Fin d’été. Basse-ville de Québec.

La noirceur est tombée à huit heures. Je me suis aperçu tout à coup que les jours raccourcissaient.  La chaleur s’est attardée jusque tard en septembre, et je n’ai pas senti venir l’automne. J’ai deviné que la fraîcheur s’abattrait d’un coup, et que les dernières tomates, sur mon balcon, n’auraient pas le temps de murir avant qu’il gèle. J’en avais planté tout un jardin, en pots, cet été-là, un peu pour conjurer le bitume qui, malgré la beauté étonnante des amalgames d’immeubles anachroniques blottis les uns sur les autres, mangeait le paysage.

Au bord de la rivière Saint-Charles, entre le pont Marie-de-l’Incarnation et le parc Victoria, on sentait l’odeur des fruits fermentés avant de voir les pommes tombées qui jonchaient le sol. Je me suis sentie triste et en colère. Peut-être à cause des pommes pourries, qui m’ont fait penser à Ève, la croqueuse de fruit biblique. Aux quinze femmes assassinées au Québec, depuis le début de l’année, parce qu’elles sont des femmes. Aux femmes autochtones assassinées et disparues du Canada. Aux femmes du Texas qui luttent pour leur droit à l’avortement. Aux femmes d’Afghanistan dont on nie les droits fondamentaux tous les jours. J’ai marché longtemps.

Au dépanneur de la place Roger-Lemelin, le nouveau commis m’a vouvoyée avec douceur, comme si j’avais cent ans. C’est vrai que j’ai des cheveux blancs, depuis peu, un petit tas hirsute, devant, au milieu, sur la pointe du front. Et des cercles bleu foncé autour des yeux.

Il faisait doux. J’ai mangé du macaroni au fromage en boîte, dehors, dans le noir relatif des nuits de la basse-ville, assise par terre sur le balcon. Fred était couché à côté, sa belle tête de chien-ours posée sur ma cuisse. Parfois, pendant quelques minutes, la basse-ville devient parfaitement silencieuse. Vingt mille personnes qui retiennent leur souffle en même temps. Qui ne passent pas en moto, ne sortent pas d’un bar en chahutant, n’ont pas organisé de barbecue dans leur cour, ne déclenchent pas le détecteur de fumée, ne réveillent pas le bébé.

Les plants de tomates, qui dépassaient en hauteur le garde du balcon, formaient dans le noir une forêt bizarre, crochue et bossue. J’ai pensé que si je trouvais l’énergie, peut-être, la semaine suivante, je pourrais fabriquer du ketchup vert.

J’ai pensé à la fable de La Fontaine. Je me suis demandé si je ressemble à la cigale ou à la fourmi. Hors contexte, l’histoire paraît terriblement naïve. On sait bien que ce n’est pas si simple, que les fourmis riches qui refusent de partager placent leur argent dans les paradis fiscaux, mais veulent bien profiter des services publics payés par les fourmis moins riches. Au fond, si je devais choisir, j’aimerais mieux être la cigale.