Production. Ce mot a une résonance cinématographique. Il évoque la puissance, les dollars, les oscars. Quand on annonce le lauréat du meilleur film, une tablée se lève. Deux acteurs s’embrassent, une actrice tape dans le dos du réalisateur. Une fois tout ce beau monde sur scène, celle qui empoigne la statuette et qui s’adresse à la foule en délire, c’est la productrice. C’est elle qui a transformé une idée en média palpable.

Les productrices sont tout aussi cruciales au monde du livre. Pourtant, leur implication reste plutôt inconnue du grand public. En quoi consiste la production dans l’industrie de l’édition ? Quelles sont les étapes de production d’un livre ?

Chaque matin de la semaine, Karine Labelle, directrice de production et adjointe à l’édition aux Éditions Druide, à Montréal, entre dans son bureau aux murs étincelants et aux poutres de plafond apparentes. Par bureau, on entend bureau à domicile, car comme la plupart des intervenants du milieu, Karine est en télétravail. À l’étage se trouve la collection de 700 livres avec laquelle elle a grandi. Les livres ont guidé sa destinée. Après un DESS en édition à l’Université de Sherbrooke, la voilà sur le marché du travail. Tasse à la main, elle s’assoit devant son écran géant, telle une monteuse dans son studio. Première étape : les courriels. En moyenne, chaque jour amène 130 titres en caractère gras dans son Inbox. « Cette boîte-là ne descend jamais, » dit-elle, avant d’éclater de rire.

Elle survole les courriels : des membres de l’équipe lui font un rapport sur un lancement en préparation, des collègues s’informent sur l’état des stocks chez le distributeur, des salons littéraires la tiennent au courant des préparatifs. Des auteurs prennent contact. « Ils ont des questions, ou me retournent des textes que je leur ai demandés. »

Son Inbox est une tempête perpétuelle. Aussitôt pelletée, aussitôt enneigée. Karine doit donc faire des choix, et vite. « La plus grande urgence, c’est une réimpression, ou une impression. Pour s’assurer qu’on ne manque jamais de livres. Manquer de livres, c’est un « beau problème » à régler, ça veut dire que la demande est si forte qu’elle a dépassé l’offre. D’un côté c’est emballant, mais d’un autre, ce serait triste de ne pas fournir à temps. » Surtout dans le marché postpandémique actuel, où une réimpression d’urgence peut prendre cinq semaines.

Après les urgences, Karine répond aux courriels prioritaires sur les projets et les événements en cours. Ensuite, elle masque la fenêtre de l’appli Mac Mail, lance Google Drive et déploie sa multitude de tableaux de productions. Listes, calendriers, échéanciers, grilles Excel. S’offre à elle une vue d’ensemble de tous ses projets avec, en caractère gras, l’étape à laquelle un projet se situe dans la chaine. Aujourd’hui, elle se concentre sur le tableau du Salon du livre de l’Estrie, qui débute bientôt. Elle fait une petite veille médiatique pour voir si elle a des nouvelles d’une éventuelle entrevue avec l’un de ses auteurs. « Je planifie les horaires des séances de dédicace, puis, pour chaque auteur, je prépare des visuels avec portrait, image de la couverture de leur livre, l’heure à laquelle ils vont être au salon. »

Sur son écran, les fenêtres se superposent, les tableaux se chevauchent, les étapes de la production s’allongent, comme les murs tapissés d’une roulotte de production cinématographique. Sauf qu’en littérature, les décors se construisent avec des lettres. Les séances de castings sont imaginaires. Les effets spéciaux aussi. Moins de défis logistiques à ce niveau-là, au moins. Le récit a pris forme dans l’antre de l’auteur, sur une période assez longue, parfois de quelques années.

Après un long va-et-vient entre l’auteur et l’éditrice, le manuscrit a atteint un stade de qualité satisfaisant, et Karine prend en charge la suite du processus de production. Dans ses tableaux, le projet prend vie. Elle survole les étapes à traverser jusqu’au produit final.

Première étape : la révision. Karine envoie le manuscrit en format Word à une réviseure qu’elle a trouvée au préalable. Il faut s’y prendre d’avance pour dénicher la bonne personne pour le projet. « Par exemple, il y a quelques semaines, on a sorti Mulos (de l’autrice Johanne Pothier). Dans ce roman il y a beaucoup de mots en allemand — des phrases complètes, même. Alors on a identifié une réviseure supplémentaire qui connait cette langue et cette culture-là. On ne veut pas dire n’importe quoi. » Même chose s’il s’agit d’un roman historique. Avec l’aide de la réviseure, elle va s’assurer d’être le plus fidèle possible à la réalité de l’époque dans laquelle se déroule le récit. « On veut être correct avec le passé, l’histoire. On a des livres qui parlent des autochtones, on veut rester dans le respect. »

Après deux semaines, la réviseure renvoie le manuscrit révisé en suivi de modifications dans Word, pour que l’auteur puisse vérifier et approuver à son tour chaque correction « jusqu’à la moindre virgule ». Ensuite, au tour de Karine de plonger dans le texte et de vérifier les corrections une à une, qu’il y en ait 40 ou 400, pour s’assurer que dans le processus, de nouvelles fautes ne se soient pas insérées — un espace de trop, par exemple. Elle s’assure aussi que l’auteur a accepté toutes les corrections, « même la petite virgule ».

Prochaine étape : le montage typographique. Karine envoie le manuscrit révisé au studio C1C4. Elle a réservé leurs services au préalable. (Note : dans le métier de Karine, la locution adverbiale « au préalable » revient souvent et témoigne de la nécessité pour la productrice de penser plusieurs coups à l’avance, comme aux échecs.)

Devant leurs écrans géants, les créateurs et techniciens de C1C4 lancent Adobe InDesign et se mettent au travail. Pour faire la mise en page, ils se basent sur une grille graphique que Karine leur a fournie (au préalable!). La grille graphique, c’est l’identité visuelle du roman. Règle générale, un roman n’aura pas un look unique, mais adoptera les codes graphiques et typographiques de la collection à laquelle il appartient. « Par exemple, dans les romans de la collection Alinéa, dirigée par (l’auteur et professeur) Alain Beaulieu, le titre de chaque chapitre va être en majuscule et centré. Un chapitre va commencer à la ligne, mais chaque prochain paragraphe dans le chapitre va avoir un retrait. »

Enfin, C1C4 exporte un PDF du livre-objet avec son format spécifique, ses césures, ses paragraphes, sa typographie, sa mise en page, ses miroirs de page, tel qu’il sera imprimé.

Sauf que l’impression, c’est pour plus tard. Avant, Karine doit superviser la deuxième révision, ou correction d’épreuves. Elle envoie d’abord le PDF à une nouvelle réviseure, qui aura un regard frais sur le texte. Ensuite, le texte revient à l’auteur qui, après vérification, le remet à Karine. Alors, elle se penche sur son écran géant à en voir les pixels et inspecte méthodiquement chaque correction du roman, chaque commentaire de l’auteur. « Pour moi, c’est l’une des étapes les plus longues, parce que c’est l’une des dernières fois que je vérifie le PDF. »

Elle renvoie le tout au montage, qui renvoie une nouvelle version dans laquelle les commentaires et corrections ont été pris en compte.

Commence alors la vérification finale. « Je passe ligne par ligne pour m’assurer que les mots sont coupés au bon endroit, qu’une coquille ne s’est pas glissée quelque part, que la mise en page a été respectée. Est-ce que le numéro de page est bon ? Est-ce que le nom du chapitre écrit en tout petit au milieu de la page est bon ? »

L’intense match de ping-pong se poursuit entre les différents intervenants. Karine renvoie le texte à Anne-Marie, l’éditrice, qui le retrouve pour la première fois depuis des semaines. Avec un regard frais, elle aussi exécute une ronde de vérifications. Si elle découvre quelques petites erreurs, on revoit le tout au montage. Sinon, ouf, voilà, enfin, le livre est prêt à être envoyé à l’imprimeur.

Le processus est fastidieux, mais somme toute assez linéaire, non ? Eh bien non, car en parallèle de toutes les étapes décrites ci-dessus, Karine coordonne le développement de la page couverture (C1), de la quatrième de couverture (C4) avec le résumé du roman, l’argumentaire (infos sur l’auteur), un signet qui reprend le design de la couverture, et une vidéo promotionnelle. En parallèle, elle va également superviser la création de versions électroniques PDF et ePub du roman.

Voilà. Une fois que les versions finales du document intérieur, de la couverture et du signet sont approuvées, Karine les envoie à l’imprimeur. Encore une fois, cette date est prévue depuis longtemps (au… oui, vous savez, maintenant). « Il faut réserver quatre ou cinq mois à l’avance. Il faut s’y prendre très tôt. »

Les imprimeurs préparent le ficher pour l’impression, mais avant de faire tourner les presses, ils renvoient le fichier une dernière fois à la directrice de production. Ce n’est pas la vérification finale, mais la vérification finale finale. C’est plus une formalité, car tout a déjà été approuvé.

En passant, l’auteur, depuis la correction d’épreuves, a déjà laissé aller son bébé. Le vertige de mettre le livre au monde, donc, Karine le prend sur son dos. Malgré ce stress, une force apaisante irradie de son visage.

Voilà, c’est envoyé. Soulagement. Pendant que le livre est en cours d’impression, Karine peut s’adonner un peu plus souvent à sa deuxième passion, la danse. Quoique d’autres projets sont en cours. Car, Karine coordonne aussi la livraison. Une certaine quantité d’exemplaires seront livrés à leurs bureaux afin de les envoyer aux médias, aux services de presse et, bien sûr, aux auteurs eux-mêmes. Le reste part chez Prologue, le principal diffuseur distributeur de livres indépendants au Québec, dont ceux de Druide. Karine leur envoie le plus d’infos possible sur le roman, parce que les librairies se rendront directement sur leur site pour passer leurs commandes.

Druide ne fait donc pas de vente directe aux libraires. Par contre, une équipe de représentants sillonnent les libraires du Québec pour inviter ces derniers à commander leurs produits sur Prologue.

Avec l’éditrice, elle prépare les communiqués de presse à envoyer aux médias. Si une relationniste se charge des liens avec les médias traditionnels, Karine s’occupe des médias sociaux et du site web. Elle annonce les sorties de livre et la participation de Druide à différents événements.

Karine est abonnée à tous les prix littéraires. Lorsqu’elle reçoit un courriel d’appel de candidatures, elle parcourt son catalogue et sélectionne les romans qui correspondent aux exigences du prix en question. « Pour le prix du premier roman, par exemple, je vais aller chercher tous mes nouveaux auteurs pour les soumettre. » Elle remplit un formulaire, explique en quoi chaque ouvrage est pertinent.

Puis, Karine s’éloigne de son écran géant. Elle donne un cours de danse. Elle participe à un événement, un lancement, un salon du livre. Elle discute d’une remise de prix littéraire qui, contrairement aux oscars, n’était pas télédiffusée. De toute façon, qui regarde encore les cérémonies à la télé, de nos jours ? Les cotes d’écoute des Academy Awards sont en chute libre. Pendant ce temps, la collection de livres de Karine se peuple d’idées et de mots qu’elle a révisés, peaufinés, mis en forme. Qu’elle a transformés en média palpable.