«  What on earth is an artist? – An underground observatory, replied Van promptly. ((Vladimir Nabokov, Ada or Ardor, New York , McGraw Hill, 1969.)) » À l’écart de la foule, dans les excavations du recueillement, l’artiste produit les signes qui fondent le monde. Dans les grottes, dans les tombes, dans les cryptes, les dessins se métamorphosent peu à peu en lettres. Les voici qui surgissent au grand jour et se déploient au soleil. Ils passent de main en main, on se les transmet. Avec eux, un effroi sacré : car de leur origine souterraine les signes ont conservé l’ombre portée des flambeaux.

Les humains se méfient des signes : ils aimeraient pouvoir ne les considérer que comme de simples outils au service de leurs échanges; tout comme ils aimeraient voir le scribe qui les produit limiter son art aux nécessités contractuelles – tant il les inquiète, ce semblable d’Outre-Tombe… Mais il le sait d’instinct, l’écrivain : sa filiation est moins celle des marchands que celle des devins, des chamans et des magiciens.

Du gisement dont il partage la jouissance avec les autres hommes, l’écrivain extrait des signes qui sont non pas échangés sur les étals des marchés, mais consumés dans le sanctuaire circulaire du livre. Leur valeur dépend moins du monde auquel ils sont sensés se référer que de la transformation souterraine qu’ils opèrent chez ceux qui participent au sacrifice joyeux. Souverain, le livre ne « représente » pas le monde (qui en serait l’étalon-or) mais offre une aire de jeu où auteur et lecteurs mêlent les signes qui tissent le désir. Comme le rappelle Alexandre Gamberra dans sa préface à La volonté des anges de Pauline Valmage : « Lire n’équivaut pas à débusquer la présence de l’écrivain dans l’œuvre [ni à vérifier les faits qu’il relate], celle-ci est moins un précipité et une cristallisation qu’une production [de l’auteur et du lecteur] ((Pauline Valmage, La volonté des anges, Le Fidelaire, Monplaisir, 2012.)). » A partir de là, toute distinction entre « romans du dehors » et « romans du dedans » devient obsolète : seule compte la manière dont est organisée l’aire de jeu dans laquelle l’écrivain nous invite à le rejoindre.

 

La maîtrise avec laquelle Audrée Wilhelmy a composé Oss ((Audrée Wilhelmy, Oss, Montréal, Leméac, 2011.)) – son premier roman – laisse présager des chefs d’œuvre en cascade. Joueuse, sans doute l’est-elle – avec tout le sérieux que peut mettre un enfant dans ses jeux. Lucide, également : « Il est possible que la souffrance soit absente de ma pratique précisément parce que je ne fais pas d’autofiction, parce que ce n’est jamais de moi qu’il s’agit dans les histoires que je raconte. Pourtant, mes textes ne sont pas faciles, ils contiennent de la violence et du désir et du dégoût; ce sont des textes durs qui, bien qu’ils soient entièrement fictifs, n’en demeurent pas moins enracinés dans tout ce que je suis ((Audrée Wilhelmy, « Celles que j’ai dans le ventre », dans Le Crachoir de Flaubert, 2012, [en ligne]. http://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2012/05/celles-que-jai-dans-le-ventre/ (Texte publié le 10 mai 2012).)). » À contre-courant de l’idée reçue selon laquelle un écrivain doit « accoucher » de son œuvre dans la douleur, Audrée Wilhelmy précise que « la mise au monde d’une œuvre engendre essentiellement [chez elle] un état de jovialité qui s’étend sur toute la durée du travail et se prolonge bien au-delà ((Idem.)). » Écrivains souffreteux, passez votre chemin! « J’ignore pourquoi ils sont si nombreux à se prêter à la plume comme à la torture ((Idem.))», ajoute-t-elle. Quelle idée, en effet… Seraient-ils masochistes pour ainsi aimer souffrir devant une page blanche?

Notre auteure, elle, ne la craint pas : « Peut-être la joie que j’éprouve devant toutes les phases de l’écriture relève-t-elle du fait que, comme d’autres auteurs, je triche. Devant moi, la page ne reste jamais silencieuse : si je ne trouve pas les mots, je dessine. Mes textes ne surgissent pas du néant, mais du travail sur l’image ((Idem.)). » Audrée Wilhelmy a diffusé quelques pages de ses carnets de travailsur son site Internet ((Que l’on peut visiter à l’adresse : www.audreewilhelmy.com.)). Ces derniers mériteraient d’être publiés en totalité (un éditeur au goût sûr le fera un jour, c’est certain), tant ils aident à mieux sentir comment un texte prend corps : on y voit des plans topographiques, des coupes géologiques, des scènes de chasse à la baleine, des « vues » d’un village, des robes, des corps, des visages; des mots apparaissent entre les croquis, des phrases de plus en plus longues : dans la tignasse des traits perle la naissance des signes. Ce rituel, opéré dans les marges du social, reproduit la longue gestation de l’alphabet. En quelques jours, Audrée Wilhelmy parcourt le chemin millénaire qui a conduit de la tête de bœuf égyptienne jusqu’au A romain (en passant par l’Aleph phénicien et l’Alpha grec). Et chaque nouveau livre nécessitera de revivre ces métamorphoses.

D’ordinaire, cela ne se produit qu’une fois – lorsque, enfant, on apprend à écrire : on trace des bâtons, des ronds, des boucles, des vagues, des diagonales; on ne diffère pas encore de ceux qui nous ont engendrés :

Lorsque je les dessine, mes bonnes femmes se ressemblent toutes. Mais aussi, elles me ressemblent toutes. […] J’ai réfléchi au phénomène et je ne peux en conclure qu’une chose : cette phase du dessin où je me représente moi-même en inventant mes personnages est la première étape de leur mise au monde; la perte des eaux, si on veut. Pour moi, la naissance d’un protagoniste (je mentirais en prétendant qu’il en va de même pour tous mes personnages) passe d’abord par l’image, parce qu’avant d’obtenir un langage et une histoire, le personnage doit avoir un corps. Visiblement, ce corps est essentiellement un prolongement du mien, sans doute parce que je lui insufflerai ensuite une part de ma propre subjectivité ((Audrée Wilhelmy, « Celles que j’ai dans le ventre », op. cit.)).

 

Ce n’est qu’une étape préparatoire : peu à peu, les boucles se transforment en C, les bâtons se transforment en L, les ronds se transforment en O. Les mots adviennent : « C’est quand l’enfant grandit, quand il acquiert son langage et ses manies que le parent apprend à le connaître pour ce qu’il est et cesse de projeter en lui ses propres désirs. Mes protagonistes s’émancipent lorsque j’arrive à leur trouver un nom et une voix. C’est dans la mise en mots qu’elles deviennent femmes et libres, qu’elles trouvent leur chemin ((Idem.)). »

 

Ainsi naît Noé, la protagoniste centrale de Oss :

Un dessin m’avait intriguée : j’avais tracé des points rouges à travers les mèches d’une jeune fille que m’avait inspirée un voyage en Thaïlande. Je ne savais pas ce que c’était. J’ai continué à gribouiller et, quelques semaines plus tard, j’avais devant moi une autre femme, occidentale celle-là, tenant un filet de pêche entre les mains. Les points rouges, par une transmutation inconsciente, étaient devenus des grelots. Un peu comme celle de Raiponce, l’histoire de Noé en est d’abord une de chevelure. À partir de sa tignasse, j’ai inventé un village entier, avec ses superstitions et sa violence, son désir d’Ailleurs et sa peur de bouger. En trouvant l’origine des grelots, j’ai trouvé un univers ((Idem.)).

 

Récupérés sur les filets usagés des pêcheurs, ces grelots ont été placés dans la chevelure de Noé par Grumme, la sorcière du village, au cours d’un rituel marquant. Noé vient de l’eau et sa tignasse, semblable aux algues dont Grumme dit que ce sont les « cheveux des noyés », doit le rappeler, tout comme ce prénom – Noé – qui lui a été donné par les villageois lorsqu’ils l’ont découverte échouée sur le rivage de Oss, voici maintenant six ans. Le temps a passé – Noé en a désormais vingt – mais elle reste aux yeux du village la « rescapée du Déluge », la « sirène maléfique » venue de cet Ailleurs liquide qu’ils désirent… et qui les méduse. « Qu’est-ce qu’on fait ici ? », se demandent-ils. Leur quotidien, c’est de tourner en rond. Seule Noé – ils le pressentent – pourrait les délivrer de leur bocal, leur fournir la clef. Elle sauve bien une abeille en train de se noyer dans un verre! « Noé trempe ses doigts dans le cidre, l’abeille grimpe le long des phalanges. Elle a vingt ans, vingt-cinq ou quinze, Lô ne sait plus, il ne sait rien sinon qu’elle n’a jamais eu l’air d’une enfant ou d’une femme, toujours trop grande, trop maigre.

L’abeille sèche ses ailes et s’envole, Noé la suit ((Audrée Wilhelmy, Ossop. cit., p.16 .)).»

La liberté, les villageois de Oss aimeraient l’obtenir sans avoir à en payer le prix. Un prix exorbitant : affronter le Mal. Seul le pasteur Lô semble capable de le faire : « Noé, Grumme : le sexe avec les sorcières d’Oss ne l’a jamais effrayé, lui ((Ibid., p. 20.)).» La violence, la douleur en font partie : « Quelques minutes plus tôt, elle se débattait sous lui, il la contenait, la frappait; elle jouissait sous ses coups ((Ibid., p. 16.)). » Ces scènes pourraient figurer dans Les enfants du Sabbat d’Anne Hébert ((Un extrait de ce livre est d’ailleurs placé en exergue de Oss : « Assise sur un tas de bûches, elle fourrage dans sa tignasse pleine de paille, d’herbe et d’aiguilles de pin. Son cou, ses bras et ses jambes hâlés sont criblés de piqûres de maringouins. L’air est parfumé, sonore d’insectes et d’oiseaux. » Anne Hébert, Les enfants du Sabbat, Paris, Seuil, 1975.)), mais à la différence de Julie qui subit les sévices de son père, Noé, elle, désire les traitements qu’on lui inflige : « Lô faisait ce que je lui demandais ((Audrée Wilhelmy, Ossop. cit., p. 31.)) », dit-t-elle à Rameau, un garçon du village qui lui « tourne autour ».

 

Les villageois ont raison : la liberté coûte cher. Grumme meurt. Lô meurt. Au premier abord anodines, leurs disparitions deviennent mystérieuses. Rameau dit en détenir la clef.

Noé, elle, marche.

« Noé ignore où elle va ((Ibid., p. 37.)). »

Nous aussi.

 

Dans le compte-rendu critique qu’elle fait de Oss, Gabrielle Roy-Chevarier regrette que les personnages du livre soient irrémédiablement « plats », ajoutant que cet aplatissement est « à la fois qualité et point faible du récit ((Gabrielle Roy-Chevarier, « Compte-rendu critique de Oss », dans The Bull Calf , vol. 2, no 1, janvier 2012, [en ligne]. http://www.thebullcalfreview.ca/audreewilhelmy.htm (Texte consulté le 16 août 2012).)) ». Aucune analyse psychologique n’explique les gestes de Noé, de Grumme ou de Lô. Leurs motivations restent inexpliquées :

n’évoluant pas, n’ayant aucune aspérité contre laquelle le monde trop fermé d’Oss puisse venir s’éroder, les personnages finissent par s’effacer au profit du lieu, plus humain et plus complet qu’eux. […] Nulle émotion ne vient jamais pervertir la communion sensorielle que les personnages entretiennent avec leur environnement : le voile sous lequel transparaissent instincts et désirs dérobe ainsi sans cesse le « cœur » du personnage aux regards indiscrets ((Idem.)).

 

Tout ramène le lecteur vers Oss, le rendant ainsi semblable aux villageois.

Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre : là est le « cœur » de Oss. Jamais la psychologie ne comblera la béance nécessaire autour de laquelle gravite la production des signes. Gabrielle Roy-Chevarier relève avec pertinence cette circularité de Oss « qui déconstruit les topiques d’une intrigue traditionnelle ((Idem.)) ». Juxtaposant les arcs de cercle narratifs – ruptures dans la temporalité du récit, multiplication des points de vue au sein d’un même paragraphe – Audrée Wilhelmy nous entraîne dans une spirale trompeuse (en réalité composée de cercles concentriques, comme dans la figure de Fraser) dont nous imaginons pouvoir en toucher le cœur. Nous ne l’atteindrons jamais car, comme dans tout trompe-l’œil, il n’existe que dans notre pupille.

Libre à nous dès lors de tremper le doigt dans ce verre de cidre qu’est Oss, de libérer en nous l’abeille qui, trouvant de quoi faire son miel, produira à son tour des signes. Imitons Noé : trempons un sucre dans l’ivresse circulaire de ce livre qui, finalement, n’a d’autre ambition que de nous apprendre à chanter : « Elle casse des morceaux de sucre rouge et les laisse fondre dans la vodka, elle boit, elle est trempée, l’eau de pluie adoucit le goût de l’alcool, elle est loin d’Oss et ça lui donne envie de sourire ((Audrée Wilhelmy, Ossop. cit., p. 47.)). » Noé qui, d’ordinaire, parle peu, se met alors à chanter :

Noé ne parle pas, mais elle a chanté, une fois. C’était avant l’aube du troisième jour de foire. Elle a chanté comme si le cirque n’existait pas. Depuis la mort de Lô, il ne lui était pas venu de mélodie en tête, mais dans la lumière électrique de la foire, avec du sucre d’orge dans la vodka, les chants marins lui sont revenus aux lèvres. […] Manouche écoutait : « Une sirène », c’est ce qu’il a dit. Rubben, assis sur une table pas très loin, a hoché la tête en tournant ses grands ciseaux entre ses doigts. Voilà des jours qu’ils pensaient ensemble à cette fille silencieuse et qu’ils ne trouvaient pas. Manouche, surtout, se désespérait de ne pas trouver. Il cherchait sans savoir quoi exactement. Difficile de cerner une fille quasiment muette. Sauf qu’il ne s’était pas trompé. Dès qu’il l’avait vue, il avait su que cette fille-là avait quelque chose pour lui. Quelque chose que les autres ne pouvaient pas donner à son cirque. Et, si improbable que ça soit, il venait de trouver ce que c’était.

Une voix ((Ibid., p. 49.)).

 

La littérature, comme Noé, n’a rien à dire… et tout à chanter.