Ils se sont levés de bonne heure.

Émilie a été la première à se glisser hors du lit. Hébété de sommeil, Hervé a laissé ses paupières filtrer un peu de cette lumière ocre, dominicale, qui se répandait dans la chambre mansardée. Une latte du parquet, celle qui jouxte la première marche, a craqué, comme tous les matins, comme tous les soirs. Hervé a ouvert les yeux pour de bon, juste à temps pour voler une image de sa femme nue descendant l’escalier. Cette cascade de cheveux bruns ondoyant jusqu’à la chute des reins… Ces courbes prononcées… Et puis, les remous que formait, à la surface du lait de sa peau, chacun de ses gestes élancés… Hervé s’est senti submergé. Emporté par le courant. Torrent de désir, et tant pis pour les rochers.

Ils avaient fait l’amour la veille au soir, mais il n’en avait pas eu assez.

Parfois, Hervé se demande s’il n’est pas obsédé – par elle. Il le lui a avoué, un jour. Émilie a ri, pris la confidence comme un étrange compliment.

*

Hervé a fini par sortir de sous la couette. Il bandait dur, alors il a renoncé à revêtir tout caleçon ou pantalon de survêtement. Cette queue droite, gorgée de sang et de sève matinale, et qui pointerait à travers le satin de l’Adidas, lui aurait donné l’air d’un mauvais acteur de porno amateur. Ou, au mieux, d’un satyre. Il s’est vu soudain, sans savoir pourquoi, du genre de ceux qui, en forêt en plein automne, courent après les joggeuses bien moulées dans leurs leggins, tandis que les feuilles tournoient dans les airs telles de grosses mouches à feu, et que l’incendie se propage dans le paysage alentour.

Non, merci. En restant nu, avec cette hampe dressée à soixante-quinze degrés, il ne chercherait pas à déguiser son envie. C’était plus cru, mais moins ridicule.

De toute façon, leur appartement n’a pas de vis-à-vis. Pas de voisin voyeur, ni rien.

En bas, Émilie farfouillait dans les placards de la cuisine, sans doute pour préparer du café. Hervé l’entendait chantonner en même temps. Ça l’a excité de plus belle.

Depuis toujours, la voix de sa femme le fait frémir de plaisir. Il se l’est déjà représentée en hôtesse de téléphone rose. (Puis en actrice de film X. Mais ça, il le garde pour lui.)

*

Il a débarqué ainsi, encore en érection, près du comptoir. Émilie a baissé les yeux, émis un « oh ! » mi-admiratif, mi-moqueur – il n’aurait pas su trancher. Étreinte allumée, déliement des mains, des langues. Hervé a enlacé Émilie, l’a pressée contre lui. Doux baisers. Lui s’embrasait.

Derrière eux, la cafetière glougloutait comme la corniche d’un vieux toit dégoulinant de pluie.

Puis Émilie a gentiment repoussé Hervé. Allez, ça suffisait, elle voulait boire son café, se poser, lire dans un coin du salon. Elle a chaloupé, ses seins dansaient, ses hanches roulaient à une cadence parfaite. Émilie a regardé à droite et à gauche, ne prêtant plus attention aux avances d’Hervé.

Sa nuisette traînait dans la salle de bain. Elle l’a dénichée, enfilée en un mouvement agile, avant de s’asseoir enfin dans le canapé. En chemin, elle a ajusté le thermostat. ??????

C’est qu’il commence à faire froid ; novembre frappe aux fenêtres.

*

Depuis tout à l’heure, Hervé contemple Émilie en douce. À présent, il porte un t-shirt et un pantalon de sport. La fièvre est retombée – un peu.

Émilie a le nez plongé dans un roman. De temps à autre, elle jette un œil à sa messagerie texto. Elle a étendu les jambes sur un pouf devant elle. Sa robe de nuit remonte assez haut. Hervé n’en perd pas une miette. Il rêve d’agripper ces cuisses charnues ; de s’abreuver à la source du musc ; de fouiller du bout des lèvres puis de la langue la toison fine et noire que le tissu dévoile ici et là.

Émilie surprend son regard. « Tu louches », note-t-elle, un brin amusée.

Hervé hoche la tête, attrape sa tablette, vérifie son courrier électronique. N’importe quoi pour évacuer ses idées de volupté. Il parcourt l’actualité entre vraies nouvelles et fake news, gâche encore cinq, dix, quinze minutes de sa vie sur Facebook. Les gens commentent à tout-va, pour un oui, pour un non, pour des like. Trump, le climat, les non-binaires. Trudeau et ses selfies. L’épidémie de #MeToo qui continue. Greta Thunberg à la recherche d’une embarcation ; les crétins qui la critiquent ou qui veulent la flinguer, et les riches qui l’approuvent, les mains sur le gouvernail de leur yacht ou au volant de leur Tesla. Et aussi, la culture en chute libre. Les artistes qui montrent leurs seins à la télé mais qui, demain, iront jusqu’à s’enfoncer leur trophée dans le fondement pourvu qu’on parle d’eux. Les gens qui pensent que la Terre est plate, que l’homme n’a jamais marché sur la Lune et que les vaccins n’ont aucun effet. Et puis la laïcité, le voile, l’immigration, le véganisme, les chats, les chiens, les bébés. Tout y passe, jusqu’à ce terroriste à la mords-moi le nœud halal, dont on annonce la mort une bonne fois pour toutes.

Hervé ne se sent pas concerné. Il referme sa boîte de Pandore numérique, observe de nouveau Émilie à la dérobée. Il n’a qu’elle à l’esprit, à la bouche.

Discrets mouvements du poignet à travers le satin. Putain, c’est plus fort que lui, il veut sauter sa femme, là, sur le canapé. Non : l’inviter à remonter et puis la baiser, encore et encore – il s’autorise même à penser « comme une chienne ».

Hervé s’imagine enrouler autour de son poing la crinière d’Émilie, brider, lever cette épaisse chevelure pendant une pipe monumentale et, bien sûr, les yeux (ses paupières à elle ourlées de fard et de crayon noir) dans les yeux, sans ciller ou presque. Le miroir de la chambre lui renverrait le reflet d’Émilie agenouillée, portant seulement escarpins, collier et pendants d’oreilles clinquants, et dévouée à sa tâche, les babines moirées formant un « O » impeccable autour de sa queue.

Hervé maintiendrait ensuite avec autant de fermeté ce chignon de fortune lorsqu’il prendrait Émilie à quatre pattes et s’enfoncerait en elle jusqu’à la garde. Oh, oui, il irait et viendrait, et elle se cambrerait à merveille et tendrait toujours plus loin, plus haut, son cul brillant, sa chatte luisante, en se dandinant et s’accrochant aux barreaux du lit conjugal de ses mains douces et menues – les mêmes qui auraient soupesé, malaxé avec un contentement infini, les couilles d’Hervé pendant la fellation.

Ah, ce que c’est bon, putain. Il se figure qu’il claque les fesses et les cuisses d’Émilie, puis qu’il la retourne sans ménagement, la bifle et qu’il passe, repasse son gland sur ses lèvres en cœur dessinées pour l’amour buccal.

Il lui demanderait si « hein, oui, tu aimes ça », et bien sûr il se foutrait de la réponse car là n’est plus la question dans son esprit ni son bas-ventre.

Il poursuit son fantasme, s’entend lui asséner des mots doux, puis sales, puis doux-sales. Et à cet instant il ressent qu’il pourrait jouir, là, comme ça, rien qu’en se projetant l’apothéose de cette baise sauvage. Hmmm, une forte, violente giclée sur le doux visage d’Émilie. Ou sur ses seins opulents. Ou au creux de ses reins – insolente cambrure.

Ça s’emballe, dans sa tête.

Des flashes le traversent, l’ébranlent. Pulsions venues de toutes parts. Affiches, écrans et magazines saturés de modèles aux mensurations impossibles et aux corps surfaits, archi-retouchés. Publicités, télé-réalités, talk-shows, séries, programmes peuplés de potiches aux beaux sourires, et de bombasses et d’éphèbes forniquant derrière des stores vénitiens. Déraillements, détours. Surenchère de contenus filmés dont chaque interprète aspirant à devenir une vedette, homme, femme, travesti, trans, etc., fait la pute, marchande sa voix, sa gueule, son cul, ses cris d’orfraie accompagnés de petits déhanchés…

Recentrement, accélérations du poignet. Le Web, putain, immense déchargeoir ; réseaux sociaux pièges à cons et à usurpations, faux profils de salopes à profusion ouvertes à tout, avec des Russes prénommées Natacha et des Américaines qui s’appellent Pamela. Sites porno, blogs libertins, forums de voyeurs et de maris exhibeurs, supports d’épanchement où errent des vraies pro et des fausses amatrices (et inversement), fictions de femmes mariées à la recherche d’étalons cocufieurs et bien plus jeunes ; fantasmes de voisines peu farouches et de coiffeuses, serveuses, comptables, infirmières, agentes immobilières ou profs de collège offrant leurs charmes près de chez vous et remerciant, face caméra toutes jambes et/ou fesses écartées, Untel et Machine pour ce grand moment de X. Festival de collègues de bureau révélées en garces sans culotte, défilé de mères de familles n’en pouvant plus de cacher leur tempérament de tigresse. Grand déballage de mangeuses d’hommes et d’avaleuses de foutre à la petite cuillère.

Surchauffe, panne imminente.

Maelström de formes pleines, de chairs fermes, de décolletés vertigineux, de chevelures amples (à rassembler en couettes lolitiennes ou en natte exotique, ou en chignon de secrétaire), de piercings, de tatouages sur la poitrine ou au-dessus des fesses ou du pubis, de lèvres charnues au gloss hypnotique, d’yeux bleus ou noisette fardés comme pas deux. Superpositions, imbrications, pénétrations. Exultation des va-et-vient dans sa main. Émilie, figure perdue puis retrouvée dans ce trop-plein de tout. Mécanique écœurante. Des blondes des brunes des rousses des métis des latinos des asiat’ des cougars des MILFs des matures des Big beautiful women, Émilie par-dessus tout. Des jambes interminables dans des bas résille. Des hanches larges et des cuisses dodues rehaussées de porte-jarretelles et de nylon. Des croupes bombées dans des strings sur le point de craquer. Des poitrines énormes, refaites ou naturelles et aux aréoles généreuses. Des chattes rasées, d’autres épilées à la brésilienne, et pour dialoguer avec elles, des bites chevalines sans un poil sur le caillou. Positions acrobatiques, postures scabreuses, caméras subjectives, gros plans gynécologiques. Litanie de râles, de bruits visqueux. Du sexe attaché ou avec déguisement de cowgirl.

Bouillonnement, vertige, défection en vue. Des footjobs, des gangbangs, des trous à remplir partout, des glory hole à enfiler pour bouches goulues, un, deux, trois doigts dans l’anus, puis dans le vagin. Émilie bafouée, diluée, engloutie. Des creampies à outrance, des douches de sperme, des minois maculés, et parmi eux, celui d’Émilie, ah non, ah mais si, non non non, éclaboussé par une multitude de queues après avoir décoché des clins d’œil ravageurs. Et.

Un gouffre. Un putain de gouffre sans fond.

Hervé vient d’y sombrer.