Je me suis souvent sentie vide. Ça fait partie de moi, je crois, cette sensation de n’être habitée que fugacement, par des impressions, des paysages, des passages de livres qui me viennent au bord des lèvres en pleine conversation, ou au bout des doigts quand j’écris. Si on me disséquait, aujourd’hui, on trouverait pêle-mêle, dans le flux de mon sang ou métabolisés par mes organes, quelques instantanés : des passages d’Avital Ronell, le parc Père-Marquette vu de la fenêtre du Café dei Campi, mes chats qui dorment sur un sac qui traîne par terre, la sensation de vertige lorsqu’on descend l’autoroute des Éboulements vers Saint-Joseph-de-la-Rive.

J’ai l’impression que l’écologie entre moi et les images qui me traversent est déficiente, que les expériences restent emprisonnées sous ma peau. Qu’elles ne s’évacuent pas. Sans doute est-ce pour ça que je repense, des semaines durant, à une interaction désagréable avec le barista d’un café. Une remarque désobligeante d’un amoureux, trois fois rien, valse dans mes veines, s’ancre sous mes ongles pendant des jours. Des détails insignifiants deviennent obsédants. Il m’a souvent semblé doucement asphyxiant d’être moi; le débit de mes propres sensations m’étouffe. Peut-être aussi est-ce pour ça que j’emprunte parfois, sans m’en rendre compte, les formes de vie des autres, comme des remparts. Ma manière de prononcer les « a » de façon ouverte et claire vient de ma mère, mon amour de Kate Zambreno, d’un conseil de lecture d’une amie. Je me désole à me découvrir une Frankenstein de l’amitié, du lien familial ou amoureux. J’emprunte des petits morceaux des personnalités des autres, les revêts comme des vêtements. Ils me font un temps une seconde peau qui, friable, finit par se défaire d’elle-même parce qu’elle n’est pas exactement ajustée à ma silhouette. Dans cette pluie de citations qui chutent de mon corps se révèle pourtant ce que je pressens être la vérité, que ma forme est élastique et molle, ouverte à ce qui la traverse.

À ce manque de frontières entre moi et le monde, je pallie en m’entourant de gens qui sont mon contraire; ils sont comme des prothèses que j’adjoins à mon corps pour pacifier un peu mon rapport aux choses. Et sans doute aiment-ils, ou du moins je l’espère, cette porosité qui est la mienne, mon absence de contours clairs qui me rend prête aux changements de plans, absolument ouverte à ne pas suivre la musique. Je crois parfois que si l’on disséquait mes amis, on trouverait à l’intérieur d’eux un fil de fer, quelque chose qui les tient droits, à l’inverse de l’envers de ma chair où tout est liquide, prêt à se répandre. Mes amis adorent répondre à des questionnaires qui permettent de circonscrire leur personnalité, un jeu que je déteste depuis l’enfance, parce que les réponses qu’on me donne me paraissent toujours inexactes, tronquées. Je n’aime pas me faire assigner une identité, je préfère la chercher moi-même, et je me dis que, peut-être, l’écriture me sert à cela. Comme un jeu de piste. Petit morceau par petit morceau, trouver de quoi je suis constituée, et tant pis si à la minute où je nomme quelque chose, elle cesse de m’appartenir tout à fait.