Recension de l’ouvrage Le polar français, Crime et histoire, d’Elfriede Müller et Alexander Ruoff (essai traduit de l’allemand par Jean-François Poirier, Paris, La Fabrique éditions, 2002, 128 p.).

 

Avant d’en venir à l’essai d’Elfriede Müller et d’Alexander Ruoff – publication fort utile pour qui s’intéresse à la dimension socio-politique du roman noir français de la fin du XXe siècle –, il faut effectuer un bref retour sur l’une des plus anciennes études du genre, elle aussi produite en Allemagne : Le roman policier, un traité philosophique, de Siegfried Kracauer[1]. Journaliste, philosophe et critique de films, Kracauer explorait dans cet essai composé entre 1922 et 1925 la dimension métaphysique et sociologique du roman à énigme (dit aussi « de détection »), et s’interrogeait sur ce que cette littérature pouvait alors refléter de la société.

Si l’on en croit notamment la chercheuse Michèle Cohen-Halimi, en réfléchissant sur le succès populaire du genre littéraire alors relativement nouveau du roman de détection, Kracauer procédait là « métaphysiquement à la constitution de ce succès en signe socio-historique »[2]. Pour Kracauer, le roman policier était « la caricature, c’est-à-dire la projection dans un espace unidimensionnel, du devenir intégralement rationnel de la société[3] ». La spécialiste du philosophe relève ainsi comme ultime strate de lecture du fameux traité, « un pronostic sur l’assombrissement possible de l’époque, assombrissement dont Le Roman policier nous livre les signes de reconnaissance[4] ». « Une manière nouvelle », en somme, « de caractériser le temps présent[5] ».

On ne se le cachera pas, à la mesure de notre temps présent, l’audacieux ouvrage de Kracauer, dont le décryptage s’est toujours avéré ardu, semble avoir atteint ses limites opératoires. Du même coup, la parution relativement récente (2002 quand même) de l’essai du duo Müller-Ruoff apparaît autant comme une mise à jour générique que comme une vulgarisation moderne des concepts du philosophe.

Le premier objectif de l’essai Le polar français, Crime et histoire consiste à faire ressortir les différences et les points communs entre la théorie critique de l’École de Francfort et le roman policier noir français des années 1970-1990. Les auteurs abordés de façon récurrente sont en effet, à quelques exceptions près, tous des « papes » du néo-polar[6] : Jean-Patrick (ici rebaptisé « Jean-Pierre », sic) Manchette, Didier Daeninckx, Jean-François Vilar, Frédéric H. Fajardie, Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet. Au reste, l’analyse se trouve bien menée, avec une belle montée en puissance idéologique. Seules lourdeurs théoriques : quand les essayistes intègrent de force (comme un tribut à payer à l’École de Francfort) le traité de Kracauer à leur panorama réflexif. Ils savent pourtant que le sociologue traitait du Detektivroman, genre de roman policier traditionnel qui, dans la mesure où il a toujours représenté pour le théoricien allemand le principe de la fausse réalité à l’état pur, n’a rien à voir avec la posture sociale du néo-polar. Mais passons.

Müller et Ruoff l’écrivent d’emblée : pour la théorie critique comme pour le polar français, la société est un scandale. Partant de ce constat, le duo observe comment les auteurs du genre se sont politisés dès 1968, et quel parcours ils ont emprunté pour devenir, au cours de la période que connut la gauche après 1981 en France, des descendants de la crise, de la désillusion et des espoirs trahis. Si le capitalisme, énoncent Müller et Ruoff, demeure une catastrophe pour l’humanité, l’échec édifie le point de départ du polar. Manchette a initié la densité du style et la politisation systématique des sujets. Les romans noirs de la gauche déçue, eux-mêmes rejetons légitimes de la révolution manquée, se sont mis après lui « à situer la critique sociale et la description détaillée de divers milieux au centre de la trame narrative ». Laquelle, selon les essayistes, ne suppose plus aucune réconciliation avec le monde décrit.

Dans la foulée d’une introduction – en fait première partie – qui précise bien quelle crise sociale profonde illustre le polar français, un deuxième grand chapitre aborde en détails les crimes historiques dans lesquels cette faillite plonge ses racines. La présence de l’histoire dans le polar constitue le cœur de la réflexion de Müller et de Ruoff : il s’y dit ce que le chercheur avisé avait sans doute déjà cerné, à savoir que le national-socialisme, la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie, mai 1968 et les quatorze années du gouvernement de gauche de François Mitterrand – deux septennats de désenchantement – symbolisent quelques-unes des « stations du polar » (expression de Müller et de Ruoff). Mais on y décortique aussi la façon dont le roman noir s’identifie souvent à la Résistance et aux victimes des fascismes mêmes les plus contemporains, ainsi que la question de la chance ratée menant à une autocritique de gauche et à un sentiment de situation désespérée. Il s’agit là, au fond, de comprendre comment les représentants de la génération qui avait vécu au cœur des événements de mai 1968 se sont agrippés à leurs espoirs et, surtout, comment ils ont pris la plume pour intenter à la société le procès qui n’avait pas pu voir le jour pendant cette fameuse révolution sociale.

De là découle le postulat du polar comme théorie critique. Müller et Ruoff soulignent d’abord l’aspect prolétarien du genre, mais aussi du cadre fréquent de ses histoires et du style littéraire qui y est déployé. Si selon eux cette esthétique se révèle « populaire jusqu’au populisme » parce que s’adressant « à un vaste public », ils expliquent néanmoins plus loin que le polar « mobilise tous les moyens stylistiques de la littérature moderne et post-moderne ». Peut-on voir là un paradoxe ? Je le pense. Moi qui pratique le roman noir, je crois par ailleurs davantage à la deuxième proposition qu’à la première. Mais il est vrai que le polar actuel offre d’autres visées politiques et formelles. Les œuvres françaises les plus récentes et les plus pointues du genre, par exemple celles de DOA, de Jérôme Leroy, de Dominique Manotti, d’Elsa Marpeau ou encore d’Antoine Chainas, véhiculent à la fois une sécheresse de ton et, par endroits, une densité métaphorique qui illustrent assez bien un équilibre stable entre contemplation et action, ainsi qu’un certain primat de la forme et du style.

Tout aussi prolétarienne, l’origine sociale de nombreux artisans du noir des années 1980-90 explique, d’après Müller et Ruoff, le fait qu’ils privilégient, dans leurs romans, le point de vue de classe. S’il n’y a plus de sujets révolutionnaires ni de luttes des classes, que reste-t-il cependant ? « Le vide et la désolation », répondent tout de go les analystes, qui évoquent ensuite une « réconciliation impossible » et le « désespoir que c’en est fini de l’espoir ». Serait-ce là le pire des pessimismes ? Du défaitisme ? De la résignation ? Chose certaine, Müller et Ruoff relèvent dans leur corpus des traces de ces sentiments contigus mais notent « la possibilité de transformer le monde » grâce à une « écriture critique de l’histoire » – dernier rempart à ce qu’ils appellent « l’amnésie dominante » – à travers une pluralité des perspectives.

Ce que veulent souligner les essayistes, après tout, c’est que le néo-polar propose une médiation par le retour de l’individu et du sujet, et ce, même si celui-ci se trouve brisé, mutilé. Le détective malgré lui incarnerait ainsi ce que Müller et Ruoff désignent comme le « seul support de l’utopie, de l’âme, de l’espoir, de l’émancipation ». Une paradoxale lueur au bout d’un tunnel de dépression et de prévisions pessimistes.

L’idée semble belle, mais la réalité éditoriale et le monde d’où elle a peu à peu émergé au tournant des années 2005 se révèle tout autre. Moins franche, disons-le. Dans le roman noir français du XXIe siècle, les conflits, les idées, les situations ne sont plus aussi clivés. Et si Manchette n’hésitait déjà pas à privilégier le point de vue d’un « barbouzard » parfait salaud, raciste et violent dans L’Affaire N’Gustro, le genre tel que reconfiguré par ses nouveaux maîtres (Manotti, DOA, Leroy, Chainas…), enfonce sans complexe le clou de l’ambiguïté axiologique et atomise les oppositions d’antan, justement de type « individu / collectif ». Aujourd’hui, ce qui anime bel et bien le « polar noir », c’est cette idée, comme l’énonce Lynx, personnage ô combien ambivalent du Cycle clandestin de DOA, que « le désespoir fait vivre[7] ».

 

[1] Édition française : traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, collection Petite bibliothèque Payot, 1981, 179 p.

[2] Michèle Cohen-Halimi, « Siegfried Kracauer et la ‘‘métaphysique du roman policier’’ », Cahiers philosophiques, vol. 143, no. 4, 2015, pp. 51-66.

[3] Id.

[4] Id.

[5] Id.

[6] Genre policier, rappelons-le, apparu à la fin des années 1970 sous l’impulsion du romancier Jean-Patrick Manchette. Il s’agit d’une production qui « s’inscrit en rupture à la fois avec le modèle de la littérature policière d’énigme symbolisée par Agatha Christie (en préférant à la question  »Qui a tué ? » celle du  »Pourquoi » des événements et de leur issue) avec les sujets […] et les styles de prédilection des anciens du  »polar » français. » (Annie Collovald et Erik Neveu, « Le  »néo-polar ». Du gauchisme politique au gauchisme littéraire » dans Sociétés & Représentations n° 11, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, 180 p., p. 77.)

[7] Pukhtu : Secundo, Paris, Gallimard, collection Série Noire, 2016.