Je me rappelle qu’elle m’a volé un chandail, une fois. Un t-shirt fuchsia qui ne me mettait pas en valeur, mais que je portais quand même, surtout les jours de sports.

J’étais assise à ma petite table rouge et je dessinais une carte pour la fête des Pères, quand elle est entrée dans ma chambre. Elle l’a trouvé en boule sur ma commode et l’a pris sans me demander la permission. Elle a enlevé son chandail pour enfiler le mien, me laissant voir son soutien-gorge léopard qui coinçait ses seins l’un contre l’autre et qui laissait dépasser le coin d’un mouchoir. Elle m’a pris des mains la paire de ciseaux que j’utilisais pour ma carte et a coupé une ligne verticale de quelques centimètres dans le col. Il lui arrivait tout juste au-dessus de la taille, laissant apparaître son nombril percé d’une petite fleur rose et argent pointant vers le bas.

— Tu ne le portais plus, de toute façon. Toi aussi, tu pourrais être belle, si tu t’arrangeais un peu, m’a-t-elle lancé en sortant de ma chambre.

J’ai ignoré son commentaire insultant et l’ai suivie jusque dans la salle de bain. Je me suis assise sur la machine à laver, face au miroir, pour avoir un bon point de vue sur sa métamorphose. Déjà, même sans maquillage, je savais qu’elle était plus belle que moi. Je le savais parce que le serveur de la crèmerie oubliait toujours de me donner l’extra-bonbon sur ma crème glacée, alors qu’elle, elle recevait une cerise gratuitement sur la sienne. Ses seins et ses hanches courbées y étaient sûrement pour quelque chose. Elle a commencé par lisser ses cheveux, dont les pointes rebondissaient sur sa poitrine. Elle le faisait sans se presser, mèche par mèche, s’assurant ainsi de n’en oublier aucune. Après quelques minutes, elle a affiché un sourire satisfait et a vaporisé généreusement le tout de fixatif. L’odeur du produit m’a indisposée du nez à la gorge, mais ma sœur n’a pas paru dérangée par la brume âcre. Son visage lui a demandé encore plus de temps. Les crèmes, les poudres, les couleurs, les pinceaux lui servaient à décorer sa peau.

— Tes couleurs sont moins belles que celles que j’ai mises sur ma carte, lui ai-je dit.

J’avais prononcé ces mots avec impatience, d’un ton irrité. Je craignais qu’elle se retourne brusquement ou qu’elle me donne un cou de coude comme elle le faisait souvent, mais elle s’est contentée de me répondre

— Impossible. Mon maquillage coûte plus cher que tes crayons, alors les couleurs sont certainement plus jolies.

Elle s’est retournée en brandissant une petite palette de poudres colorées :

— Tu veux que je t’en applique un peu ?

Une partie de moi était curieuse de voir quel effet cela aurait sur moi. Si j’appliquais une ou deux teintes, peut-être que moi aussi, je pourrais obtenir une cerise gratuite à la crèmerie. Je savais pourtant qu’elle utilisait toutes ces couleurs pour se mettre en valeur, alors qu’elle me les proposait uniquement pour couvrir mon visage qu’elle jugeait disgracieux.

— Non, c’est vraiment laid, ai-je dit en regardant mes pieds.

Elle a haussé les épaules avant de répondre :

— N’empêche, tu devrais en mettre. Les gens porteraient davantage attention à ton visage et moins à tes grosses cuisses.

Elle n’a laissé paraître aucun remords et a fait semblant de ne pas voir mes yeux se remplir de larmes. Elle a poursuivi son travail et a choisi le bâton de rouge à lèvres Sheer Candy, un rose brillant qu’elle appliquait sans dépasser, et qui s’harmonisait parfaitement avec mon chandail. Elle m’a envoyé un baiser ironique dans le miroir avant de quitter la salle de bain. J’ai entendu la porte d’entrée se fermer au loin. Elle m’a laissée comme ça, avec mon insignifiant reflet, une déclinaison ratée de ce qu’elle était. J’ai posé les yeux sur mes jambes, sans arriver à choisir si elles étaient grosses ou pas. Vexée, j’ai pris son rouge à lèvres et l’ai regardé comme si c’était la boîte de Pandore. Je l’ai amené dans ma chambre en réalisant tout le pouvoir qu’il me procurait. Je me suis assise à ma petite table en ouvrant le tube, et j’ai contemplé la couleur. Cela mettrait ma sœur en colère, et si je le portais en public, j’obtiendrais peut-être aussi quelques avantages. En revanche, je savais qu’en appliquer allait lui donner raison. J’ai réfléchi, et finalement, j’ai saisi le tube à la renverse et l’ai utilisé pour tracer soigneusement les mots « Bonne fête des Pères » sur ma carte, avant de le ranger parmi mes autres crayons. Ma sœur avait raison pour une chose : la couleur était belle.