J’arrête de vivre dans les illusions. C’est à toi que je m’adresse.

Oui, directement à toi. Non pas à un personnage extérieur, mais à toi. Tu te reconnais, n’est-ce pas? Non? Tu devrais.

Réfléchis un peu. Mon nom ne te rappelle rien? Ne l’avais-tu pas déjà entendu, avant même que tu prennes ces pages entre tes mains? Avant que quelqu’un te le dise? Ton souvenir de moi est-il enfoui si profondément?

Va sur Youtube. Tape Beethoven, Symphony 7, Allegretto, mvt 2. ((http://www.youtube.com/watch?v=4uOxOgm5jQ4)) Écoute. Ça ne te dit rien? Pas un accord, pas une note ne ramène mon visage dans ton esprit? Écoute bien. La mer. La mer.

Je ne suis pas en train de parler à tous les lecteurs possibles de mon texte. Je te cible. Et tu le sais maintenant. Ne te souviens-tu pas, la première fois que nous nous sommes recroisés? Ce regard furtif. Gêné. Ce souffle qui s’étouffe dans tes poumons. Je ne suis pas le seul à l’avoir ressenti.

Oui, je transgresse l’exercice. Non, je n’écris pas une fiction. Mais parfois, c’est par les détours de la vie, en contournant les consignes, qu’on rejoint ceux qu’il faut rejoindre.

C’est vrai qu’il y a longtemps que nous nous sommes vus. Nos parents sont à blâmer. Ne prends même pas la peine de leur parler de moi (si tu doutes encore de l’authenticité de ma démarche), ils n’attesteront jamais que j’existe. Tu pourrais leur rappeler qu’il y a plus de quinze ans nos deux mères aimaient se rencontrer à l’épicerie, qu’ils nieraient tout. Pour rire, elles achetaient alors un esturgeon chacune qu’elles cuisinaient avec une sauce aux tomates épicée. Comme elles le faisaient quand on allait à la mer. Maintenant, mentionne l’esturgeon à table, et personne ne soulèvera cette complicité passée. Complicité qui, bien sûr, venait de la passion qu’avaient nos pères pour la pêche. Toutes ces journées à la plage, à regarder le ciel danser en attendant le repas de poisson du soir… Remisées, effacées. Je ne ferai pas l’erreur de te rappeler la querelle qui est à l’origine de cette déchirure entre nos parents. Je préfère enterrer quelques bons souvenirs plutôt que de laisser les mauvais étrangler le présent.

Nous étions jeunes. Peut-être trop jeunes, justement, si tu as tout oublié. Mais creuse bien dans ta tête : la septième symphonie, les esturgeons à l’italienne, la mer… La mer…

Je crois que nous ne nous sommes vus qu’à deux reprises, en fait. La première fois, j’avais cinq ans. Je ne prétends pas me remémorer cette rencontre; j’écris ce texte photo à l’appui. On y voit un ciel gris et une mer noire. La plage est d’un beige usé, qu’on aurait trop piétiné. Quelques plantes, d’un vert incertain, se courbent comme des griffes prêtes à agripper le sol. Mes cheveux défient la gravité; il vente. Beaucoup trop épais, mon manteau bleu m’empêche de rejoindre mes deux mains. Je plisse les yeux, remontant mes pommettes rougies. Nous sommes assis, côte à côte sur une serviette ocre. J’ai l’air frigorifié, et toi aussi. Je te prends par l’épaule, les lèvres pincées. Toi, tu tiens un coquillage torsadé entre tes gants. Derrière l’image, on peut lire « Les deux crapets à la mer ». La date s’est effacée avec le temps, mais on déchiffre encore « …bre ». Septembre, octobre, novembre ou décembre. En automne.

Si je t’ai décrit cette photo avec insistance, c’est pour que tu puisses t’y projeter. Y retourner. Car nous y avons été, toi et moi, il y a de cela plusieurs années. Cette serviette, je l’ai toujours. Ce coquillage, j’ose espérer, tu l’as gardé. J’ai pu arracher à ma mère, après plusieurs mois d’efforts, un bref récit de cette journée. La tempête menaçait et elle s’était mise à paniquer, nos pères encore sur les flots. Elle scrutait l’horizon, tapait du pied et faisait les cent pas sur la plage. La pluie avait fini par se lasser d’attendre et avait dégouliné le long des nuages. Ta mère avait appelé la garde côtière, mais avant qu’elle n’ait terminé son signalement, la barque revenait. Les gouttes épaisses battaient le sable lourd. Les deux hommes avaient eu bien du mal à expliquer à leur femme pourquoi mon père n’avait plus son pantalon. À ce point du récit, ma mère s’est arrêtée et est allée rejoindre mon beau-père devant la télévision. Cette photo avait probablement été prise avant l’incident. Pourquoi ma mère avait-elle voulu garder un souvenir photographique de ce temps maussade? Je n’en sais rien.

Si Beethoven est terminée, appuie sur replay. Ça ne peut que t’aider à te rappeler. La mer, la mer!

La deuxième fois que nous nous sommes vus, c’était il y a trois ou quatre ans. À une fête. Si tu ne te souviens pas, c’est que tu n’étais pas, disons, dans ton état naturel. Avais-tu bu? Y avait-il de la drogue entre tes deux yeux? Était-ce une mauvaise journée? À toi de me le dire. Tu n’avais donc plus toute ta tête. Une de tes amies – son nom m’échappe – t’avait fait sortir de l’appartement pour que tu prennes l’air. Je me promenais dans la rue quand tu m’as interpelé. Si j’ai tout d’abord ignoré ton appel, tu dois m’excuser : comme tu le devines, l’alcool ne t’avantage pas et j’avais pris peur. Mais ta main m’avait agrippé. Pas littéralement. Je veux dire, tu sais, ce mouvement que tu fais avec ton poignet? Je l’avais reconnu : mon père fait le même. Intrigué, je m’étais approché et nous avions discuté. Longtemps. De tellement de choses : nos études, nos intérêts, nos ambitions, nos désirs… Tu m’avais invité à entrer. J’avais accepté. Tu m’avais embrassé. J’avais fermé les yeux. Tu avais mis ta main dans ma poche. J’avais bandé. Dans les haut-parleurs, Beethoven jouait sa septième symphonie. Mais quelqu’un a déchiré notre étreinte et m’a jeté dehors. Il faisait froid. Je crois que c’était un autre mois en « bre ».

Je veux te dire. Ce baiser. Je le porte encore sur mes lèvres.

Tu dois avoir décroché maintenant. Tu dois te dire que je t’invente des histoires, que ton père n’a jamais partagé une barque avec un homme sans pantalon et que ta mère ne fait pas d’esturgeon à la tomate. Tu dois avoir renoncé à retrouver le coquillage torsadé. Tu dois fouiller tes soirées nébuleuses, sans y revoir mon visage.

Si tu ne veux pas croire à mon récit, il n’y a plus rien à faire. Tu pourras continuer de prétendre que ce texte n’est qu’une fiction, que je ne raconte rien de vrai. Tu pourras te convaincre de mon mensonge. Mais réfléchis avant de me rejeter dans le monde des illusions.

Peux-tu vraiment m’assurer que tu te souviens de tout? Ce que tu fais à chaque moment, les gens que tu rencontres? Tu te targues donc d’avoir une mémoire infinie, où ceux qui n’y ont jamais été ne peuvent y apparaître? Pense. Pense fort! La mer noire, le ciel gris, le vent, le froid, « bre ». Avec un enfant que tu n’as jamais revu. Ou la soirée. Avec moi. Et Beethoven. Et le baiser. Et ta main dans ma poche. Ne me dis pas que tu n’as jamais mis la main dans la poche d’un inconnu? Accroche-toi à cette sensation, c’est elle qui nous lie. Toi et moi. Souviens-toi!

Ou alors, imagine! Figure-nous, chancelant sur un plancher de bois, prisonniers de murs nus, embouchés l’un dans l’autre. Mes bras autour de ton cou. Tes mains autour de mon cul. Juste avant, nous parlions de ce que tu veux écrire, de ce que personne n’a jamais écrit. Tu me disais que tu voulais partir en voyage, sans oser le faire. Tu m’as interpelé d’un signe de la main. Comme mon père! Tu te souviens de lui? Pense à mon père : grand, mince, habillé à la mode, une pincée de calvitie sur le front. Et son mouvement de poignet. Celui que tu fais!

Maintenant, ose ne plus te rappeler de la mer, pour voir! Essaie de me faire avaler que la pluie qui bat le sol farineux n’appelle aucun de tes sens. Et les étendues d’eau et de ciel sombres. Et la serviette ocre.

Arrête de lire. Arrête de lire un instant et souviens-toi : l’odeur de poisson à la tomate, la plage délavée, la soirée de la septième symphonie. Arrête de lire! Réfléchis. Tu me vois?

Oui tu me vois.

Tu goûtes le poisson épicé. Tu laisses les gouttes de pluie glisser le long de ton corps pour rejoindre la mer. Tu m’embrasses en prenant bien soin que nos bassins se pressent. Tu y crois, tu y es.

Je ne suis plus seul.

Partout, dans ta tête, je réapparais. Je revis par ces moments qui avaient été chiffonnés.

Rejoue la symphonie. Encore et encore.

Sous le ciel de tempête, nous parlons de nos désirs. Je prends un coquillage dans la sauce aux tomates et le mets dans ma poche. Je suis bandé. J’embrasse un esturgeon qui a perdu son pantalon, on ne sait trop pourquoi. Je suis saoul et je regarde ma mère cuisiner mon beau-père devant la télévision. Écoute le sable dans les haut-parleurs. « Les deux crapets à la mer. » « Deux crapets à la mère. » J’aime retrouver une photo à l’épicerie.

La barrière des souvenirs s’effrite. Je me promène. J’erre.

Tout ça grâce à toi.

Te souviens-tu de mon nom? Le tien ne me revient pas à l’esprit, mais c’est bien à toi que je m’adresse.

Si j’ai perdu ton attention, c’est normal. Je ne cherche plus à te faire gober mes vérités. Maintenant que tu me vois, libre à moi de te créer de nouveaux souvenirs. De me souvenir à ta place, d’exister un peu plus.

Mais plus j’écris, plus je doute de mes idées. Est-ce que je place les mots ou suis-je celui qui est formulé par les phrases? Je touche le sable, sens le sel de la plage, je goûte la sauce et écoute le piano, mais qui me prouve que je n’imagine pas tout ça? Que je ne m’imagine pas?

Tu me vois. Mais est-ce que je me vois?

Suis-je de ces créatures écrites qui n’existent que le temps de quatre ou cinq pages? Pourtant, tu te souviens, la mer. Et cette discussion dans la rue. Si tu t’en rappelles, j’y étais physiquement, non? Ou est-ce moi qui me rappelle quelque chose où tu n’étais pas?

Il faut que je trouve. Il faut que je sois.

Je sais. Je t’attendrai à la mer. Dans la barque, le pantalon de mon père bougera du poignet. Comme toi. Nous pêcherons Beethoven en voguant sur les eaux rouges. La serviette torsadée déchirera notre étreinte ocre. Nous mangerons un mois se terminant en « bre » et tiendrons par l’épaule des drogues oubliées.

Tu vas venir, pas vrai?

Prouve-moi que je me vois.