À quelques portes de chez moi il y a un salon de coiffure. La grande devanture est vitrée, on peut voir ce qui se passe à l’intérieur. À force de passer devant, on s’aperçoit qu’il est assez peu achalandé : il y a des clients mais pas des tonnes. C’est le genre d’endroits qui, j’ai l’impression, engrange juste assez d’argent pour rester ouvert, mais pas assez pour mettre à jour la décoration, ou pour faire de la publicité afin d’attirer un peu plus de monde. Ce n’est pas un salon à la mode. Je n’oserais pas m’y faire couper les cheveux.

En attendant les clients, l’un des deux coiffeurs, la cinquantaine, cheveux blancs et lunettes à monture colorée, reste souvent devant, debout sur le palier. Il ne s’assoit pas. Le printemps et l’été, il se tient dans l’embrassure de la porte, et l’hiver, il demeure à l’intérieur, colle son nez contre la vitre. Je le vois souvent. Presque chaque jour depuis que j’habite le quartier. J’attache souvent mon vélo sur le poteau juste devant son commerce. On pourrait se saluer d’un hochement de tête. Bien sûr, on se reconnaît l’un et l’autre, mais on ne fait aucun geste clair pour le signifier. Notre relation tient à davantage qu’à cette indifférence feinte. C’est que, je le sais, il me suit du regard. Je sens ses yeux sur mon dos alors que je marche vers mon appartement. J’ai l’impression qu’il détaille mes émotions, mes humeurs de la journée, qu’il sait si je suis maussade ou enthousiaste. Il me voit le matin quand je vais courir à peine réveillée comme le soir lorsque je sors, ongles vernis, maquillée avec attention. Il me voit dans toutes mes modulations et, sous la pression de son regard attentif, je me sens souvent mise à nu.

S’il m’observe ainsi, ce n’est pas parce que je suis spéciale. Je sais qu’il fait de même avec tout le monde, que mes colocataires successives se sont déjà elles aussi senties épiées. Et parfois, je surprends son regard sur d’autres que moi, des jeunes et des plus âgés, des femmes, des hommes, il n’a pas de préférence, tous semblent aptes à le divertir. Je suis certaine qu’il sait que je connais ses habitudes, c’est peut-être ce qui rend notre lien particulier. Cela et le fait que je me reconnais en lui, parce que je me nourris aussi de la vie des autres. Je passe beaucoup de temps, plus que je ne saurais compter et plus que je ne saurais l’admettre, à lire les rubriques nécrologiques, à naviguer sur des profils Facebook d’inconnus. J’aime voir comment les gens vivent ; j’aime regarder par la fenêtre des appartements quand je marche, le soir. Que ce soit à Outremont ou à Hochelaga, ça m’est égal, pourvu que j’arrive à capter des morceaux de quotidien : un peu de désordre dans une chambre à coucher, quelqu’un en train d’éplucher des carottes dans une cuisine. Au fond, c’est sans doute pour cela que la présence du coiffeur me dérange, me déplaît, ça en fait deux des comme nous dans un périmètre restreint, deux qui volons aux gens des petits bouts, qui en nourrissons nos desseins étranges, dont le sens nous échappe. Car je ne sais pas ce que je fais de ces vies que j’accumule, que je collectionne. Pourtant, j’ai la conviction que ces vies me définissent.

Il n’y a pas longtemps, j’étais dans une voiture stationnée de l’autre côté de la rue du salon de coiffure, à attendre quelqu’un qui tardait à arriver. Le coiffeur était à la même place que d’habitude, debout, à l’extérieur. Je l’ai regardé suivre du regard les gens qui passaient, je l’ai observé écornifler la vie de quartier de manière décomplexée, presque effrontée. Je l’ai regardé longtemps, protégée par la voiture. À cette distance, j’étais certaine qu’il ne pouvait pas m’apercevoir. J’ai senti à ce moment-là que l’équilibre se rétablissait entre lui et moi, entre regardé et regardant. Que c’était moi qui avais le dessus.