Introduction

Avant de réfléchir sur le rapport entre impuissance et création chez Mallarmé, il est préférable d’interroger la dimension de réceptivité intrinsèque à l’acte créateur. Ce bref détour  permettra une meilleure approche de la stratégie créative mallarméenne.

Tout processus créateur rencontre deux types de résistance : une interne, l’autre externe, plus communément qualifiée comme  matière sur laquelle il insiste. En ce qui concerne la première, elle n’est que la temporalité de l’acte créateur qui l’institue en tant que différence, événement dans la nature. Sans le temps, la création resterait enfermée dans la tautologie de l’identique, elle ne pourrait pas advenir. Toutefois, que la création soit temporelle et que la temporalité constitue sa résistance intime, interne, ne veut pas dire que la « création advienne dans le temps ». Il faut se placer sur un autre plan spéculatif, car lorsqu’on pose la question « la création advient-elle en dehors ou dans le temps?», on hypostasie le temps comme une qualité et on utilise aussi une métaphore spatiale – en dehors ou dans le temps – qui va créer une certaine confusion conceptuelle. Si la création est la donation d’une différence, cet écart doit être par définition l’irruption d’un événement comme manifestation du non-identique. La création est donc essentiellement et non accidentellement temporelle.

D’ailleurs, penser la temporalité de la création comme résistance interne à l’acte créateur qui l’institue en tant qu’événement représente seulement le premier volet de l’explicitation du rapport impuissance–création. L’acte créateur doit insister sur une matière : dans le cas contraire, il adviendrait de manière abstraite et inapercevable. En effet, un événement vide n’est pas perçu comme un événement et si l’on aperçoit un événement où rien ne se passe, cela est possible en vertu d’un horizon d’attente où le non-être frappe le sujet en l’affectant comme un inattendu. Derrida remarque justement qu’il « n’y a d’événement que là où ça n’attend pas, où on ne peut plus attendre ((Jacques Derrida, « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement »,  dans Jacques Derrida, Alexi Nouss et Gad Soussana, Dire l’événement est-ce possible?,Séminaire de Montréal, pour Jacques Derrida, Paris, Harmattan, 2001, p. 84)) ». Dans ce cas de figure, la matière de l’événement devient alors l’état affectif du sujet.

C’est pourquoi on peut affirmer que la matière représente le principium individuationis de la création, ce qui la qualifie comme événement d’une contingence. On parvient par ces remarques à une définition de la création qui semble bien s’appliquer au devenir de la nature, à son mouvement auto-poïetique. Néanmoins, elle est aussi essentielle pour comprendre la création dans l’art. En effet, si la philosophie a essayé de démoniser la contingence par le concept, l’art, quant à lui, paraît relever le défi de la singularité en reproduisant dans un langage – verbal ou non verbal – l’événement de la contingence. Cela ne veut pas dire que l’art est mimétique d’un contenu, il est plutôt mimétique par rapport à un acte, car il semble reproduire en image la donation de la contingence de l’étant. On peut aussi ajouter avec Derrida :

Il y a une parole qu’on appelle constative, qui est théorique, qui consiste à dire ce qui est, ou à décrire ou à constater ce qui est, et il y a une parole qu’on appelle performative et qui fait en parlant. Quand je promets, par exemple, je ne dis pas l’événement, je fais l’événement par mon engagement ((Ibid., p. 88.)) .

La poésie relève, en partie, du performatif. Mais pour aborder concrètement la manière dont elle « fait l’événement », on doit sortir de la réflexion théorétique. C’est pourquoi on se concentrera sur la poésie mallarméenne et sur le rôle joué par l’impuissance dans l’acte créateur.

La création chez Mallarmé

Mallarmé, comme tout autre poète, doit faire face à deux résistances : le langage et le vécu. Son acte créateur insiste sur la matière du vécu, qu’il cherche à nommer par le langage. Cependant, cette dernière résiste à l’acte de nomination, car elle est hétéronome au langage. Si le vécu, comme ensemble de perceptions, sensations et souvenirs, relève du domaine de l’intuition, de la singularité, le langage nous place dans l’universalité du concept. Comment alors nommer le vécu sans le trahir?

Apparemment, d’après les interprétations classiques de Mallarmé, la poésie abstraite et obscure de notre poète ne serait qu’un refus du temps présent et par là du monde sensible. Lisons par exemple ce passage consacré à Mallarmé tiré du texte de Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne : « Mallarmé représente la solitude absolue. [Sa poésie] refuse le temps présent. Elle répudie tout lecteur et se refuse elle-même toute humanité ((Hugo Friedrich, La structure de la poésie moderne (1956),Paris, Librairie générale française, 1999, p. 186.)) ». Ainsi Mallarmé serait un poète abstrait, néoplatonicien, qui nous placerait sur un plan idéal, où régnerait la nécessité. Certes, il existe plusieurs affirmations de Mallarmé qui peuvent conduire à cette conclusion. Parmi les plus citées, il y a sûrement celle de « Crise de vers » :

À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n’est pour qu’en émane, sans le gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ((Stéphane Mallarmé, Crise de vers, Œuvres complètes, vol II, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2003, p. 213. Nous soulignons.)).

Toutefois, il suffit de lire dans la même page une autre déclaration – aussi célèbre que la précédente – pour considérer cette lecture un peu simpliste. Mallarmé dit aussi :

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ((Ibid. Nous soulignons.)) .

Ici on retrouve les deux termes de la résistance : d’une part, la langue envisagée dans sa sonorité et son rythme (le vers), ainsi que le hasard de la rencontre entre sens et sonorité, d’autre part, le vécu, la réminiscence de l’objet qui est transposée et baigne, grâce à ce travail sur la parole, « dans une neuve atmosphère ». L’acte de refaire « un mot total, neuf, étranger à la langue » dégage, certes, « une notion pure », mais celle-ci n’est pas l’idée platonicienne ou un absolu transcendant. C’est plutôt l’événement du vécu qui est visé.

En d’autres termes, Mallarmé cherche à transposer dans la langue la différence d’un événement qui l’a affecté en créant une structure imaginaire qui le vise indirectement, la parole n’étant pas en mesure de donner l’être du vécu ou du monde. Cependant, la sonorité de la parole se déploie aussi comme un événement qui, par sa constitution même, se rapproche de l’ad-venir de l’être. En effet, de même que dans la création naturelle il y a presque une coïncidence ontologique entre celui qui crée et le créé, la parole est homogène à celui qui parle ou écrit, le sujet étant d’ores et déjà situé dans le logos. Voici pourquoi « la poésie est [selon Mallarmé] l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ((Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, vol I, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1998, p. 782.)) ».

Toutefois, s’il y a un isomorphisme entre poésie et événement, il n’est pas déterminé par une identité ontologique, qui rendrait la parole porteuse de l’être. Un tel isomorphisme se limite uniquement au constat d’une poésie en mesure de produire un espace événementiel secondaire, qui « imite » l’événement de l’être à un niveau purement formel et avec des résultats tout à fait autonomes, où il en va du sens mystérieux de l’existence, mais pas de l’existence en tant que telle. En effet, loin de donner l’événement dans sa plénitude, la parole poétique de Mallarmé ne consigne qu’un « creux néant musicien » (« Une dentelle s’abolit »). Comment d’ailleurs serait-il possible de donner dans le langage, ce qui relève de la contingence, d’une donation qui peut frapper, certes, nos sens, mais qui reste intuitive, singulière irrémédiablement étrangère à la langue? Mallarmé trouve une réponse partielle : en bouleversant la syntaxe, le sens et le vers, il engendre chez le lecteur une sensation d’étrangeté, qui renvoie indirectement à la différence originaire de la contingence.

« Une dentelle s’abolit »

Cherchons à montrer de façon plus concrète ce que l’on vient de dire en analysant la poésie « Une dentelle s’abolit », troisième et ultime moment du Triptyque :

Une dentelle s’abolit

Dans le doute du Jeu suprême

À n’entr’ouvrir comme un blasphème

Qu’absence éternelle de lit.

Cet unanime blanc conflit

D’une guirlande avec la même

Enfui contre la vitre blême

Flotte plus qu’il n’ensevelit.

Mais, chez qui du rêve se dore

Tristement dort une mandore

Au creux néant musicien

Telle que vers quelque fenêtre

Selon nul ventre que le sien,

Filial on aurait pu naître ((Ibid., p. 43.))

Le point de départ est un souvenir, une réminiscence. Déjà Émile Noulet avait remarqué que l’on peut repérer facilement la cause occasionnelle de ce poème. En effet, même si son approche de Mallarmé est peut-être dépassée, on peut encore retenir la thèse que le point de départ de la poésie mallarméenne est toujours très concret, mais il faut s’entendre sur la signification de cet adjectif.

Émile Noulet remarque :

La composition du sonnet se fait en deux temps et correspond aux groupements strophiques; elle comprend : une description objective (les deux quatrains) d’une chambre sans lit envahie par une lumière si blanche qu’elle abolit la blancheur des rideaux. Une transposition subjective (les deux tercets); allégorie qui pourrait se traduire ainsi : dans l’âme harmonieuse du poète (aux creux néant musicien), il existe un amour de la poésie, une disposition à chanter telle (une mandore telle que) qu’un art (vers quelque fenêtre) aurait pu en naître qui n’ eut pas d’autre origine (selon nul ventre) que cet amour même (que le sien) ((Émile Noulet, Dix poèmes de Mallarmé, Genève, Droz, 1948, p. 100. Émile Noulet souligne.)) .

Or, s’il est vrai que le point de départ de ce poème est une chambre envahie par la blancheur de l’aube, les deux premiers quatrains ne se contentent pas de décrire cet événement. Ils cherchent plutôt à le nommer, à donner dans la langue la différence pure d’un événement, la rencontre des yeux et de la lumière. Mais il s’agit d’une illusion : cet arrière-plan reste indicible. Tout d’abord parce que le vécu en question glisse immédiatement dans le souvenir. Sa résistance intime, celle temporelle, est à l’origine de sa disparition. Le vécu ne se donne plus comme une perception, mais comme une image mentale, qui vise l’événement perceptif en tant qu’absence inatteignable. Cette image mentale constitue déjà en elle-même une fiction, une transfiguration de l’événement, car ce n’est plus la différence de l’existence du sujet dans son être-au-monde qu’elle donne, mais une différence en image. Ainsi le souvenir ne fait qu’éloigner l’événement en posant depuis toujours le sujet dans la posture du Faune qui se demande : « Aimai-je un rêve? ».

Étant déjà une fiction mystificatrice, le souvenir joue seulement un rôle pré-textuel dans la composition du poème. En effet, « parler » du hasard de cette rencontre matinale n’a aucun sens. Par conséquent Mallarmé préfère réproduire l’étrangeté  au niveau du langage. Le premier passage est une transfiguration active du souvenir.

Si le souvenir est reçu comme une transfiguration passive, il faut maintenant lui faire subir un second mouvement, cette fois-ci actif, de transfiguration : le souvenir est déqualifié temporellement et subjectivement. On a maintenant une chambre vide, une « absence éternelle de lit » et la lumière n’éclaire aucun objet. Elle semble plutôt s’auto-réfléchir comme un « unanime blanc conflit…enfui contre la vitre ». On pourrait penser que ce « Jeu suprême » de la lumière est « le jeu essentiel, générateur des jours et de la vie, le jeu de Dieu (d’où la majuscule et d’où l’épithète) ((Ibid., p. 105.)) ». Mais cette explication religieuse ne semble pas assez cohérente avec le thème central de l’absence et du néant qui n’ont pas ici une valeur mystique. On a une chambre vide, non pas l’union avec un néant absolu. Il semble alors plus plausible de lier le jeu autoréflexif de la lumière au mouvement autoréflexif d’une parole qui est prise comme en image en engendrant « un creux néant musicien ». La validité de cette lecture se fonde sur la séquence « Jeu suprême » (lumière), « unanime blanc conflit » (réflexion de la lumière), « vitre » – le mouvement autoréflexif se déploie comme un écran –, « dore, mandore » (la réflexion de la lumière n’est qu’une réflexion sonore), « creux néant musicien » (au moment où la parole vise elle-même, le sens est absenté, elle résonne comme un creux néant). Ce qui semble alors se développer dans ce poème est un mouvement où la parole est imagée, car la langue cherche à s’auto-figurer et cela est possible par sa mise en image.

Or, comme le caractère de toute image est la donation d’un objet en tant qu’absent – ce que les analyses sartriennes ((Jean-Paul Sartre, L’imagination, Paris, PUF, 1936 et L’imagination, Paris, Gallimard, 1940.)) et husserliennes ((Voir en particulier Edmund Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, traduction française de Raymond Kassis et Jean-François Pestureau, Grenoble, Millon, 2002.)) ont très bien montré –, la mise en image de la parole produit l’absentation du sens. L’élément le plus intéressant de cette opération d’évidement sémantique est l’objectif. En fait, Mallarmé n’est pas un structuraliste avante litteram : la mise en image du langage ne veut pas montrer l’autonomie du langage par rapport au monde, au sujet et au sens. Il s’agit plutôt de produire dans la langue un effet d’étrangeté qui soit en mesure de déclencher la différence de l’événement dans le logos même, dans un domaine phénoménique qui, par définition, nous a toujours placé dans l’universalité du concept et donc très loin de la singularité de l’intuition et de la contingence. Toutefois, il est évident que cette tâche condamne Mallarmé à vivre un profond sentiment d’impuissance et à chercher des issues de plus en plus difficiles.

En effet, sur quoi écrire, si le vécu constitue seulement l’arrière-plan indicible et innommable de la poésie? D’une part, mettre de côté complètement le vécu impliquerait l’impossibilité même de la poésie, car elle doit viser la contingence, le mystère de notre existence. D’autre part, décrire le vécu engendrerait un échec d’autant plus dangereux que l’on est convaincu que la simple description poétique d’un objet donne son énigme ultime, comme si la poésie était en mesure de reproduire fidèlement l’ad-venir de l’existence. Voici pourquoi le vécu doit être maintenu, mais il faut mettre en œuvre une poétique de la suggestion qui le transpose, c’est-à-dire qui le pose de plus en plus dans un ailleurs non-logique, en produisant un court-circuit dans le langage. On pensait parler de quelque chose et, soudainement, on s’aperçoit que l’objet en question s’est évanoui en laissant au lecteur « un abolit bibelot d’inanité sonore », une sensation d’étrangeté au sein même de ce qui devrait aider à tout comprendre (le langage). Ainsi l’impuissance naturelle, l’événement créateur de la nature qui nous consigne un être et des vécus contingents, est reproduit de manière artificielle dans le langage. Cette impuissance à le nommer directement devient alors source de création poétique par le déploiement d’un imaginaire verbal, où l’absentation du sens nous rappelle constamment la désappropriation de notre être-au-monde sans pourtant qu’on la déploie ontologiquement.

Conclusion

Si d’autres artistes ont dû vaincre l’impuissance pour créer, Mallarmé a interrogé l’impuissance et en a fait la condition d’une poésie qui veut préserver le mystère de l’existence. Sa poétique apparemment si abstraite cache, en outre, une profonde valence éthique, car l’impuissance du langage à dévoiler l’événement de l’être démasque aussi, ce que faisait Nietzsche en philosophie, l’illusion omni-compréhensive des métalangages scientifiques – aussi bien des sciences humaines que naturelles – dont l’objet ultime du discours reste, malgré tout, insaisissable. Dans une période où régnait encore le positivisme, Mallarmé percevait déjà la hybris de la science et de la technique. Il réagissait en invitant ses lecteurs à ne pas envisager le langage comme une simple monnaie d’échange où le signe est identifié à la chose. Le signe ne peut dire l’événement ni le contrôler. Mais il peut, si on sait l’utiliser – cela me semble-t-il la leçon éthique de Mallarmé – préserver l’indicible et rendre plus authentique notre séjour.