Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

 

Selon un point de vue de lecteur, le roman peut être vu comme une page blanche au sens où l’œuvre ne peut vivre sans l’imaginaire de son public. L’écriture de l’auteur, étant le cadre de l’expérience fictionnelle, devient teintée par la subjectivité de celui qui lit. Le lecteur remplit les blancs, si besoin est, reconstruit le casse-tête, fait les liens nécessaires à la bonne compréhension du récit. Ainsi, le roman se complète et se transforme en nouvelle œuvre grâce à cette rencontre entre deux visions du monde et entre deux personnalités. Pour ces raisons, je crois qu’il est important de ne pas sous-estimer le lecteur, mais plutôt de le considérer comme un autre créateur. Je pense qu’il faut lui faire confiance et même laisser libre cours à son imaginaire afin qu’il personnalise son expérience et s’approprie l’œuvre. On pourrait donc parler de littérature vivante comme l’entend Robbe-Grillet. Qu’est-ce que je veux écrire à ce lecteur? Qu’est-ce que je veux lui dire? Là repose tout le problème de la création parce qu’il existe autant de littérature qu’il existe d’auteurs et de lecteurs. Chaque roman se transforme à la lecture, et ce, différemment pour chacun. Le roman se détache de son créateur et s’envole librement, indépendamment, tout en évoluant à chaque lecture. Il est alors évident que chaque style se doit d’être à l’image d’un être humain et je dirais même qu’il se doit de transcender les êtres, de les changer aussi peu soit-il. Parce qu’à quoi servirait l’art, la littérature, le roman s’ils n’apportaient rien à sa société, à son public? Serait-il un simple divertissement? Mais alors, l’art se fonderait dans la folie du marketing, de la consommation; il deviendrait tout aussi accessible que n’importe quel jeu de société. Je dis non. Je ne rejette pas le divertissement en tant que tel, mais je fais le souhait que l’art et surtout le roman aient une fonction plus grande et plus importante que celle de divertir.

En fait, je souhaite un roman en mouvement, un roman qui bouge et qui fait bouger. Petite précision : faire bouger quelque chose ne signifie pas nécessairement de plaire, mais aussi de choquer, de déstabiliser et de faire résonner ou vibrer quoi que ce soit chez le lecteur. L’important, selon moi, reste d’utiliser cette tribune que nous offre le roman pour dire quelque chose. Que l’histoire soit fantastique, poétique, réaliste ou quotidienne, elle doit porter une parole et un regard différents sur notre monde et sur la vie pour nous éclairer. Comme le dit Robert Lalonde :

Si la vie, notre vie n’est pas toujours à la hauteur, c’est parce qu’on ne la voit pas, qu’on la traverse en aveugles et en sourds. Lire c’est sortir de la vie qu’on ne voit pas et tenter, à l’aide des mots usés et de tous les jours, mais aussi, parfois, avec des mots insoupçonnés, neufs, de décoder l’indéchiffrable (2012 : 132).

L’auteur se présente à la population comme extérieur au monde, comme un personnage qui écrit un compte rendu de ses observations, de sa vie et de celles qu’il côtoie pour mieux comprendre l’existence humaine. L’écriture romanesque est un échange de réflexions, de points de vue et de visions. Parfois, il faut se distancer de la réalité pour mieux la vivre et la littérature nous offre cette possibilité autant en écrivant qu’en lisant. Dans ce cas, si le roman nous donne la chance de pousser notre réflexion sur la vie, sur les moyens à prendre pour mieux vivre ou simplement comprendre ce qu’on vit, n’est-il pas juste de prendre cette voie, ou à tout le moins absurde de l’ignorer? Je pense que oui parce que même l’histoire la plus drôle et la plus simple qui soit peut cacher, entre les lignes, une réflexion très profonde. Tout dépend, selon moi, du but choisi par l’auteur et par le lecteur.

Néanmoins, même si je veux parler du réel quotidien et personnel, le roman ne me permet pas simplement de relater la réalité telle quelle est, comme le font la plupart des documentaires, des encyclopédies et des biographies. Dans le même principe que les autres arts, tels que le théâtre, le cinéma ou la peinture, le roman navigue entre le vrai et le faux. Il s’ancre dans le présent de l’auteur, influencé malgré lui, et dévie dans l’imaginaire parce que l’art romanesque est avant tout fiction. Par ailleurs, dans ce contexte, la subjectivité est plus intéressante étant donné qu’on ne nous relate pas des faits journalistiques, mais qu’on met à nu une partie intérieure de l’humain, de l’auteur. En ce sens, la mémoire est un phénomène romanesque puisqu’elle déforme les souvenirs et ses déformations sont révélatrices de l’être humain en question. Le souvenir est souvent modelé selon les impulsions passées et les désirs rêvés, mais non réalisés. Ainsi, « [le] vide n’est pas, dans le roman, objet de découragement, mais indice, foyer de toutes possibilités, de toutes imaginations. Autour des amnésies et des trous de mémoire miroite le romanesque. » (Larue, 2012 : 45)

Bref, la beauté du roman réside aussi dans ce rendez-vous manqué, dans cette parole inscrite dans le temps, par le papier, mais qui rejoint sa cible en notre absence. « Écrire c’est dire quelque chose à quelqu’un qui n’est pas là. Qui ne sera jamais là. Ou s’il s’y trouve, c’est nous qui sommes partis. » (Perros, 2012 : 105) Alors, si le roman représente ce discours interrompu entre son émetteur et son récepteur, un discours en attente, je crois qu’il faut l’utiliser pour parler et secouer les opinions comme les idéaux. Il faut parler à nos contemporains comme l’ont fait nos prédécesseurs en parlant de l’homme véritable. Si on lit encore Socrate ou Molière, pour ne nommer qu’eux, c’est que l’œuvre est devenue indépendante de son créateur et qu’elle met de l’avant une parole encore nécessaire à écouter et même transposable dans notre réalité post-moderne. La littérature en mouvement évolue à travers les siècles et garde en vie les œuvres fondamentalement humaines, au sens d’universelles et d’intemporelles. Toutefois, j’ai l’impression que c’est en parlant d’aujourd’hui qu’on parlera de demain sans même s’en rendre compte.

Bibliographie

LALONDE, Robert, « Repérer son noyé et le hisser dans la barque », dans DAUNAIS, Isabelle et François RICARD [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 131-134.

LARUE, Monique, « La voix/e de Roland Barthes », dans DAUNAIS, Isabelle et François RICARD [dir.], La pratique du roman, Boréal, Montréal, 2012, p. 43-61.

PERROS, George cité par ARCHAMBAULT, Gilles, dans « Vous écrivez des     romans? », dans DAUNAIS, Isabelle et François RICARD [dir.], La pratique du roman, Boréal, Montréal, 2012, p. 103-114.