Ce texte a été écrit dans le cadre du dossier « De la littérature vivante », publié en collaboration avec les productions Rhizome.

L’écrivain Mathieu Arsenault approche et éloigne le microphone de sa bouche, il modifie incessamment sa voix, son torse exécute des cercles asymétriques autour de l’axe de son bassin et de ses jambes. Il joue des extraits de son livre La vie littéraire (2014).

Dans cette œuvre, une jeune écrivaine narre à la première personne sa lutte contre et avec le monde des arts littéraires pour essayer de se créer une place de professionnelle. D’une page à l’autre, elle est aguerrie et cynique, prête à produire des livres, à trouver des contrats d’édition, ou bien elle perd ses certitudes et se questionne sur le sens de sa vie. En 2017, La vie littéraire est devenu un spectacle interprété par Arsenault, mis en scène par Christian Lapointe, avec la collaboration de Simon Dumas. Sur scène, l’écrivain, qui incarne la narratrice du livre, semble avoir perdu le contrôle de son corps, et laisse sortir de sa bouche une phrase après l’autre, passant sans transition d’un sujet à l’autre (un plat de riz au poulet, l’univers des réseaux sociaux, une soirée de lecture publique, etc.). La description de cette accumulation d’informations, Arsenault l’intègre aussi dans sa narration :

[…]ce flot d’images qui me traversent à la vitesse de la lumière se rentrent dedans et ne laissent que les particules élémentaires de la culture et de moi-même et de retranscrire les miettes de ce qui restait de moi à quelques milliardièmes de seconde de mon identité de fille […] écrivaine québécoise avant que l’univers n’entre en expansion et ne nous laisse seuls avec nous-mêmes au milieu des librairies qui ferment des journaux en faillite et […]. (2014 :10)

Le spectateur est témoin, sur scène, du flux continuel de pensées du personnage. Arsenault est agité par un vent d’informations, ses membres et ses paroles vont dans tous les sens, il semble lutter contre l’énonciation de ses affirmations. Il représente ainsi un rapport conflictuel avec son rôle social d’artiste. La vie littéraire traite de la légitimation à laquelle les auteurs aspirent en créant des œuvres. Chez lui, assis à son bureau, l’écrivain produit son œuvre ; il évolue aussi au sein du milieu littéraire pour se faire connaître. Par sa présence dans des espaces culturels et sur les réseaux sociaux, il cherche à ce que des éditeurs s’intéressent à lui et que des lecteurs achètent ses livres. Le corps d’Arsenault est le lieu où « se manifeste alors une tension de plus en plus paradoxale entre le corps « public » et le corps « intime », entre sa représentation sociale et ses perceptions individuelles » (Oberhuber, 2013 : 12) de la réalité qui sont inscrites dans ses créations. Cette performance est une métaphore de la vie quotidienne d’un auteur, qui se définit en lien avec une dimension professionnelle médiatique avec laquelle il faut apprendre à interagir.

Dans un premier temps en décrivant le livre, puis dans un deuxième temps en me penchant sur le spectacle littéraire, je vais souligner l’engagement critique du travail artistique de Mathieu Arsenault, qui met en évidence l’artificialité de la communication contemporaine à l’intérieur de l’industrie du livre. Le sens et la forme du texte et de la performance La vie littéraire soulignent que l’on ne peut pas échapper à la « société du spectacle » (Debord, 1967), qui constitue désormais une partie de notre existence, même si l’on s’y sent infiniment étranger.

Écrire la vie quotidienne

Le livre La vie littéraire est composé de courts chapitres. Les signes de ponctuation et les lettres majuscules sont absents ; il ne reste que le point qui clôt chaque texte. Les chapitres sont donc composés d’une seule longue phrase, elle-même constituée par la juxtaposition de propositions autonomes dans leur contenu. Le récit est rythmé par la longueur des propositions, par une liste d’actions que la narratrice exécute ou pense faire, par la répétition des mêmes formes verbales, par des assonances et des allitérations. Le lecteur peut choisir de commencer à lire à la fin de la page puis de revenir en arrière dans la narration, mais aussi d’alterner au hasard la lecture de chapitres, comme celle de poèmes dans un recueil. Il pourra de toute façon continuer à suivre le sens global du récit. Entre le livre et lui se constitue un pacte expérientiel « qui inscrit dans l’immédiateté une action en train de se faire » (Féral, 2013 : 209). Dans la lecture, on réintroduit « un processus qui se repère dans un évènement » (Ibid.), c’est-à-dire qu’elle devient une situation où la structure textuelle permet au lecteur de prendre un rôle actif. Il est libre de choisir sa manière d’évoluer d’une page à l’autre et ainsi se nourrir du livre. Mathieu Arsenault crée un pacte performatif avec son lecteur en lui permettant « d’échapper […] aux limites d’une pensée linéaire riche mais univoque » (212).

Dans Le guide des bars et des pubs de Saguenay (2016), Mathieu Arsenault explique l’intention à la base du processus de création de cette œuvre. Durant une résidence au Centre Bang de Chicoutimi, il a écrit sur la vie nocturne des villes du Saguenay. Il a cherché une technique pour prendre des notes rapidement, dans le but de retracer dans de courts textes les évènements auxquels il assistait et les rencontres qu’il faisait. Le guide des bars… est composé d’un essai qui restitue son expérience d’écriture en résidence et de poèmes qui ont été produits à travers la recherche d’une « grammaire du regard » (Arsenault, 2016 : 12). Arsenault notait sur son cellulaire, de manière presque « sténographique» (Ibid.) ce qu’il voyait, pour garder la substance de l’instant quotidien avant qu’il soit réécrit dans une narration. Il souhaitait capter la puissance performative de la réalité, les relations naissant entre des individus dont les émotions et les sentiments restent liés à ce qui a été vécu précisément à ce moment-là. Il s’est engagé à « prendre des notes qui emprunteraient le plus court chemin pour condenser un maximum d’éléments » (14) et à trouver l’écriture la plus efficace pour retenir sous la forme d’un poème l’instant où la réalité s’est produite.

Un souci similaire de retranscription du fait quotidien est présent dans La vie littéraire. La narration va à l’essentiel pour raconter une situation ou pour représenter des pensées de la narratrice. Elle se génère par des raccourcis dans la logique grammaticale, par exemple la coupure de locutions ou de pronoms qui auraient déterminé le développement d’un discours conventionnel. L’univers de la jeune écrivaine est une nébuleuse d’actions et de pensées montrant ce qui prend forme dans sa tête. Sa vie littéraire n’est pas seulement composée par des moments d’écriture ou de participation à des rencontres littéraires, mais par l’alchimie entre ces moments particuliers et toute sorte d’évènements quotidiens, qu’Arsenault partage avec le lecteur là où la plupart des narrations ne s’attarderaient pas.

L’apprentie écrivaine et son milieu

Le livre La vie littéraire est organisé en trois parties : Lire, Écrire, Imprimer. Ces mots résument la façon dont la narratrice se caractérise : elle lit, elle écrit et elle voudrait être publiée. Les chapitres intégrés dans chaque partie ne sont cependant pas dédiés à chacune des trois activités. Toutes s’entrecroisent dans la vie quotidienne du personnage. La division en parties permet surtout de marquer des pauses à l’intérieur de la séquence continuelle de longues phrases, et de rappeler au lecteur l’argument central du livre au milieu du flux d’informations.

L’apprentie écrivaine narre ses rêves, sa volonté d’écrire des œuvres littéraires et de devenir une artiste reconnue. Je cite le chapitre « Lecture de salle de bain » qui, dans l’adaptation du livre à la scène, ouvre le monologue joué par Arsenault :

Tu me trouves séduisante tu me trouves intelligente tu ne sais pas qui je suis mais moi je sais que […] je sais que t’es cool t’aimes le sexe t’écoutes de la bonne musique […] et le temps que t’as pour lire dans ta journée c’est les dix minutes que tu passes à chier en refaisant le monde en pensée […] j’aimerais ça gros comme la terre qu’on s’écrive un roman […] et moi je suis une princesse rose parfaite à lunettes roses […]. (Arsenault, 2014 : 81)

J’ai coupé cette citation pour laisser uniquement les affirmations où la narratrice fait son portrait idéal. En prenant son bain, elle se parle à la deuxième personne ou avec le pronom neutre « on », et elle rêve d’écrire un roman, de refaire le monde, de devenir une princesse. Le « récit de soi » (Butler, 2007) de la narratrice doit se synchroniser avec les modes et les valeurs de son environnement, il sera alors filtré par le sens commun de ce qu’on entend par « artiste ». La jeune femme se raconte à travers une figure idéalisée et populaire, légitimée à spéculer sur divers sujets de société (dans les sections que je n’ai pas citées), comme si elle était une diva à qui on avait demandé son opinion. À d’autres moments, elle souligne l’objectivité de son propos en utilisant le pronom « nous » à la place du « je », et prétend ainsi parler au nom de toute une société. D’un texte à l’autre, elle nuance son portrait en se définissant comme une artiste décadente, mais aussi comme une artiste-philosophe qui révèle des vérités fondamentales. Elle ne peut se « raconter qu’en fonction de normes admises […] dans la mesure où [son] « je » est d’accord pour que sa narration passe par une extériorité, et ainsi pour se détourner de lui-même en se racontant par des modes discursifs de nature impersonnelle » (53). En attendant de devenir une artiste institutionnelle, elle se raconte elle-même par des représentations et par des emplois linguistiques qui lui donnent le sentiment d’être une écrivaine reconnue. Elle est aussi consciente que pour réaliser son rêve, elle doit fréquenter le milieu littéraire, rencontrer les autres écrivains, faire du réseautage :

Maisons de la culture. Je m’étais ramassée dans une maison de la culture à écouter des poètes du titanic chuchoter pour nous mettre à l’abri des fusillades de pédosodomie d’auschwitz de vomi vibrovaginal anal fallait garder la porte fermée à cause du bruit et en poésie on a un grand choix de poignées entre le prix du gouverneur général et le grand prix québecor du festival international de la poésie de trois-rivières on remporte une bourse de cinq mille dollars […]. (Arsenault, 2014 : 76-77)

La jeune écrivaine va dans une maison de la culture pour entendre une lecture, mais aussi pour se sentir protégée. Le rapprochement des sphères de la violence sociale et des institutions artistiques, mais aussi la liste de prix et de bourses qui suit, décrivent cyniquement le milieu littéraire comme un microcosme qui prétend offrir à ses membres de la notoriété et de l’argent et les sauver des drames du monde. Dans cet autre passage, elle assiste à un autre rendez-vous du milieu :

il y avait la soirée de poésie elle était complètement plate et elle penchait soit d’un côté soit dans l’autre et au milieu du ciel il y avait moi qui me couvrais le visage et essayais d’écouter concentrée et absente en tout petit en train de fixer les tableaux un peu ratés de l’expo sur les murs du bar et les enfants perdus dans cette file pour le micro ouvert de cette soirée de poésie où tout le monde était venu lire mais personne ne voulait écouter […]. (78-79)

L’évènement de micro-ouvert est dépeint comme une activité marginalisée où vont lire les gens qui écrivent des textes trop difficiles, ne se conformant pas à ce que le sens commun du lectorat et de l’édition demande. Ces personnes ne peuvent que se retrouver dans un bar underground, faire la file, attendre leur tour pour lire. Elles s’intègrent à la « contemplation du spectacle » (Debord, 1992 : 12). Chacun veut lire pour être légitimé comme poète aux yeux des autres, mais pas pour partager une passion collective : « [l’]extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente » (20). Des lieux officiels aux lieux marginalisés, les gens se retrouvent au nom de l’art littéraire pour se ressembler entre eux et atteindre la même image rêvée d’artiste. La création est un mouvement pour rejoindre cette légitimation, et elle est une manière, pour la narratrice, de se reconnaître dans une communauté d’écrivains ayant les mêmes aspirations.

La volonté d’écrire de la narratrice s’affirme par la répétition de phrases du type : « je passe des soirées entières à chercher comment me mettre au travail » (Arsenault, 2014 :53), qui sont aussitôt englouties par des pensées liées à d’autres sphères de son existence. Et sa vie littéraire se déploie à la recherche de la détermination nécessaire pour finir une œuvre. Elle voudrait aussi se « jeter dans les grandes recherches pour [s]e libérer du monde qui maîtrise la syntaxe » (61). Elle aimerait trouver un langage différent, qui renouvelle les formes banalisées. Mais dans l’instant suivant, elle reprend ses voyages en ligne à la recherche de son inscription dans un monde d’images et elle diffuse « dix milliards de photos » (63) parmi lesquelles « la plus belle de toutes la meilleure la plus importante c’est celle où on colle nos têtes l’une contre l’autre en vacances » (Ibid.). Au-delà de l’écriture et du monde du livre, la jeune narratrice ne veut que « rendre compte de son émergence » (Butler, 2007 : 8), montrer qu’elle est là, même si c’est seulement comme une image diffusée sur Internet. Être une artiste selon les normes institutionnelles serait une possibilité pour exister. Alors, son « travail consiste à trouver une façon de se les approprier [les normes], de les reprendre à son compte, d’établir avec elles une relation vivante » (9). Son monologue est pourtant structuré comme une myriade de pensées désordonnées, racontées d’un ton sarcastique. La jeune femme désacralise ainsi chaque réalité citée et s’en distancie, comme si elle ne croyait pas en elles. L’univers artistique se fait artificiel comme toute autre dimension de sa vie. La narratrice court et traverse les lieux et les communications Internet de manière anxiogène, sans jamais parler d’amis ou de famille, pour finalement rester seule au milieu d’une réalité aliénée par ses représentations.

La danse d’Arsenault

Dans la mise en scène de La vie littéraire, l’apprentie écrivaine est interprétée par son créateur même. Arsenault tient un microphone, reste debout au centre de la scène dépouillée de décors et parle sans arrêter. Il est habillé en noir. Le choix du metteur en scène Christian Lapointe de faire jouer le texte par l’auteur ouvre la performance à la multiplicité des interprétations : par la présence de l’écrivain sur scène, le spectacle acquiert une dimension autofictionnelle; ensuite, le spectateur entend une seule personne lui parler à la première personne du pluriel et du singulier, à la deuxième personne du singulier et en employant le pronom neutre; enfin, l’écrivain semble confier ses pensées directement, sans filtre, comme un mélange unique qui semble restituer ses agissements et ses croyances, mais aussi ceux des autres, qu’il a entendus et retenus. L’écrivaine québécoise Vicky Gendreau est très peu nommée, mais ses mots sont cités en introduction du livre. Sur scène, sa présence est constante, car son nom est imprimé sur le t-shirt qui habille le performeur. Un niveau de lecture s’ajoute; on se demande si le spectacle parle d’elle ou a été créé en hommage à ses œuvres, suite à son décès prématuré en 2013. En résonnance avec la structure narrative du livre, le spectacle littéraire est porté par un seul corps et par l’infinité de voix qui l’habitent.

Le livre a été adapté pour la scène par Christian Lapointe. Sur le plateau, Mathieu Arsenault passe souvent une main dans ses cheveux, écarquille les yeux, hoche la tête. Il ressemble aux personnages que Woody Allen interprète dans ses propres films, qui ne réussissent pas à arrêter de remuer et de parler. Après avoir mémorisé l’adaptation du texte, Arsenault a travaillé avec Lapointe en laboratoire et en répétition. Pendant la période de laboratoire, Lapointe a fourni à Arsenault un « répertoire d’outils », c’est-à-dire des stratégies et des exercices pour affiner son jeu et sa présence (Arriola, 2011 : 55, 99, 100, 112, 118). Lapointe l’a fait performer avec le microphone et avec les multiples niveaux de sens présents dans le livre. Ils ont créé des voix. Chacune, plus pensive ou plus criée, jouissive ou ténébreuse, est accompagnée par une posture physique déterminée et par une certaine distance entre le microphone et la bouche de l’acteur. L’identification formelle des voix a permis à l’interprète de voyager dans son texte tout en déployant sa performance corporelle en répétant plusieurs fois ses gestes, en les retenant et puis en les amplifiant. Il ajoute des exclamations et des pauses pour rendre le passage d’une thématique à l’autre compréhensible.

Dans ses processus de création, le « répertoire d’outils » que Lapointe fournit à ses interprètes engendre un training de perfectionnement de la voix et du corps en lien avec le sujet et le texte qu’ils travaillent. La technique de jeu d’acteur que Lapointe a développée se fonde sur une « polyphonie langagière », « engendrée par les modulations et les inflexions de la parole », qui « assure la variation des registres de présence » (52). Dans La vie littéraire, le spectateur voit un corps modulé dans cette « polyphonie langagière », un corps en continuelle transformation dans les pensées déversées sur scène. Parfois, Arsenault performe sa présence vers des excès : il semble ne pas reprendre son souffle pendant plusieurs minutes pour se lancer dans une longue tirade; d’autres fois, son torse devient très mobile, comme dans une danse non-maîtrisée, comme s’il voulait arriver au bout de l’épuisement que les voix lui causent.

« Le défi est d’atteindre l’état de fluidité créatrice […] pour se laisser traverser par le texte poétique qui résonne à travers son corps et qui propose des sens multiples au spectateur » (Ibid.). Après l’expérience d’atelier sous la conduite de Lapointe, Arsenault a pu s’entraîner à rejoindre la juste fluidité dans le passage d’un registre à l’autre de son écriture. Le livre apparaît sur le corps de son écrivain dans sa factualité visuelle, au sens où l’on voit représentée cette longue phrase sans ponctuation qui est mise en page dans le texte imprimé. Le passage d’une voix à l’autre permet d’instaurer le même lien performatif qui régit la lecture du livre. Les différentes thématiques surgissent du corps en mouvement d’Arsenault sans être appuyées par une intention signifiante. Christian Lapointe a associé à la longue phrase déclinée en courts chapitres une longue « courbe dramatique » (53) déclinée par des choix gestuels et par les nuances expressives du performeur Arsenault. Cette courbe, qui dure pendant le monologue entier, a pour fonction « de cultiver le mystère chez le spectateur » (Ibid.). La puissance des informations est ainsi présentée dans son envahissement du corps de l’écrivain. Elles s’accumulent en lui. L’écrivain semble déconnecté de ce qu’il énonce. Elles l’agitent comme une marionnette gesticulante. Son identité est rejouée à chaque instant par ce qu’il affirme, et pourtant il reste à distance. Comme face au livre, le lecteur vit un impact avec un ensemble de thèmes et d’évènements, et à travers son ordinateur il peut voyager dans une multitude de textes et d’images, il peut subir le flux d’informations de manière passive et attendre que le performeur se taise, mais il peut aussi créer sa propre expérience et donner un sens à ce qu’il entend.

S’engager dans une critique

Le spectacle La vie littéraire est composé de deux parties. Après son monologue, Arsenault revient sur scène accompagné de Simon Dumas. Ils jouent la scène d’une rencontre d’après spectacle. Mathieu Arsenault est l’écrivain, Simon Dumas, l’animateur qui pose une douzaine de questions banales, celles qui sont souvent faites aux artistes dans les programmes culturels (pourquoi votre livre ? pourquoi une narratrice et non un narrateur ?) et qui inscrivent l’écrivain dans les débats politiques d’actualité (le fait français en Amérique du Nord ; la place de la littérature dans la société médiatique). L’animateur demande aussi à l’écrivain si la narratrice du livre est Vicky Gendreau, dont le nom apparaît sur son t-shirt. Cette question a fréquemment été posée à Arsenault, elle provoque une déviation du centre d’intérêt de l’entretien de l’œuvre vers l’amitié qui le liait à Gendreau. Dans les médias, ce type de déviation est commun. Les livres apparaissent sous la forme de citations, de résumés et de critiques fournis par la presse ou encore dans des documents publicitaires. Le lecteur ne pourra le découvrir réellement que quand il le tiendra entre ses mains. Par contre, des photographies de l’artiste et ses considérations littéraires, politiques ou sociales sont largement répandues par les moyens de communication. L’écrivain remplace son œuvre. Elle retentit dans un journal ou sur Facebook par le biais des paroles de l’auteur et d’autres professionnels. C’est à travers le corps de l’artiste que le livre et son histoire trouvent une « articulation dans le discours social » (Bazié, 2005 : 19). La représentation de l’auteur offre « un contexte fort et indispensable à [l’]intelligibilité » (18) de sa création. Cette relation entre l’œuvre et son auteur est mise en question par la seconde partie du spectacle La vie littéraire. Par ses questions, l’animateur véhicule la tendance actuelle à s’intéresser plus à l’artiste qu’à son univers fictionnel. En réponse, Arsenault feuillette alors son livre et lit un nouvel extrait. Le texte lu ne répond pas toujours à la question. L’écrivain semble continuer le jeu de la première partie, confie au public d’autres situations vécues ou pensées par la narratrice. Arsenault inverse le sens dans la relation médiatique entre l’auteur et le livre : les réponses de l’écrivain mettent en avant la fiction, l’écrivain s’efface derrière l’œuvre.

Simon Dumas joue avec une présence corporelle diamétralement opposée à celle d’Arsenault. Son corps est souvent immobile. Il exécute des gestes minimalistes : boire un peu d’eau, lever et montrer un livre. Son regard est impassible. Un long moment de silence précède chacune de ses questions, puis il les prononce sans aucune intention, d’une voix presque robotique.

Par ce dialogue, La vie littéraire exprime une critique contre ce qu’est l’écriture dans le contexte professionnel institutionnel. L’écriture est une industrie, un marché, une mise en représentation de l’écrivain. D’un excès à l’autre, agités ou pétrifiés, les deux corps sont taillés dans une présence scénique déshumanisée, comme s’ils étaient des images audiovisuelles que l’on pouvait retravailler. Beaucoup d’écrivains performent et vendent leur image en exploitant toute dimension de leur vie, et en se prononçant sur chaque scandale et chaque attentat terroriste, mais on n’apprend presque rien sur leurs œuvres. Ici, la critique de l’industrie du livre est soulignée par la construction d’une image de l’écrivain préférant lire son livre et ne pas donner son opinion sur des sujets d’actualité. Arsenault fait écho aux deux premiers recueils d’essais de Milan Kundera, L’art du roman et Les testaments trahis (1986; 1993), qui présentent plusieurs exemples de la manière dont un écrivain et ses créations ont été reconnus par la critique et par les publics. Dans Les testaments trahis, Kundera relate le travail assidu que Max Brod a mené pour que les œuvres de Franz Kafka soient publiées de façon posthume. Les trois romans de Kafka ne sont pas achevés. Il avait publié de son vivant quelques nouvelles. Brod croit aux textes de son ami. Kundera souligne que Brod devait « imposer une œuvre. Cela veut dire la présenter, l’interpréter » (1993 : 52). Pour le faire, il a dû créer « l’image de Kafka et celle de son œuvre » (54).

D’un point de vue social, l’auteur et l’œuvre sont étroitement modelés dans une même représentation. Kundera privilégie une diffusion des créations. Il ne veut pas devenir un personnage public. Même dans la conception de son œuvre complète dans la Pléiade (2011), il choisit quels textes et quelles versions sont publiés, tout en vérifiant et en réduisant au minimum indispensable la présentation personnelle de l’auteur dans les paratextes. Un artiste est à la fois un professionnel qui produit des œuvres et une personne qui possède ses habitudes, ses loisirs et ses croyances. Son rapport avec le public se construira selon les choix qu’il aura fait dans la présentation de sa production littéraire et de sa façon d’être ou pas une personnalité populaire et institutionnelle. Et dans La vie littéraire, Arsenault joue avec la mise en scène de son propre personnage en s’habillant d’un t-shirt « Vicky Gendreau », la nomme quelquefois dans son livre et, aussitôt, les journalistes sont intéressés par l’épaisseur sentimentale et biographique de son œuvre. La construction d’une image publique est en elle-même une profession, qui peut être appuyée par la création de textes intéressants et originaux, mais qui pourrait se nourrir d’elle-même, par ceux qui ont appris à s’habiller des représentations consensuelles et attendues de l’artiste.

Du texte à la performance, Mathieu Arsenault et Christian Lapointe représentent l’aliénation sociale provoquée par des identités imposées par le sens commun. La vie littéraire parle concrètement de l’influence du marché littéraire sur le fait d’écrire. Si le lecteur et le spectateur savent tout des aspirations sociales de la narratrice et du performeur, ils en apprennent peu sur ce qu’ils créent, et donc sur la raison concrète pour laquelle ils sont nommés artistes.

Bibliographie

ARRIOLA, Sylvio, « L’action créatrice de l’acteur dans la pièce C.H.S. Étude sur l’effet de présence actoral dans un dispositif intermédial », mémoire de maîtrise, Département des littératures, Université Laval, 2011.

ARSENAULT, Mathieu, La vie littéraire, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2014.

ARSENAULT, Mathieu, Le guide des bars et des pubs de Saguenay, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2016.

BAZIÉ, Isaac, « Corps perçu et corps figuré », dans Études françaises, vol. 41 no. 2, 2005, [En ligne]. https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2005-v41-n2-etudfr963/011375ar/ (Page consultée le 27 septembre 2017).

BUTLER, Judith, Le récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.

DEBORD, Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.

FÉRAL, Josette, « De la performance à la performativité », dans Communications, vol. 2013/1, no. 92, [En ligne]. http://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-205.htm (Page consultée le 27 septembre 2017).

KUNDERA, Milan, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986.

KUNDERA, Milan, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993.

KUNDERA, Milan, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard-La bibliothèque de la Pléiade, 2011.

OBERHUBER, Andrea, « Dans le corps du texte », dans Tangence, no. 103, 2013, [En ligne]. https://www.erudit.org/fr/revues/tce/2013-n103-tce01398/1024968ar/ (Page consultée le 19 septembre 2017).

Note

L’auteur remercie Mathieu Arsenault, Simon Dumas et Christian Lapointe pour les conversations enrichissantes autour de ce projet (août 2017). Il remercie aussi Alain Beaulieu, son directeur de recherche à l’Université Laval, pour ses commentaires à cet article.