Entrevue avec Claudine Landry
Le vendredi 14 octobre 2022

 

Lorsque j’entre dans la librairie Livres en tête de Montmagny, le carillon au-dessus de la porte annonce mon arrivée. La libraire Claudine Landry m’accueille derrière la caisse. Elle me propose de m’asseoir au salon en désignant le fauteuil et le canapé installés près des casse-têtes. Je dépose mon manteau, prépare mon matériel et parcours les rayons pendant que Claudine termine sa transaction avec une cliente. Dès que la librairie se vide, elle me rejoint au salon.

Ce vendredi matin, Claudine est seule. Elle devra donc répondre aux clients lors de notre entrevue. Elle s’excuse pour cet inconvénient, mais je la rassure.

Tout au long de notre entretien, notre discussion sera interrompue par un flot régulier de d’acheteurs — pour la plupart, des habitués de la librairie que Claudine appellera par leur prénom — et par la sonnerie du téléphone.

 

Claudine Landry, tu es libraire à la Librairie Livres en tête depuis 2020 et plus récemment propriétaire de l’entreprise depuis juin 2022.  J’aimerais commencer par discuter de ton parcours. Quel chemin as-tu emprunté pour occuper aujourd’hui le poste de libraire?

Mon parcours est très éclaté. J’ai entrepris des études en Histoire et civilisation au Cégep Lévis-Lauzon puis, après une année sabbatique, mon parcours académique m’a mebée au baccalauréat en Études anciennes à l’Université Laval. Même si je n’ai pas étudié en littérature, je suis toujours restée proche du milieu littéraire.

Une fois mes études terminées, j’ai travaillé pendant plusieurs années dans le milieu culturel de Montmagny. À la Maison sir Étienne-Paschal-Taché, j’ai occupé le poste de coordonnatrice à l’animation. Je m’occupais entre autres de l’animation de la Maison et de la formation des guides. Cette expérience m’a permis de découvrir le domaine de la médiation culturelle.

Par la suite, j’ai entrepris un programme de deuxième cycle à l’UQTR en interprétation et médiation culturelle, ce qui m’a amenée à travailler au Musée de l’accordéon sur le patrimoine immatériel, l’interprétation musicale et l’organisation du Carrefour mondial de l’accordéon.

À l’arrivée de mon deuxième enfant, je me suis beaucoup questionnée sur mon parcours professionnel. Depuis mon retour à Montmagny dès la fin de mes études, j’avais rencontré Marcelle [Caron, la fondatrice de Livres en tête] à plusieurs reprises. Je sentais que, professionnellement, Marcelle et moi accumulions les rendez-vous manqués. Tu sais, Livres en tête a été mon premier emploi étudiant, j’ai donc toujours eu un attachement pour cet endroit. Alors voilà, en 2020, j’ai finalement accepté le rôle de libraire que Marcelle me proposait. Je vois mon retour chez Livres en tête comme un aboutissement très naturel de mon parcours.

 

L’histoire de Livres en tête remonte à plus de 30 ans. Peux-tu m’expliquer l’origine de la librairie et sa mission depuis sa fondation?

Marcelle rêvait de mettre sur pied une librairie. Plus jeune, elle a étudié à Montréal, puis elle a occupé un emploi au gouvernement, mais elle a toujours voulu travailler dans le domaine littéraire.

C’est pendant ses grossesses que son projet s’est concrétisé. Elle a pris la décision de revenir à Montmagny et de mettre sur pied sa librairie. Par elle-même, elle a bâti son entreprise une brique à la fois.

L’objectif de Marcelle a toujours été de faire la promotion du livre, d’aller à la rencontre de la communauté et d’aider les collectivités. Puisque la librairie est agréée, elle dessert également les bibliothèques, les municipalités et les écoles. Sa mission a toujours été de créer et de favoriser les occasions de rencontre.

 

Selon toi, quel est le rôle d’une librairie — et d’une libraire — au sein d’une communauté?

Dans une région aussi vaste que la nôtre, la MRC de Montmagny étant très grande, se positionner comme une librairie généraliste se révèle un avantage puisque nous pouvons rejoindre les intérêts de tout un chacun et répondre à toutes les demandes.

Les librairies spécialisées ont tout à fait leur place. C’est une manière de se démarquer, surtout dans les grands centres où il y a plusieurs librairies qui se « compétitionnent », mais en région, ce n’est pas notre réalité. Avant tout, le libraire doit être à l’écoute de sa clientèle. Par exemple, je suis consciente que les lecteurs sont souvent influencés par les médias. Si un livre reçoit beaucoup de publicité, je vais certainement lui donner une place dans nos rayons, car je sais qu’il y aura une demande.

 

En tant que libraire, quelles sont les tâches que tu accomplis au quotidien?

C’est un emploi multitâche. Je crois que nous idéalisons beaucoup le métier de libraire. Assurément, nous parlons de nos coups de cœur avec notre clientèle, nous communiquons sur nos dernières lectures, et je demeure fascinée par cet espace d’échanges.

Mais, derrière le rideau, il y a beaucoup de travail à accomplir, ne serait-ce que pour la gestion de l’inventaire. Un livre a une espérance de vie d’environ six mois en librairie, ce qui exige une rotation continuelle des œuvres. Nous devons procéder à des commandes chaque semaine, chercher des opportunités dans différents genres littéraires pour développer notre sélection, gérer le retour des invendus, effectuer des recherches pour les clients, promouvoir le livre et organiser des activités, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la librairie. Plus j’avance dans le métier de libraire, et plus je réalise que ce poste inclut une multitude de détails

 

Comment fais-tu la sélection des livres?

C’est sûr que la littérature québécoise occupe une place importante comparativement à la littérature étrangère.

Il faut savoir qu’à Montmagny, nous avons un historique avec le livre. Nous en imprimons ici. Certains travailleurs de Marquis Imprimeur viennent acheter des livres qu’ils ont eux-mêmes imprimés, il y a donc un lien qui se tisse avec le livre québécois.

Je crois aussi que chaque libraire a des maisons d’édition « préférées ». Nous misons fort sur tous les éditeurs d’ici et plus particulièrement les éditions Alto, Boréal, La Bagnole, pour ne nommer que ceux-là.

Sinon, la sélection jeunesse est également une priorité. Nous participons à la promotion de la lecture auprès des jeunes et de nombreuses écoles font leurs achats chez nous, nous voulons donc nous assurer de leur proposer une bonne sélection qui comprend les incontournables et les nouveautés.

 

Selon toi, quelle clientèle fréquente le plus la librairie et quels genres littéraires se révèlent les plus populaires?

La librairie est particulièrement fréquentée par deux types de clients: les jeunes familles et les personnes à la retraite. C’est pourquoi nous devons proposer une sélection de livres qui plaira à tous les âges.

Le roman historique — soit les récits qui sont campés dans un Québec d’une autre époque — fonctionne super bien, ainsi que les livres d’évolution personnelle.

Je constate aussi une recrudescence généralisée pour le manga et, à un plus faible niveau, pour la poésie. Les nombreuses activités organisées en lien avec la poésie, comme le Mois de la poésie, favorisent sa promotion et la population redécouvre ce genre littéraire.

 

La MRC de Montmagny compte un revenu médian, un niveau de scolarité et un niveau de littératie plus bas que la moyenne québécoise[1]. Quels sont les responsabilités et les défis d’une institution culturelle comme Livres en tête auprès d’une population plus défavorisée et moins scolarisée?

C’est tellement une bonne question!

Selon moi, toute lecture se vaut. Tout le monde, quelque part, est un lecteur, qu’il lise Marcel Proust ou qu’il achète un seul livre par année, même s’il s’agit d’un livre de recettes. Le nerf de la guerre, c’est de trouver un moyen de rejoindre cette clientèle. Et ça, c’est un défi. Surtout ici puisque la région à desservir est très grande. Je ne crois pas qu’il y ait une méthode unique pour y arriver, mais il faut trouver un moyen de devenir une bougie d’allumage. Pour ce faire, investir le territoire est un bon point de départ. Il faut aller à la rencontre de la communauté. Ensuite, il faut pouvoir offrir des livres de tous genres pour répondre aux intérêts de tout un chacun. En ce sens, je crois que demeurer une librairie généraliste est une formule qui répond bien au contexte de notre communauté.

Pendant la pandémie, dans toutes les librairies, nous avons vécu des années record de vente. Lors des confinements, le livre s’est révélé comme une bouée de sauvetage pour une grande partie de la communauté. Et encore aujourd’hui, nous en ressentons les effets. La pandémie a permis de rallumer une certaine flamme et il faut continuer sur cet élan.

Il faut entre autres savoir miser sur les différentes activités liées au livre. Nos représentants nous permettent d’entretenir des contacts privilégiés avec certaines maisons d’édition et certains auteurs. Plusieurs écrivains sont originaires d’ici, entretiennent un lien spécial avec la région et sont disposés à venir faire la promotion de leurs livres, et de la littérature en général. C’est important d’investir les murs de la librairie et de miser sur les acteurs du milieu littéraire pour encourager la lecture.

De ce côté, j’ai de nombreuses idées. Je souhaite organiser des séances de signature avec des auteurs. Je réfléchis aussi à l’idée de proposer une Heure du conte pour les enfants. Grâce à mon expérience en médiation culturelle, je crois que je possède justement les compétences pour mettre sur pied ce genre d’activités.

 

La MRC de Montmagny est un milieu essentiellement manufacturier et agroalimentaire, ce qui expliquerait en partie son faible indice de littératie, selon la Fondation de l’alphabétisation[2]. À ton avis, comment pouvons-nous favoriser l’accès à la lecture auprès d’une clientèle qui éprouve un faible niveau d’alphabétisation?

Dans la région, nous comptons de nombreux organismes en alphabétisation qui sont super dynamiques, comme L’ABC des Hauts Plateaux, Apprendre Autrement et Groupe Alpha Montmagny. Ils viennent souvent en librairie, ils sont à l’affût des nouveautés et ils se font un devoir d’aider les personnes ayant un accès plus limité à la lecture. Par exemple, ils se déplacent dans les services de garde de la région et organisent de nombreuses activités de lecture pour les enfants.

Nous collaborons aussi avec des clubs sociaux de la région qui promeuvent la lecture, comme le club les Lions. Nous les épaulons surtout dans la sélection des livres.

Nous participons également à l’initiative de la boîte La lecture en cadeau. Dernièrement, nous profitons de l’événement Le 12 août, j’achète un livre québécois pour l’installer en librairie. Ainsi, plusieurs personnes décident de soutenir la cause et d’acheter un livre pour enfant qu’elles déposent dans la boîte. De ce côté-là, nous sommes souvent un support et nous leur proposons les meilleurs vendeurs. À la fin, ces livres sont redistribués dans la région auprès de familles plus défavorisées. À mon avis, le rôle d’une librairie, c’est aussi d’appuyer les initiatives d’organismes qui partagent les mêmes objectifs que les siens et de les soutenir dans leur mission.

 

Malgré tout, l’école secondaire Louis-Jacques-Casault se situe dans la moyenne des écoles québécoises. En 2020, elle comptait 17,2 % d’élèves considérés en retard pour leur âge et 25,5 % d’élèves qui éprouvaient des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage[3]. Selon toi, quel rôle occupe la lecture auprès des jeunes et quels sont les défis?

Dans les écoles, je crois que le rôle un peu « ingrat » de transmettre la passion de la lecture revient en grande partie aux enseignants, mais les libraires peuvent leur être d’excellents supports en leur proposant des choix diversifiés.

En ce moment, je discute avec certains enseignants pour mettre sur pied un projet. Nous souhaitons que les jeunes de l’école puissent participer à la sélection des livres proposés à la bibliothèque scolaire. D’une certaine façon, ce projet pourrait devenir une bougie d’allumage pour faire découvrir la lecture aux élèves.

Malgré tout, je constate que plusieurs jeunes sont passionnés par la lecture et je trouve ce constat génial. De nombreux adolescents viennent spontanément à la librairie pendant leurs temps libres. Leurs recherches sont souvent très précises, car ils suivent des chaînes YouTube, des bookstagrammeurs ou des tiktokeurs qui leur proposent des choix de lecture. Encore là, je crois que c’est important d’être à l’écoute de ces jeunes et de proposer une grande variété de genres qui pourraient leur plaire.

 

Justement, l’espace numérique prend de plus en plus de place au sein du milieu littéraire. Les réseaux sociaux deviennent des espaces promotionnels importants. Du côté de la librairie, je constate que vous êtes actifs sur Facebook. Penses-tu investir davantage cet espace en proposant des activités numériques?

J’y ai pensé. En élaborant mon plan d’affaires, j’ai effectué un sondage pour connaître l’intérêt de ma clientèle. De manière surprenante, cette question d’investir l’espace numérique a éveillé peu d’intérêt. Même du côté des livres numériques, nous en vendons sur la plateforme Les libraires, mais en très faible proportion. Je crois que les gens ont encore besoin d’un contact physique, autant avec le libraire qu’avec le livre.

Je suis d’avis qu’une librairie, c’est un lieu de rencontre qui permet des contacts privilégiés. Pour cette raison, je crois que les activités méritent d’être en présentiel. Si je constate un jour un intérêt pour la formule numérique, je demeure très ouverte à explorer cette avenue. Mais pour le moment, je préfère organiser des activités en librairie et extra-muros.

 

Nous entendons souvent parler de la démocratisation ou de la popularisation de la culture afin que les activités ou les objets culturels soient plus accessibles à toutes les catégories sociales, peu importe leur niveau de scolarité ou leurs moyens financiers. Du côté de la littérature, dans la région de Montmagny, comment une institution littéraire comme Livres en tête peut-elle participer à la démocratisation de la culture?

En tant que librairie agréée, nous avons des liens privilégiés avec les bibliothèques de la région et nous essayons d’être des facilitateurs dans l’organisation d’activités. Par exemple, si une institution de la région organise une activité avec un·e auteur·e, nous pouvons suggérer d’organiser un circuit dans les différentes bibliothèques de la région afin que d’autres municipalités puissent en bénéficier. Nous travaillons très fort avec la Bibliothèque de Montmagny, entre autres, pour trouver le meilleur canal de collaboration possible.

Mais voilà, à mon avis, la démocratisation de la culture passe avant tout par l’investissement du territoire et la création d’activités avec les écoles.

L’entrevue terminée, j’éteins mon dictaphone. Au-dessus de la porte d’entrée, le carillon annonce l’arrivée d’un autre client.

 

[1] En 2020, le revenu total médian des ménages dans la MRC de Montmagny s’élevait à 58 400$ tandis que la moyenne québécoise atteignait 72 500$ (Recensement Canada, 2021). De plus, en 2016, la MRC de Montmagny comptait 10 % plus de personnes sans diplôme que la moyenne québécoise et 11 % moins de diplômés universitaires (Recensement Canada, 2016).

[2] En 2016, 60 % de la population de la MRC de Montmagny âgée de 15 ans et plus n’atteignait pas le niveau 3 de littératie du PEICA.

LANGLOIS, Pierre, « La littératie au Québec: un regard local sur les enjeux », Fondation pour l’alphabétisation, Octobre 2021.

[3] LABRIE, Yanick et EMES, Joel, « Bulletin des écoles secondaires du Québec 2020 », Fraser Institute, 2020.