À présent, les plants atteignent un mètre vingt-cinq de hauteur. La chaleur écrasante de l’été, poussières de soleil et moiteur rincées de temps à autre par de providentiels orages, n’a pas arrangé les choses. Micheline contemple l’étendue des dégâts à travers la fenêtre du salon qui donne sur son coquet jardin. Elle secoue la tête, dépitée.

Bertin, le journaliste attablé dans la salle à manger, plisse les lèvres. Il compatit. Ou il affecte de. Un site d’« informations urbaines » l’a envoyé de Montréal jusqu’ici, dans cette grande maison en pierres des champs où une femme retraitée vit seule depuis près de dix ans. Micheline a accepté l’entrevue pour que cessent les jugements, les harcèlements. Les menaces. Elle a toujours eu la main verte, explique-t-elle encore. Le jardinage l’a sauvée de la dépression. Jacques, son défunt mari, adorait cultiver des légumes, tailler les rosiers et les haies, ramasser les feuilles. Ah ! Ces dizaines de sacs orange emplis, empilés, à chaque automne. Micheline peine à sourire, étouffe un sanglot. Ces temps-ci, les larmes montent vite. Certains matins, la tristesse fond sur elle en un instant, la mord au ventre et ne la lâche plus pendant des heures. Depuis qu’elle se connecte moins sur Internet, ça s’est calmé. Un peu. Avant, elle pouvait rester toute la matinée sur sa tablette à lire les nouvelles, échanger avec ses amis, des aînés comme elle dialoguant sur Facebook — il n’y a pas d’âge pour s’y mettre n’est-ce pas ? La plupart se sont inscrits sur le réseau pour garder le contact avec leurs petits-fils et filles. Micheline, elle, n’a même pas eu d’enfants. On n’a jamais su si ça venait d’elle ou de Jacques. Après des années à essayer, ils ont fait leur deuil. L’horticulture a remplacé la parentalité, il faut croire. En évoquant cela, Micheline ébauche une mimique indéchiffrable.

Le mariage, l’enfantement, ce sont des obligations d’un autre temps, non ? Ses frères, quatre en tout, et ses deux sœurs, plus jeunes qu’elle, ont une grande famille, maintenant. Micheline et eux se sont perdus de vue. Ils ne se parlent plus. Pourquoi est-ce qu’ils ont rompu les liens ? Elle n’arrive pas à s’en souvenir. Sans doute un léger conflit qui s’est transformé en querelle transmise de génération en génération — en tout cas, ses neveux et nièces et leur descendance ne lui ont jamais adressé la parole, ni envoyé la moindre carte. Même à Noël, alors que Micheline leur avait fait parvenir des cadeaux pour les petits derniers. Vraiment mal élevés, ces gamins. Pas étonnant que l’un d’eux ait atterri en prison, tiens ! Elle a lu l’info le mois dernier dans la rubrique des faits divers. Cette teigne de Philippe, Fifi comme ils l’appelaient dans son entourage, a piqué une colère de trop au volant de son bolide trafiqué. Ils ont dit que c’était à cause des anabolisants et puis de sa fascination pour les films d’action violents. Quel gâchis. Bon, mais Micheline convient que des problèmes, il y en a dans tous les cercles familiaux, pas vrai ? « Cercles infernaux », serait tenté de corriger Bertin quand il entend Micheline lui raconter ces histoires, mais il garde cette pensée pour lui — sa propre famille de l’autre côté de l’Atlantique, il la côtoie peu, même de façon virtuelle, alors…

Micheline reprend son souffle, entre deux hoquets où, c’est plus fort qu’elle, affleurent encore des pleurs. Bertin lui demande d’un ton doux et rassurant de revenir aux fameuses semences. Oui, d’accord. Donc, comme elle le lui disait il y a dix minutes, Micheline a commandé des grains de cactus sur Internet. Elle les a reçus, ça venait de Chine, les a plantés. « Regardez, ils sont déjà beaux, non ? » Bertin opine en détaillant le pot. Et puis une semaine après son achat, Micheline a trouvé dans sa boîte aux lettres un autre paquet. D’autres graines. Elle les a mises en terre, sous sa fenêtre cette fois-ci, juste là, aux abords du jardin. Et voilà. Mais personne ne sait ce que c’est. Pas même le bureau d’enquête régional de l’Agence canadienne d’inspection des aliments. Pourtant, Micheline n’est pas la seule à qui l’on a expédié des graines non identifiées. Alors pourquoi est-ce que les gens, dans le village, dans la région, et même bien au-delà parlent d’elle ? Pourquoi est-ce qu’ils l’insultent, certains au téléphone, d’autres par courriel — comment ils ont obtenu son adresse électronique, mystère ? Ce monde-là dénigre Micheline. On lui dit qu’on va venir chez elle tout casser, tout arracher. Au début, ils l’ont simplement traitée d’inconsciente, d’idiote. Ses voisins aussi l’ont réprimandée, et puis quelqu’un, elle ignore qui, est entré sans son autorisation sur son terrain et a pris en photo ses plants, qui en une semaine avaient dépassé les soixante centimètres, et a publié sur les réseaux sociaux les beaux clichés accompagnés de commentaires méchants. Les émoticônes en colère ou moqueurs se sont multipliés, les partages ont suivi le mouvement par milliers. Déferlement de messages insultants, puis carrément haineux. T’es qu’une stupide irresponsable, Micheline. Tu nuis à l’écosystème, Micheline. Putain, Micheline, tu vas foutre en l’air notre faune, notre flore ! À quoi t’as pensé, la vieille ? Connasse ! Salope ! Vivement que tu crèves, la Terre s’en portera mieux.

Bertin a vu la page Facebook consacrée à Micheline l’inculte qui plante n’importe quoi. Il a parcouru les mots durs, les phrases abruptes postées en masse. Certains propos incitent à la haine. Des mecs, écolos sans doute, sont allés manifester devant la maison de la retraitée, scandant des « Green Leaves Matter », des « Sauvons la planète », des « non aux OGM et Monsanto ». À d’autres heures, Micheline a vu débarquer des identitaires et des pro-Trump anti-chinois. Le lendemain, des Antifas vegan. Puis, trois jours plus tard, des adeptes du retour à la nature, qui l’ont menacée de la dénoncer si elle utilisait des désherbants ou des saloperies chimiques pour se débarrasser de ça. Des agriculteurs mécontents, à cause des possibilités de contagion de leurs champs tout près de là, sont même venus balancer des légumes pourris contre la façade de sa charmante maison. Trop c’est trop. Micheline a porté plainte, alerté les médias. Mais depuis, on dirait que les choses empirent. Les pressions s’accentuent, les plants grossissent jour après jour. Les autorités sanitaires répètent qu’elles ne peuvent rien. Et la police n’est pas en mesure de surveiller sa résidence 24 heures sur 24, vous comprenez. Y a pas mort d’homme. Ni de femme.

Bertin lui demande pourquoi elle ne les coupe pas, ces foutues tiges. Micheline dit qu’elles sont très dures. Bertin se lève et se rend à la fenêtre. Il scrute les fibres jaunâtres et duvetées, plus épaisses qu’une liane. Le journaliste hausse les épaules. « Ouais, admettons », songe-t-il.

Micheline lui dit aussi qu’elle n’a pas réussi à les déraciner. Un ami, un des rares qu’il lui reste, est venu avec une pelle, une pioche, pour déchausser les maudits plants, rien à faire. L’homme a promis qu’il repasserait. Micheline ne l’a jamais revu. Elle confie qu’elle se sent désemparée. Seule contre tous. Bertin acquiesce. Il connaît ça, c’est peut-être bien ce qui l’a motivé pour cette entrevue.

Bon. Bertin va prendre l’air dans le jardin. Il flâne un peu, puis en profite pour photographier sous toutes ses coutures l’objet de cette vague de haine. Il respire, saisit à pleines mains l’une des tiges. Mouvement brusque. Impossible de la faire ployer. Bertin force sur ce qui, à la réflexion, ressemble à un jeune tronc d’arbre. Il peste, s’essouffle. On dirait qu’il veut déplacer une armoire normande. Après une minute ou deux, il arrête ses gesticulations, jette un œil au fourré. Cette merde n’a pas bougé d’un iota. Nouvel essai, grognements, suées. Toujours pas.

Bertin n’insiste pas, attends, ça va, quoi, il a failli se fouler le poignet. Il retourne à l’intérieur. Micheline lui a servi un café, c’est gentil. Bertin boit doucement en essayant de se rappeler la fois où il a aidé un oncle, en région parisienne, à essoucher des bambous. Putain, quel bordel ! Sauf que là, c’est pire. Il ne sait pas d’où sort ce truc, il n’y connaît rien en botanique. Il espère que son article incitera les scientifiques à étudier la plante de près. Bon, mais là, ce qui l’intéresse, c’est de raconter une histoire de communauté, de gens qui s’enflamment. C’est triste, quand même, ce qui lui arrive, à cette dame.

L’heure tourne, Bertin vide sa tasse. C’est pas tout ça, mais il faut qu’il reprenne la route avant l’heure de pointe et le gros merdier à l’entrée du Pont Champlain. Depuis la Rive-Sud, c’est l’horreur en fin d’après-midi.

Le journaliste remercie Micheline. Il lui serre la main avec douceur encore et lui assure que les choses vont s’arranger, vous verrez. Micheline renifle. Elle va se remettre à pleurer, Bertin le sent, alors il reste là à lui tenir la paume, le temps que ça se tasse.

Finalement, Micheline le raccompagne à la porte. En passant, Bertin regarde en direction du jardin. Il a l’impression que les plants ont encore grandi et épaissi. Non, pas possible.

Bertin démarre, Micheline lui adresse un petit geste de la main. C’est triste, quand même, ce qui lui arrive, à cette dame.

*

            À présent, les plants atteignent plus de deux mètres de hauteur. Devenus rhizomes, ils se sont étendus à la moitié du jardin. Une tige a grimpé le long du mur et trouvé un interstice, n’importe lequel, dans lequel elle s’est engouffrée.

Sur Facebook, Twitter et compagnie, les comptes Micheline l’inculte qui plante n’importe quoi explosent des records d’abonnements et de partages. L’article de Bertin a paru, mais n’a rien, mais alors, rien changé. Chaque jour, des millions de fans, au Canada et ailleurs, se repassent en boucle des mèmes Internet où la vieille dame est traînée dans la boue, recouverte de fumier, tuée à coups de pelle, d’herbicide, de pioche, ou tronçonnée, enterrée vivante, et on en passe. Micheline, quoi qu’il en soit, n’allume plus son téléphone et ne consulte plus sa tablette. Ses rares amis, ses voisins la battent froid, ils songent même à déménager, et les villageois évitent de passer devant chez elle.

En une semaine, le brin intrusif grossit lui aussi entre les murs de la propriété. Il sinue au sein de la structure, gagne la cuisine et enfin la chambre de Micheline.

*

            À présent, les plants, dans le jardin et partout dans la demeure, atteignent plus de trois mètres de hauteur. On pressent qu’ils crèveront sous peu le toit de cette jolie maison.

Micheline est là, étendue sur son lit, tandis que quelque part sur la Toile et dans le monde, des milliers de commentateurs continuent de la détester, de la ridiculiser.

Micheline paraît détendue. Elle a les traits relâchés, les yeux grand ouverts. On croirait qu’elle admire la vue, cette étrange forêt tutoyant le plafond de sa chambre. Insolites ramures bistre dont l’une d’elles, pendant la nuit, a jailli tout droit de sous le lit de la vielle dame et lui a transpercé le cœur.