHN et Perin EMELYAVUZ [dir.], Le lieu du genre : la narration comme espace performatif du genre, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 197-209.

SABOURIN, Geneviève, « Ce ne sont que des corps ; suivi de L’idéal de l’androgynie dans Le réservoir des sens de Nelly Kaplan », mémoire de maîtrise, Département des littératures de langue française, Université de Montréal, 2014.

Wells, Gwendolyn, « Deviant Games », L’esprit créateur, n° 4, 1991, p. 69-77.