Deux pintes de bière rouge sont arrivées à leur table au pub Griendel. Elles trinquent, boivent une gorgée, allument une cigarette et boivent encore. Marie-Ève ouvre la bouche, un souffle commence à se transformer en voyelles et consonnes, mais elle hésite, s’arrête. Marie-Ève ne reconnaît pas Geneviève. Elle n’est plus certaine que cette personne soit Geneviève. Elle ne comprend pas. Le doute ne provient pas de l’image de son amie. Ni de ses gestes. Geneviève ressent l’incertitude qui a envahi Marie-Ève, une ambiguïté effrayante, une impossibilité de communication. Maintenant, Geneviève doute aussi de son amie et d’elle-même. Les deux amies réalisent alors qu’elles ne savent pas pourquoi elles se trouvent à cette table. Elles ne se souviennent pas de leur trajet jusqu’au pub, de leur maison, elles ont oublié où elles vivent.

Marie-Ève et Geneviève sont perdues dans l’instant, et le langage ne peut pas exprimer par leur voix ce sentiment d’être totalement au présent, parce que le langage se décline également en passés en conditionnels et en futurs. Elles ne pourraient que crier. Mais pour quoi faire? Le sentiment d’étonnement bloque toute réaction.

Geneviève est la première à discerner l’incohérence de leur rencontre. Les lieux sont le problème. Au-delà de la silhouette de Marie-Ève, Geneviève voit une rue secouée par une tempête de vent et de neige. Le corps de Marie-Ève reste sur le seuil de la tempête. Geneviève lève un doigt, lui indique ainsi de se tourner, et Marie-Ève découvre ce qui se passe derrière elle. La tempête ne lui permet presque plus de percevoir les bâtiments. Marie-Ève prend maintenant conscience du lieu derrière Geneviève. Soleil, ciel serein, une foule en promenade dans la rue fermée au trafic.

Ces deux lieux ne leur appartiennent pas. Les chaises, les bières, les cigarettes, la table et leurs corps se situent dans un troisième lieu, qui n’a pas de couleur ni de son, elles vivent dans un film muet en noir et blanc.

Marie-Ève s’immerge dans les yeux de Geneviève. Geneviève s’immerge dans les yeux de Marie-Ève. Les deux amies se retrouvent au fond de leur rétine. Leurs mains avancent et se touchent, se caressent. Geneviève sent la peau en métal de Marie-Ève, qui explore celle changeante, vent froid puis vent chaud, vent froid puis vent chaud, de Geneviève. Elles ne peuvent plus s’arrêter. Leur matière de fer et d’air efface la table, les chaises et les bières, leurs vêtements disparaissent et leurs deux corps deviennent un tourbillon d’embrasement.

La suite… bientôt… à la prochaine trace de résidence !