C‘est un de ces débuts d’après-midi d’été où les grillons chantent trop fort, où ça en devient presque un cri de détresse face à la chaleur accablante. L’asphalte semble onduler sous les rayons du soleil, comme si la terre qui sommeille loin en dessous grondait pour se libérer. Au pied de la haie de cèdre, l’ombre est une oasis de fraîcheur salutaire; l’endroit idéal pour prendre une pause de l’été et savourer en silence un Popsicle au raisin.

– Marc! Maarc!

Le jus mauve et sucré qui a coulé sur le côté de ma main jusqu’à mon poignet commence à sécher. En me rendant près de l’entrée de garage, je termine de suçoter les bâtons de bois, jusqu’à y laisser l’empreinte de mes dents, pour en extraire toute la sève.

– Tu vas tenir l’échelle pendant que ton frère arrange la gouttière.

Ma mère pointe le coin du toit, juste en haut de la fenêtre de ma chambre, là où le chéneau s’est décroché de la corniche durant l’orage du mois passé. Les dernières semaines ont été très sèches mais aujourd’hui le temps est lourd et tous les experts de la télé et de la radio s’entendent pour dire que la pluie va tomber cette nuit.

– Penses-tu que t’es capable, mon grand?

Elle me regarde, le sourire aux lèvres mais les yeux tristes. Comme si elle savait que je m’empêche de lui demander pourquoi on ne fait pas comme d’habitude : papa qui répare les choses tandis que Bastien l’assiste et que je regarde en silence, impressionné par la force et par le savoir-faire de mon père et de mon grand frère. Mais aujourd’hui papa n’est pas là, alors je me contente de sourire à mon tour et de hocher la tête. Ma mère prend mon visage entre ses mains et m’ébouriffe amoureusement les cheveux : la tristesse s’est effacée de ses yeux.

Bastien sort du garage avec l’échelle entre les mains, rayonnant de fierté et d’excitation à l’idée d’être le responsable de l’opération : le maître d’œuvre de la gouttière. Une fois l’échelle bien apposée sur le mur de briques beiges, il m’explique ma tâche, s’efforçant d’imiter les mimiques de notre père, d’emprunter son ton de voix posé et réfléchi et d’afficher une assurance immuable, comme pour cacher sa nervosité.

– Faites attention les enfants. Si jamais ça bouge trop ou que tu le sens pas, tu descends, hein Bastien?

– Oui, maman. Inquiète-toi pas là, ça va bien aller. Promis.

Bastien gravit rapidement les premiers échelons et je viens me placer derrière lui pour tenir l’échelle une fois qu’il est rendu à hauteur d’homme. Il prend alors une pause pour observer son progrès. Il n’est pas encore arrivé au tiers de la distance qui le sépare de la corniche que je perçois dans son regard une pointe de vertige, que notre mère ne remarque pas. À mesure qu’il s’approche du pinacle, mes mains se resserrent sur l’échelle en aluminium qui se réchauffe peu à peu sous ma poigne et sous les rayons du soleil. Le chant des grillons semble s’intensifier alors que des gouttes salées commencent à perler sur mon front et coulent immanquablement vers mes yeux. Je reste de marbre, concentré sur ma tâche, à tenir l’échelle de toutes mes forces.

– OK Marc, tiens bon, je commence à réparer.

Bastien allonge le bras vers le coin du toit d’où la gouttière pend et tente de la raccrocher sur la corniche usée par le temps. Ça ne tient pas. Il se reprend à plusieurs reprises, toujours avec le même résultat; son bras est trop court pour atteindre l’endroit crucial.

– Tabarnak…

La sueur dans mes yeux m’empêche de bien le voir.

– Ça va, Bastien?

– Oui, oui. Attends un peu.

Au lieu de descendre afin de replacer l’échelle et de recommencer à zéro, il pose son pied gauche sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, tandis que son pied droit repose précairement sur l’extrémité de l’échelon. Je sens maman qui se crispe dans mon dos.

– Bastien, fais pas ça. Tu redescends tout de suite!

La colère et le regret d’avoir laissé son fils prendre les choses en main se cachent dans le tremblement de sa voix. Mais Bastien ne l’écoute pas, ne se retourne même pas pour indiquer qu’il l’a entendue. Sans hésiter, il agrippe le montant de l’échelle avec sa main droite et s’étire dans un ultime effort. Les secondes suivantes s’enchaînent comme une série de photos parcourues en rafale : le côté droit de l’échelle se décolle du mur, entraîné par le poids de mon frère qui parvient à s’accrocher au rebord de la fenêtre en battant des jambes comme pour résister à l’appel du vide, sous les cris horrifiés de notre mère. Je suis poussé vers la gauche, trop faible pour rétablir l’équilibre de l’outil, qui en vient à se détacher complètement du toit et à basculer lentement vers le sol. J’essaie de le renverser vers le mur en y mettant tout mon poids, incapable de comprendre que l’effet de balancier a rendu l’échelle trop lourde, impossible à rétablir pour un garçon de onze ans.

Ma mère a tout juste le temps de me saisir le bras pour m’éloigner de la trajectoire fatale de l’objet, qui fracasse en tombant le pare-brise de la Pontiac LeMans 81. Mes oreilles se mettent à bourdonner avec l’insistance d’une ruche en colère. Puisant dans une force que je ne lui connaissais pas, maman soulève l’échelle comme si c’était une branche morte et la replace sur le mur en criant des choses indistinctes à mon frère toujours suspendu.

Je n’entends plus rien, les grillons se sont tus. Je reste immobile devant les débris de vitre qui jonchent l’entrée de garage, à regarder mes mains qui tremblent. Les taches mauves ont séché, je sens ma peau tirée par la colle sucrée. Lentement, je porte mes mains à mon visage. L’odeur du raisin acidulé s’est mélangée à celle du métal chaud.