Le miroir de la salle de bain lui renvoie l’image d’un dur. D’un bandit. D’un de ces casseurs qu’il a vus sur LCN, lors du mouvement des Gilets jaunes en France ou des émeutes raciales aux États-Unis. Ruben fronce les sourcils. Son reflet le nargue. L’intensité de son regard noir le surprend, l’intimide. La lumière blafarde au-dessus de la glace accentue les ombres sur son visage, ses traits taillés à la machette.

Ruben bombe le torse, marmonne quelques mots crus en donnant de brefs coups de menton en direction de son reflet. Le cordon de la capuche de son sweat-shirt tressaute.

Toc toc toc. Sa petite sœur cogne à la porte. T’en as pour longtemps, elle dit. ¡Cállate! lance-t-il, sans lâcher son double des yeux. Au loin, les parents râlent. Arrêtez de vous chamailler, tous les matins c’est la même chose, ne lui parle pas comme ça, ah ! et puis tu vas te mettre en retard, il va finir par te virer ton patron, hein.

Ruben maugrée, prend une profonde inspiration. Nouvelle œillade à ce sosie inversé, cette petite frappe qui lui fait face et lui tient tête. Il s’éloigne un peu, se passe en revue. Clic, clic, selfies envoyés à ses potes Nicholas et Felipe. Clic, clic, un autre pour son Instagram et ses admiratrices, des ex fréquentées au secondaire. Lui n’est plus scolarisé : il préfère l’école de la vie, les petits jobs qu’on peut larguer quand on veut parce que du travail, il y en a plus que pas assez dans cette ville. L’argent qui tombe tous les quinze jours, c’est bien plus simple. (Il y a eu aussi des vols, mais trois fois rien.) Pas de prise de tête. La géométrie, la géographie, la philosophie, à quoi ça peut bien servir dans le vrai monde ? Clic clic clic clic Ruben se mitraille et son alter ego l’imite.

En constatant sa tenue, survêt’ sombre et casquette sous le capuchon, Ruben repense à ces jeunes (et quelques vieux, aussi) dont il avait aperçu les photos dans le Journal de Montréal, il y a de cela deux étés. Il n’avait pas pu les manquer, les gens ne parlaient que de ça. Même son père l’avait saoulé avec ces histoires, alors que d’habitude, la politique, eh bien, il ne s’en mêle pas. (Il répond toujours qu’il n’est pas venu ici pour causer des problèmes ou revendiquer quoi que ce soit.) Et donc, en juin, y avait eu ce truc, réunion au sommet, les dirigeants des pays riches en haut, le peuple en bas et puis, apparemment attendus de pied ferme par les forces de l’ordre dans les rues : des anticapitalistes, des antifa, des anarchistes — rien que des fauteurs de troubles, avait résumé le proprio du dépanneur où il travaillait alors vingt-cinq heures par semaine — tout de noir vêtu. Pour Ruben, le look de ces gars-là n’était pas si différent de celui de ses amis du quartier Saint-Michel à Montréal. Son cousin Miguel, qui continue de répéter à qui veut l’entendre qu’il fait partie des Crips, serait sans doute passé inaperçu dans ce genre de rassemblement. Il ne lui aurait manqué qu’un bandana d’une autre couleur que le bleu (parce que celle-là, elle est trop reconnaissable) pour recouvrir le bas de son visage. De toute façon, lors des manifestations, les voyous se fondent dans la masse. C’est bien connu, les manifestants tiennent à vandaliser les boutiques et à les dévaliser. Ruben n’invente rien : il l’a lu, vu sur Facebook et Twitter. Alors qui peut vraiment faire la différence entre les méchants et les militants ? Pour sa part, Ruben en serait bien incapable. Cela dit, si par hasard dans un cortège un mec pétait la vitre d’un magasin rempli d’iPhones, d’ordis ou de Nike Air, il serait tenté de se servir. Ben ouais, quoi. Fuck la société. Le monde est à nous.

Ruben se regarde, sourit sous son masque. Il se trouve badass. C’est trop bien, ce qui arrive en ce moment, avec la pandémie, le couvre-visage obligatoire, et tout ça. Avant, on ne pouvait pas défiler dans les rues avec un foulard sur le nez ou un déguisement super voyant. Quand il était petit, Ruben avait d’ailleurs entendu une drôle d’histoire à ce sujet : la police de Québec avait arrêté un gars qui, pendant l’Halloween, s’était promené dans la Basse-Ville affublé d’un masque de hockey noir. Maintenant, c’est le contraire. Cache ta face dans les lieux publics et les commerces, sinon tu vas prendre cher.

Toc toc toc. Sa frangine l’interpelle encore. Ruben grogne ouais, ouais, je vais sortir. D’avoir songé à Miguel, aux manifs, aux casseurs, ça l’a gonflé à bloc. Mais il se sent un brin triste, aussi, pour son oncle Jorge et puis tía Luisa, qui ont fui le Honduras, comme ses parents à lui, mais bien plus tôt, à la fin des années 1990, à cause de menaces de mort, et qui maintenant s’inquiètent pour leur fils aîné. Miguel, il déconne. Mais il assure. Ruben aurait aimé que tío Jorge et les siens déménagent à Québec au bout du compte. Avec Miguel, Ruben aurait fait la loi à l’école et dans le voisinage ; juste pour s’amuser un peu, quoi, bousculer ces sales petits Blancs vaniteux qui, souvent, le regardaient de travers parce qu’il était le seul latino. S’ils savaient, maintenant, ceux-là…

Ruben fourre son masque dans la poche de son pantalon de survêtement. Il sort de la salle de bain et c’est à peine s’il entend sa sœur qui le couvre de reproches, ¡joder!, tu monopolises la place et après faut que j’me grouille t’es chiant j’te déteste à cause de toi je…

Ruben passe en trombe dans la cuisine. Il avale une bouchée d’œufs brouillés, chipe une tortilla. Sa mère l’engueule gentiment. Il parle la bouche pleine, pas le temps, mamá, le bus.

            En moins d’une minute, Ruben gagne le boulevard Charest. Le bruit des camions l’étourdit un peu, le jeune homme, mine de rien, a toujours été sensible au brouhaha urbain. Rien que pour ça, il est heureux de vivre à Québec. Montréal, il ne supporterait pas. Même si là-bas, c’est cool, parce qu’il y a Miguel. Et les autres.

Ruben visse des écouteurs sur ses oreilles et balance la sauce hip hop. Yo, man, Ruben marche seul, Ruben marche vite dans les rues de la Basse-Ville. Quatre blocs plus loin, Ruben avise le pont de l’autoroute Dufferin-Montmorency. Sous la vaste structure, il s’arrête, coupe à travers un terrain vague vers la rue Saint-Vallier. Les piliers dessinent une forêt de béton fantastique au milieu de nulle part. Des conteneurs installés là pendant quelques travaux font office de cabane dans le bois, métal et mortier ayant remplacé chênes, érables et bouleaux. Le reste n’est qu’herbe à moitié cramée, détritus, sacs plastique, seringues et préservatifs usagés. La jungle, quoi. Et ses lois.

Ruben s’engage vers l’une des colonnes gigantesques. La fresque, toujours aussi éclatante, attire son attention. C’est en partie son œuvre : il a graffé la dernière lettre. Fier de lui, Ruben tire de son sac à dos un marqueur à pointe épaisse, risque un coup d’œil à droite, à gauche. Personne. Il tague, laisse son empreinte sur la cité.

Ruben repart dans le sens inverse. Très vite, il repère la Subaru garée près du magasin d’alcool, de l’autre côté du boulevard. L’arrière du véhicule bleu métallisé est orné d’un aileron. C’est la voiture de Miguel.

Ruben traverse en courant. Un automobiliste klaxonne. Un camionneur barbu baisse sa vitre et l’insulte à moitié.

Le moteur de la Subaru tourne. Ruben s’approche, la portière s’ouvre. Il grimpe.

Miguel et lui se saluent, poing contre poing. Les haut-parleurs crachent du rap. Sur la banquette arrière, une jeune fille noire fume un joint et se balance au rythme de Yo Perreo Sola de Bad Bunny. À côté d’elle, une autre ado à la moue boudeuse, petite brune maquillée à outrance et à la peau laiteuse, bat des cils plusieurs fois d’affilée tandis qu’elle dit à Ruben comment elle s’appelle. À sa droite, un latino de dix-huit, dix-neuf ans, en survêt’ et casquette lui aussi, mais avec trois fois plus de chaînes autour du cou, regarde au dehors. Il a les yeux rivés sur l’enseigne du magasin. Yo, éructe-t-il d’une voix cassée, on y va on prend de la vodka du rhum du whisky du cognac Hennessy. Les filles rigolent. Ruben se demande s’il aura assez de cran. Si l’employé n’y verra que du feu lorsqu’il présentera sa fausse carte d’identité. Si ce test en vaut bien la peine et s’il ne devrait pas, au fond, aller travailler au supermarché.

Miguel hoche la tête, lui donne une petite tape sur la nuque. Ça va bien aller, mec.

Ruben soupire, s’éjecte au dehors. Le jeune qui était assis à l’arrière le rejoint dans le parc de stationnement.

Ils enfilent leurs masques. La santé, la sécurité avant tout, pas vrai ?

Prêt. Ruben fonce vers les portes automatiques. L’autre gars le siffle, yo, reviens. Ruben arque un sourcil mais s’exécute. Marche arrière, échange de regards.

Le jeune à casquette soulève son sweat-shirt et exhibe deux armes de poing glissées sous sa ceinture. Il en tend une à Ruben.