Proposition d’ekphrasis pour une toile de Guillon-Lethière figurant dans l’exposition organisée par Jean-Marie Gustave Le Clézio au Musée du Louvre

 

Le Clézio, peau blanche, masque noir. La tentation du lapidaire, la fascination de la virgule. Mais Fanon inversé suffit-il à dire le Musée Imaginaire, l’occasion saisie de forcer les consciences, creuser la plaie? Il faut retourner sur les lieux. Dire l’espace, choyé au cœur des collections du Louvre, parquets cirés, cabinet de curiosités. Mais espace séparé, clos, incongru. En haut des marches, la chapelle Sully. Ouvrir la porte : le regard happé par Le Serment des Ancêtres, fronton du « Musée-Monde ». Grand format solennel et pompier. Construction pyramidale, tripartition des personnages. Grosse masse claire de barbe patriarcale et de voiles virginaux. Les mains blanches, ouvertes sur les visages. Hiératique. Le peuple amassé au pied de l’estrade. Bruit et Fureur dans les lointains.

Chercher l’anecdote, ouvrir le livre d’histoire pour fuir l’outrance académique, esquiver le ridicule. Attention, trésor national haïtien. Dessalines et Piéton. Harnachés, brandebourgs et épaulettes au vent. Promesse de libération. Les mains s’enlacent, les fers sont foulés. La stèle funéraire se mue en Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le mouvement s’arrête, pour l’éternité.

La porte s’ouvre. Deux employés du musée apparaissent, blouse bleue et peau basanée. Le gardien quitte des yeux son téléphone portable : « Vous venez pour travailler ou pour…? », « Le Serment des Ancêtres! ». On parle des origines, des langues que le téléphone portable ne sait pas coder, enfin les poses se figent, recueillement devant le tableau. Regardés et regardeurs. Les yeux levés. L’inscription difficile à saisir sur la stèle. L’hébreu là-haut. On rabat un pan de la blouse, on joint les mains derrière le dos. Le regard se promène. Où ça, des fers? Le parquet craque un peu, on se déplace sur le côté. Cette zébrure, là? La foudre, non? Du tissu, des pansements, du rapiéçage. Incroyable… Le cartel informe. Solennel : le Ministre de la Culture, les services de restauration du Louvre. Tonnerre : la toile est crevée! Le tremblement de terre de 2010. Le bruit, la fureur, tout ça. Les décombres et les pompiers français. Mains blanches ouvertes. Encore.

Bon, Guillon-Lethière, 1822, d’accord. Les codes académiques pour faire passer le message. Le plancher qui craque sous la bottine à boutons du colonisateur. Le face-à-main qui inspecte les concurrents de David. Mais là : les citations de Le Clézio sur les murs, les proclamations de Malraux… Les jaunes vifs de Philomé Obin, les grimaces vaudou, la crucifixion de Charlemagne Péralte… Lézarde. Crevure. Tout passe par le trou de la toile : le dieu trop blanc, le sanglot du peintre métis, les imprécations des pasteurs américains. Laissez ce trou. Laissez cette toile battre au vent!

Flash du projecteur sur le mur de droite. Un drôle de film en morceaux. Déjà vu ça à la télé dans l’enfance, non? Des indigènes qui sautent dans le vide. Un documentaire sur le Vanuatu. Non, l’œuvre d’une plasticienne contemporaine. Les ficelles au pied qui retiennent les corps projetés. Des fers qui sauvent. Le touriste soudain, saisi dans l’interstice du montage. L’appareil photo.

Sourires ironiques sur les visages. Les ancêtres se donnent en spectacle. Sur le mur, miroitement du cartel du Serment des Ancêtres. Le Ministre y a laissé son nom. Tableau sauvé, restauré, rendu au pays frère. Les bras s’enlacent. La stèle au centre de la toile. Spectacle mortifère. Laisser son nom, figer le temps, arrêter le spectateur. Bouger, poursuivre la visite. Faire craquer le parquet. Savourer le divers, remplir comme on peut les interstices, rapiécer, recoudre, tisser. Ne rien restaurer, ne rien guérir, prolonger le mouvement. Brisure, rapiéçage, brisure. La virgule, répétée.

 

Atelier d’écriture du Louvre, janvier 2012.

Le Serment des Ancêtres

Guillaume Guillon Lethière.

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Source : Article Guillaume Guillon Lethière de Wikipédia en français

 

 

Lisez également « L’ekphrasis comme tentative de restitution d’un tableau du Louvre », texte de réflexion écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème Congrès de l’ACFAS, à Montréal.