Tous les hivers, quand la neige jonche les branches, ma première pensée vogue vers toi, grand-maman. Quelque part au-delà des flocons, je sais que tu chantes encore :

Quand il neige sur mon pays

De gros flocons couvrent les branches

Et les regards sont éblouis

Par la clarté des routes blanches

Et des champs ensevelis

La terre reprend le grand somme

Qu’elle fait pour mieux nourrir l’homme

Quand il neige sur mon pays.[1]

T’entendre fredonner au bout de la ligne de téléphone était mon récital sacré de la première neige, répété d’année en année, un petit rituel blotti au creux de mon amour pour toi. Je t’imagine chantonnant cet air en marchant, pensant seulement aux pierres sous tes pas, à la neige qui s’accumulait comiquement sur ta tuque. Dans ta marche solitaire, tu prenais tout l’espace autour de toi en un grand souffle dans tes poumons, tu te gonflais de neige, tu étais une avec l’hiver.

Tu as sursauté la première fois que ce blanc s’est emparé de tes cheveux. Tu riais et tu m’as appelée pour me partager qu’il neigerait tous les jours sur ton pays maintenant, parce que tu avais la tête blanche. Tu as ri en disant que c’était peut-être toute la neige que tu avais respirée sur la montagne qui faisait finalement son chemin sur ta tête. Tu exposais fièrement tes cheveux blancs, la blancheur des bouleaux de ta forêt, tu la portais en toi depuis si longtemps, tu te ravissais de finalement pouvoir l’exposer aussi.

Tous les matins, tu parcourais le même chemin. Tes pas te guidaient jusqu’à la petite hotte qui servait autrefois de refuge, tu tournais à droite, suivant le sentier jusqu’à la grosse pierre en mousse, puis tu rebroussais chemin. Tu adorais la première neige, parce que toute la forêt se transformait. C’était une magie que les hommes ne possédaient pas, ce pouvoir de tout rendre si brillant en une seule nuit. Le matin venu, tes yeux ne s’habituaient pas à toute cette clarté. Tu voulais regarder partout en même temps pour mieux t’éblouir encore. Tu étirais ta langue pour attraper les flocons qui descendaient du ciel comme une enfant, une enfant aux cheveux blancs.

Quand il neige sur mon pays

On voit s’ébattre dans les rues

Les petits enfants réjouis

Par tant de splendeurs reparues

Et ce sont des appels, des cris,

Des extases et des délires,

Des courses, des jeux et des rires,

Quand il neige sur mon pays.

Tu n’as pas compris ce qui se produisait la première fois que tu marchais dans tes pas en chantant ton hymne et que tu en as oublié les paroles. Tu as ri, et tu m’as appelée pour me dire que c’était le froid qui commençait à entrer dans ta tête, après toutes ces années à respirer l’hiver. Tu disais que le vent devait avoir fait geler quelques-uns de tes petits circuits électriques là-haut, dans ton cerveau. Tu riais quand même en sachant bien que ce rire cachait une frayeur que tu ne connaissais pas, une peur que tu n’avais pas sentie avant, et certainement pas sur le sentier, là où tes bottes faisaient si soigneusement craquer la neige fraîchement tombée.

Tu as tout de même continué à aller marcher dehors, disant que tu ne laisserais pas la peur te priver de cet univers grandiose qu’était le tien. Ce n’est pas parce que les paroles t’échappaient que le sentiment de liberté t’échapperait aussi. Tu es retournée marcher comme avant, comme toujours, et rapidement, ta peur t’a quittée, envolée comme le geai bleu dont tu guettais le retour si attentivement de ta fenêtre. Tu m’as parlé de cet oiseau tous les jours pendant deux semaines. Je n’ai pas compris pourquoi tu répétais toujours que tu guettais son retour. Tu utilisais les mêmes mots, toujours répétés. Tu venais de créer ton propre refrain.

Puis, un jour comme les autres, tu es sortie dans la grande forêt aux bouleaux blancs, ton univers juste à toi, et en voulant suivre un petit-suisse, suivant toi-même tes instincts enfantins, tu t’es égarée, tu es restée prise dans ton jeu. Tu as contourné les racines des arbres pendant des heures, tu as oublié ta chanson, tu ne faisais que tourner en rond, te sachant perdue, pleurant un peu, priant le petit-suisse de te ramener sur ton chemin. Tu as levé les yeux, tout le ciel était dispersé, tes sens aussi, et les bouleaux blancs se ressemblaient tous. Tu as maudit la blancheur de tes cheveux, la neige qui mouillait tes bottes, mais surtout, le froid qui givrait ta mémoire.

Quand il neige sur mon pays,

C’est que tout le ciel se disperse,

Sur la montagne et les toits gris,

Qu’il revêt sa claire averse,

Sous une avalanche de ses lis,

D’un pur éclat nous inonde,

C’est le plus beau pays du monde,

Quand il neige sur mon pays.

C’est moi qui ai appelé ton voisin, cet après-midi-là, attendant toujours ton appel qui venait quotidiennement à la même heure, à la minute près. Il t’a trouvée tout près de chez toi, lovée contre un bouleau géant, pleurant tout bas, et répétant sans cesse le premier vers de ta chanson. Lorsque tu as vu ton voisin, tu ne l’as pas reconnu, tu avais oublié que tu étais perdue, et tout ce que tu lui as dit, c’est que tu ne te souvenais plus des paroles de ta chanson, que les mots s’étaient envolés, et que tu ne savais pas pourquoi, mais que tu avais froid. Il t’a reconduite chez toi, t’a préparé un thé chaud. Tu as grelotté pendant des jours, tu n’es plus retournée sur le sentier.

Tu as perdu le fil du temps, nous t’avons installée en maison spécialisée. Il y aurait une gentille dame pour s’occuper de toi, là-bas. Tu pourrais oublier la bouilloire sur le poêle et elle viendrait l’éteindre pour toi. Tu n’aurais plus à essayer de retenir tes oublis en tirant sur un fil qui n’existait pas. Je continuerais de venir te voir souvent. Tu pourrais te plonger dans ton hiver, dans ton univers à toi, sans avoir froid.

Le temps a passé, le givre a continué de se propager dans ta tête. Rapidement, tu as oublié le temps, les sentiers, les bouleaux et ton univers créé à pied. Puis, le nom de tes amis, de tes enfants et le mien se sont échappés. Je t’ai vue tenter de les attraper au vol, de les garder bien au chaud au creux de la poche de ton manteau. Les noms se sont dispersés, comme le ciel avant la tempête, perdus quelque part dans l’espace autour de toi. Tu savais que tu ne pourrais plus les prononcer, ce qui te faisait trembler, réalisant que l’immensité t’échappait, que tu ne retrouverais plus le petit-suisse caché au fond de ta forêt.

Puis, quand tu as tout oublié, que la forêt ne te disait plus rien, je suis revenue te voir tous les jours. Tu ne savais plus qui j’étais et ce n’était pas important parce que moi, je savais ton amour immense, ta grande joie. Tu m’accueillais auprès de toi, tous les jours, comme si c’était la première fois. Tu regardais à l’extérieur, fixement, continuellement. Tu guettais le geai bleu qui ne reviendrait pas. Je t’ai surprise à murmurer quelque chose tout bas, une phrase si courte que tu avais réussi à la rescaper de ton souffle qui se perdait. Je me suis approchée et je t’ai entendue, tu répétais tout bas, comme tu l’avais fait tant de fois : Quand il neige sur mon pays. C’est ainsi que tu m’as consolée, que tu m’as prise dans des bras invisibles, en me laissant comprendre que chaque jour serait dorénavant comme la première neige pour toi.

[1] Albert Lozeau, Quand il neige, dans Œuvres poétiques complètes, Presses de l’Université de Montréal, 2002.