Ce texte a été écrit dans le cadre du dossier « De la littérature vivante », publié en collaboration avec les productions Rhizome.

Déstabilisante et controversée, l’écriture de Mathieu Arsenault possède ce don de ne laisser aucun lecteur indifférent. Depuis Album de finissants (2004) jusqu’à son petit Guide des bars et pubs de Saguenay (2016), les œuvres d’Arsenault sont indéniablement guidées par un désir d’expérimentation qui laisse à la fois une impression d’inachevé et un profond sentiment de réalisme. Dans la dernière année, Arsenault décide d’attaquer la scène, en chair et en os, en présentant une adaptation de son avant-dernier livre, La vie littéraire, qu’il renomme tout simplement La vie littéraire de/par Mathieu Arsenault. Fidèle au style de l’auteur, ce stand-up littéraire est construit de manière à déstabiliser le public, proposant par exemple la voix féminine de la protagoniste du livre par la bouche de son propre auteur ou offrant un after show manigancé de toutes pièces. Si l’œuvre est un coup de gueule en soi, la représentation sur scène semble suivre en tout point l’essence première du récit en extrayant un concentré ininterrompu de cette voix qui prend toute la place jusqu’à faire oublier complètement celle de l’auteur sur scène. L’écriture d’Arsenault est-elle à ce point près de la réalité et de son quotidien langagier qu’elle puisse se matérialiser sur scène sans subtilisation, sans transmutation ? Si tel est le cas, pouvons-nous encore parler d’adaptation ? Chose certaine, l’auteur s’est trouvé un nouveau terrain pour jouer avec nos perceptions et il en profite pleinement.

La scène est vide, pas même un pied de micro ou de décors subtils : aussitôt allumée, la douche, faisant office de seul éclairage, accueille Arsenault qui ouvre le feu d’une unique salve monologique d’environ cinquante minutes. Lorsque l’on se présente à ce genre de spectacle éponyme dit « littéraire » et, qui plus est, investi par son propre auteur, on est en droit de s’attendre à une lecture jouée. Toutefois, Arsenault semble refuser toute étiquette de comédien et, même s’il a été guidé par le metteur en scène et homme de théâtre Christian Lapointe dans la production de ce spectacle, il est clair que le désir des deux créateurs est de présenter sur scène Arsenault lui-même et non pas une quelconque incarnation de sa protagoniste. Évidemment, le choix de porter un T-shirt de sa propre collection[1] avec la sérigraphie de Vickie Gendreault qui affiche en lettrage doré et réfléchissant le nom de l’auteure disparue — amie proche d’Arsenault — n’est en rien le fruit du hasard puisque le récit de La vie littéraire reste fréquemment identifié à un discours qui aurait manifestement pu être tenu par Gendreault[2]. Apparaît donc Arsenault, l’auteur, sans autres apparats que ce T-shirt noir au lettrage aveuglant et, bien entendu, un texte verbalisé à une vitesse fulgurante. Il est vrai que la lecture même de La vie littéraire est essoufflante et demande plusieurs pauses et relectures, livrant une véritable impression de bombardement.

[blocktext align= »gauche »][…] non ce ne sera pas un roman non ce ne sera pas une grande fresque historique non plus un article journalistique non plus un texte d’opinion non plus une entrée de blog non plus une lettre non plus rien ce sera n’importe quoi ça va être drôle ça va être triste ça va être grandiose et ça va être laid et ordurier, mais oh que non ce ne sera plus jamais communiquer […][3] [/blocktext]

Ces paragraphes de longueur variable et pouvant s’étirer sur plusieurs pages, comprimés par l’absence de ponctuation, constituent en fait le seul et unique canevas de l’œuvre : un court titre, une majuscule seulement au premier mot du paragraphe et une absence de ponctuation complète jusqu’au point final qui termine le paragraphe. Afin de mieux comprendre la matière première de l’adaptation scénique, il nous faut donc revenir à la source du spectacle, le texte en lui-même, qui s’avère pour le moins hautement atypique.

Le récit de La vie littéraire s’affaire à ne livrer que l’essentiel diégétique, une matière brute où la narratrice ne possède pas plus de nom que de description physique, sinon celle d’une jeune écrivaine québécoise dans la vingtaine. Dans le même ordre d’idées, la diégèse de La vie littéraire ne propose aucune description concrète de lieux d’importance[4], laissant au lecteur la tâche de se représenter selon son intuition personnelle le logis où la narratrice prend son bain, la chambre où elle écoute ses émissions, ou peut-être le bureau où elle « tape [sa] vie dans une coquille de noix[5] ». On peut donc mieux comprendre pourquoi les regards d’Arsenault et de Lapointe se sont dirigés vers l’épuration scénique la plus totale, afin à la fois de respecter cet univers impersonnel et donner toute la place à la voix de la narratrice et rien d’autre. Ajoutons que, à partir du texte jusqu’à la scène, cette absence de lieux particuliers n’affecte en rien le sens du récit qui suit des chemins similaires aux premières œuvres de l’auteur, toutes agencées sous forme de fragments, et qui « [organisent] une pensée à partir d’enchaînements de postures plutôt que d’enchaînements d’idées, [en ajoutant que] ces postures ne sont pas que corporelles, elles sont aussi affectives et même langagières[6] ». L’ensemble de ces « enchaînements de postures » laisse à tout coup une forte impression d’entrer à l’intérieur d’une pensée indéfinie, voire morcelée, mais qui se revendique ainsi d’une liberté hors cadre totale. On s’y retrouve en quelque sorte dans l’esprit d’une jeune écrivaine tourmentée qui écrirait des phrases tout en les réfléchissant, les remettant en question et dérivant allègrement vers les détails futiles du réel qui l’entoure :

[blocktext align= »gauche »][…] je tape ma vie je tape vite en ostie je me tape le dernier disque d’arcade fire je me demande quoi faire je me demande quoi manger je pense que je vais avoir faim, mais que je serai trop fatiguée pour me préparer quelque chose t’étais où fille qu’est-ce que tu fais fille pense à rien fille pense à des sushis pense à rien d’autre que taper quand t’es dans un café ou ailleurs […][7][/blocktext]

Ce flot de pensées pour le moins anarchique, par l’usage de différents langages numériques propres aux médias sociaux et à la culture en générale du Web, eux-mêmes situés au confluant de l’oralité, de l’écriture et de l’expression spontanée, explorerait en quelque sorte l’état d’esprit multitasking des jeunes écrivains québécois cohabitant avec une littérature numérique qui, dans le cas de la narratrice de La vie littéraire, envahit ses pensées et sa création au point de s’y imprégner. Mais voilà, comment scénariser ce genre littéraire original tout en conservant son unicité ?

Arsenault et Lapointe auraient bien entendu pu représenter sur scène une version plus subjective de la lecture de l’œuvre. En d’autres termes, poser une jeune écrivaine sur scène, par exemple, assise devant un portable, un chat sur les genoux et projeter sur un mur l’écriture en direct de la comédienne qui partagerait à voix haute son monologue intérieur. Seulement, il aurait aussi fallu donner une couleur à ce chat, donner un corps et un visage à cette protagoniste et ainsi définir un espace reconnaissable au spectateur. Un confort, en quelque sorte, qui s’opposerait aux visées de l’œuvre première, mais qui, tout compte fait, se mériterait sans hésitation aucune le titre d’adaptation. C’est peut-être bien là l’une des racines de l’adaptation que de laisser vivre une œuvre dans le regard subjectif d’un nouvel artiste, et ce, sous un médium ou un style différent.

Le spectacle ne présente pas l’entièreté du récit écrit, mais plutôt un agencement, par Lapointe, de plusieurs de ses parties. Pourtant, à cause du style chaotique de l’œuvre, il faut admettre que même le spectateur le plus averti ne pourrait identifier de différences concrètes entre le texte écrit et celui proposé sur scène. Ce qui revient à nous demander où se cache la vision artistique de Lapointe sur cette scène vide, sans comédien, sans jeux de lumière ni décors ? C’est d’ailleurs peut-être dans cette dernière question que réside toute la qualité de la représentation et du « niveau » de présence d’adaptation de l’œuvre première.

Il reste bien sûr tout le jeu de postures d’Arsenault sur scène. Les déplacements frénétiques de distances avec le micro qui modulent la capacité d’écoute[8] et permettent de conserver une attention soutenue chez le spectateur, constamment aguiché par l’énergie faramineuse déployée par Arsenault qui s’évertue avec succès à régurgiter par cœur ce monologue sans prendre le temps de respirer. Toute cette gestuelle qui semble anodine, purement naturelle et irréfléchie de la part de l’auteur est en fait savamment travaillée. En effet, les deux hommes ont passé de longues heures[9] à découper et à recoller le texte en respectant sa grande fluidité, mais aussi à travailler les postures, les intonations, les positions du micro, etc. Grâce à cette étonnante maîtrise des codes théâtraux[10], Arsenault arrive à la fois à imposer sa présence d’auteur tout en laissant la place à cette voix féminine qui semble passer à travers lui sans jamais lui appartenir. En effet, quiconque autre que l’auteur se serait tenu sur la scène, que le visage et le corps de la protagoniste auraient pris le dessus dans l’esprit du spectateur. Toutefois, en proposant l’auteur, c’est-à-dire le créateur même de cette voix, le mystère reste sous clé, caché derrière les mimiques de l’homme sur scène auquel il nous est impossible d’associer un autre visage, d’autres cheveux ou d’autres vêtements. Ce faisant, puisqu’Arsenault nous bombarde du début à la fin de cette voix féminine sans nous laisser le temps de se créer soi-même autre chose, il ne reste au spectateur que ce qui est déjà offert au lecteur, soit cette voix précipitée, voire harassée par sa propre pensée, qui raconte cette folle vie littéraire qui est la sienne, la seule qui lui importe et qui prend toute la place jusqu’à en faire perdre le souffle à son émetteur et à l’auditoire complet.

C’est à la lumière de cette imposture habilement menée[11] qu’il nous semble que Lapointe et Arsenault offrent une œuvre à la hauteur de leurs visées artistiques contestataires. Non pas une contestation envers un mouvement artistique en particulier, mais une contestation intrinsèque à l’œuvre, qui se refuse à la catégorisation et aux genres prédéfinis afin de mieux offrir cette expérience crue qui ne connaît pas de quatrième mur et qui aime se débattre dans la tête même de celui ou de celle qui la consomme. Il reste donc difficile d’y apposer une quelconque étiquette bien définie sans trahir l’essence de cette création. Disons plutôt qu’Arsenault et Lapointe ont réussi à faire ce qu’ils font de mieux, soit subtiliser un espace de création afin de se l’approprier entièrement et dans ce processus, nous imposer un univers piraté où les notions de fiction et de réel finissent par se troubler. Une adaptation trafiquée, avancerons-nous plus simplement, pour mieux piéger l’horizon de nos attentes ; pour nous faire vivre l’art au lieu de nous le faire voir et, du même fait, nous le faire subir de plein fouet.

 

[heading style= »subheader »]Notes[/heading]

[1] https://doctorak.co/boutique/

[2] Non seulement le nom de l’auteure est cité dans l’œuvre, mais La vie littéraire fut aussi publiée en même temps que Drama queens, chez les éditions Le Quartanier, et avec une couleur de couverture d’un ton tout à fait semblable. Arsenault a d’ailleurs accompagné personnellement l’écriture de la dernière œuvre de Gendreault, sans parler évidemment de l’urgence dans laquelle la protagoniste de La vie littéraire nous livre ses pensées, urgence qui est souvent mise en rapport avec le sentiment que devait vivre Gendreault, sachant ses heures comptées.

[3] Mathieu Arsenault (2014), La vie littéraire, Montréal, Le Quartanier, p. 43.

[4] Il y a bien des lieux qui sont nommés, comme « la bibliothèque » (p. 16), « la librairie » (p. 35) ou « la « maison de la culture » (p. 76), mais nous nous entendons ici pour dire qu’il n’existe pas de lieux concrets représentés et que les lieux nommés appartiennent aux lieux courants — littéraires ou autres — d’une grande ville.

[5] Mathieu Arsenault (2014), op. cit., p. 9.

[6] Éric de Larochellière, « Mathieu Arsenault un auteur qui ne se donne pas de genre », dans Ovni, « Littérature Art Critique », (Coll. « OVNI Magazine »), éditions Le Quartanier, n° 1, mai-juillet, p. 23.

[7] Mathieu Arsenault, op.cit., p. 15.

[8] Certains mots et même certaines phrases entières sont d’ailleurs presque inaudibles. Ce qui ne freine en rien l’émotion transmise.

[9] Arsenault et Lapointe passèrent plusieurs semaines du mois d’août 2016 dans le studio de création de la Maison de la littérature pour travailler sur cette adaptation.

[10] Rappelons qu’il s’agit de sa première performance proprement théâtrale.

[11] Une imposture qui se prolonge grâce à cet after show surprise où Arsenault s’entretient faussement avec Simon Dumas, directeur artistique des Productions Rhizome – OBNL qui produit le spectacle. Les questions posées n’étant jamais répondues par l’auteur qui se contente, on le comprend rapidement, de lire à voix haute des paragraphes entiers de La vie littéraire qui n’ont pas été utilisés durant le spectacle.

[heading style= »subheader »]Bibliographie [/heading]

Corpus étudié 

ARSENAULT, Mathieu (2014), La vie littéraire, Montréal, Le Quartanier.

Autres œuvres littéraires

ARSENAULT, Mathieu (2008), Vu d’ici, Montréal, Les Éditions Triptyque.

ARSENAULT, Mathieu (2004), Album de finissants, Montréal, Les Éditions Triptyque.

DUJARDIN, Édouard (2001), Les lauriers sont coupés, Paris, Flammarion.

Entretien

De LAROCHELLIÈRE, Éric (2008), « Mathieu Arsenault un auteur qui ne se donne pas de genre », dans Ovni, « Littérature Art Critique », (Coll. « OVNI Magazine »), éditions Le Quartanier, n° 1, mai-juillet, p. 23-25.

Études sur la narration contemporaine

FORTIER, Frances et Andrée MERCIER, « La narration du sensible dans le récit contemporain», dans René AUDET et Andrée MERCIER (dir.) (2004), La narrativité contemporaine au Québec, vol. 1 : La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 173-201.

LANDRY, Pierre-Luc et Marie-Hélène VOYER (2016), « Paratexte et mentions éditoriales : brouillages et hapax au cœur de la « Renaissance québécoise » », Études françaises, vol. 52, n° 2, p. 47-63.

DION, Robert et Andrée MERCIER (2015), « La littérature québécoise du présent est-elle une insondable nébuleuse ? », texte de la communication présentée dans le cadre du colloque international « Que devient la littérature québécoise ? Formes et enjeux des pratiques narratives depuis 1990», Université de Paris-Sorbonne, 17 au 20 juin, [en ligne], http://www.crilcq.org/fileadmin/CRILCQ/Colloques/Que_devient_litt_quebecoise/Dion_Mercier.pdf [Consulté le 03 février 2014].