Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

 

— Viens voir! Tu vas tout manquer!

Mme Line vibrait sur sa chaise, espérant apprendre quelque chose à son mari, quelque chose qu’elle aurait vu en premier.

— Hein? cria le vieux, mais pas trop fort, car il était vieux.

— Aux nouvelles, Georges! Ils viennent de parler d’un crime honteux, c’est effrayant.

Elle tremblait autant d’excitation que de peur d’entendre sa propre voix prononcer une phrase si lourde.

— Ah bon.

      — Un crime contre nature qu’ils disaient.

Le vieux pâlissait d’ennui.

— Une histoire à te faire dormir avec une veilleuse, que j’te dis.

— Dis-moi, t’aurais pas vu mon tournevis jaune?

Mme Line se tortillait comme une pâte à pizza en lui parlant, utilisant trop de bras à la fois pour attirer l’attention de son mari.

— Écoute donc! Ils en parlaient et j’étais là, sur ma chaise, et j’en revenais pas.

— Je suis sûr pourtant que je l’ai laissé quelque part.

— Tu m’écoutes, Georges?

— Ah mais bien sûr!

— J’ai jamais vu pareille horreur à la télé. De mes propres yeux, là,  j’ai tout entendu.

— Je l’ai mis dans le deuxième tiroir. Que c’est bête, je le savais.

La sonnette tinta de son ding le plus aiguë. Dans le salon, on attendait la deuxième note, celle qui indiquait que le doigt s’enlevait du bouton. Elle ne vint malheureusement pas, laissant nos deux octogénaires dans l’attente. C’est Mme Line qui brisa le silence en se levant. Bien voyons. Mme Line ouvrit la porte tout doucement. Qui peut bien faire sonner la sonnette sans la déssonner? C’est terrible faire du suspense comme ça à une vieille!

 *

La classe attendait en silence la réponse. Le professeur prenait plutôt mal les remarques de son auditoire, et les élèves le savaient. Lord Dubuc lissa ses sourcils avec ses index, inspira longuement et se leva d’un bond. Il parcourut la classe de ses yeux, puis accrocha son regard sévère dans le fond de l’âme de la jeune fille qui avait osé: «Non, Ludmilla, je ne connais pas tout, mais j’ai tout fait. Je ne dis pas ça par prétention, mais bien parce que j’ai exercé mille métiers. Et vous saurez, mademoiselle, que celui de professeur d’histoire est bien le pire puisqu’il faut endurer tous vos commentaires impertinents.»

Il prit un air froissé. Ludmilla croisa les bras et fit de même. Lord Dubuc sonda la classe pour voir si quelqu’un voulait en rajouter et se retourna vers le tableau.

— Revenons à l’époque du Grand Développement, où se sont produites les quelques crises dont nous discutions tout à l’heure. À cette époque, vous savez, la terre sur laquelle vous posez le pied chaque matin portait le nom de Mont-Joli, d’où le nom dérivé Monojoly. À partir des années 1980, les gens du peuple, ancrés dans le confort toujours grandissant des nouvelles technologies, se soucièrent de moins en moins des enjeux de grande envergure. La mondialisation s’opéra et plusieurs petites nations se modernisèrent. Que s’est-il passé alors? Cyrus?

Un garçon somnolent répondit une énormité sans consonnes. Lord Dubuc lui fit signe de se recoucher.

— Ce que votre ami voulait dire, c’est qu’un jour, la technologie avait tellement engourdi les esprits que les gens trouvèrent suffisante leur connaissance du monde. Ainsi, le mouvement scientifique du Grand Développement prit fin au milieu des années 2040, lorsqu’une vague de post-post-ultramodernisme déferla sur le monde entier.

— Mon père dit que le post-post-ultramodernisme, c’est à cause de la liqueur. Le Zop…

— Non, Ludmilla, non, piocha-t-il. Je connais votre père, et c’est un flanc mou, il dit n’importe quoi. Vous savez, les autorités de l’époque ont confirmé par des études qu’il ne s’agissait pas du tout d’un effet du Zopium, alors je vous interdis de dire cela dans ma classe. Non, pas Zop-Zop. Cette compagnie formidable est arrivée comme une bombe sur le marché international. Seigneur Khan, notre ancien, pourrait vous en glisser un mot : le produit était si bon que les compagnies adverses achetaient de l’espace publicitaire pour Zop-Zop. Nom d’un Grand!

Constatant qu’il était devenu rouge, il descendit de son bureau et essuya la salive au bord de ses lèvres. Ludmilla le boudait.

— Comme je le disais, un consortium scientifique international décida unilatéralement que nous étions suffisamment avancés technologiquement et ainsi les chercheurs furent mutés dans l’industrie de la construction ainsi que dans l’armée. L’édification d’une vie humaine par la construction mena l’homme à bâtir les plus beaux et les plus grands monuments en bois jamais vus dans l’histoire.

Il leva les yeux au plafond. Son ton s’adoucit.

— On assista alors à un retour des églises colossales dans lesquelles on s’assoit maintenant pour inhaler du Zopiair et prêcher la gloire de l’Homme tous les lundis à 15h. À de simples fins de divertissement, puisque nous en parlions, notez que la compagnie Zop-Zop inc., en 2079, causa l’extinction de la matière première pour la fabrication du Zopium classique. C’est ainsi que débuta la production du Zoplus, une recette nouvelle, mais reproduisant le même bon goût que l’original. Ce sera peut-être à l’examen.

Il replaça sa cravate, surveillant Ludmilla du coin de l’oeil.

— Dans les années 80, un violent conflit culturel éclata entre plusieurs nations. Nul besoin de faire un tableau des affrontements sanglants. Ces conflits menèrent, entre autres, à la séparation du Québec en 2082 et à la construction du grand mur de Gatineau. Durant la guerre de 89, le Québec fut conquis par le Danemark qui fut lui-même conquis par l’Angleterre en 91. Après la guerre, une majeure partie de l’Europe se consolida et devint les États-Unis d’Europe. Le Québec, maintenant une province européenne de la région anglaise des États, est passé par une période de remise en question, mais les tensions se résorbèrent bien vite, car rien n’avait changé au final sauf la consommation moyenne de thé. La semaine prochaine, nous verrons l’époque contemporaine.

Au moment où les mots «semaine prochaine» furent prononcés, les élèves commencèrent à se bousculer. Lord Dubuc s’approcha de la fenêtre en attendant que la pièce se vide. Du troisième étage, il voyait bien le petit boisé qui longeait le parc de l’école. Une lueur au coeur des arbres attira son regard. Un feu? Sacrés enfants. Il rangea son précieux carnet de cuir dans la poche de son veston et se précipita à l’extérieur.

*

Mme Line, ne décelant rien par la mince ouverture, poussa la porte d’un coup pour se surprendre elle-même. Un homme en redingote bleue se tenait sur le perron, dos à elle. Mme Line toussa. L’homme se retourna, l’air un peu déboussolé. On lui aurait donné vingt ans et pourtant il devait en avoir dix de plus. Il avait une bouche énorme, des sourcils presque invisibles et des cheveux roux qui tenaient en l’air comme une brosse.

— Ah! Je ne vous avais pas entendue. J’avais commencé à sonner lorsque j’ai cru ouïr le gazouillement d’une chanterelle sur le côté de votre maison. Je peux entrer?

— Oui, mais lâchez le bouton de la sonnette s’il vous plaît.

Dong. Mme Line s’assit à la table de la cuisine devant l’entrée, et l’homme bougeait autour d’elle en lui parlant.

— Je suis le nouvel enquêteur en chef de Monojoly, Guillaume Vercel, dit-il. Vous pouvez m’appeler Vercel. C’est un nom qui vient des Antilles, ce qui est drôle puisque je n’ai pas du tout l’air d’un Africain.

— En quoi je peux vous aider, monsieur Vercel? demanda Mme Line.

— Je parcours la ville à la recherche d’informations pertinentes. Vous avez sûrement entendu parler du criminel qui court en ce moment à Monojoly, madame?

— Ah bien oui, j’en parlais justement à Georges, c’est terrible.

Georges entendit son nom. Feignant d’aller se faire bouillir de l’eau, il se rendit à la cuisine et en allongeant le cou, il se joignit nonchalamment à la discussion:

— Quel genre de crime, hein?

— Un mouton, répondit Vercel. On a trouvé un mouton égorgé sur la place principale au centre-ville.

— C’est tout? Un simple mouton? Il doit y en avoir des milliers dans les champs de Courvoyer.

— Ce n’était pas n’importe quel mouton, cher monsieur. Ce mouton appartenait à la famille du Seigneur Khan. On dit qu’il aurait allaité le Seigneur lui-même à une époque.

Georges imagina la chose, mais la chassa rapidement de ses pensées.

— Il me semble qu’il y a pire crime que ça dans la région. Tenez, par exemple, il y a cette histoire où une femme a été pendue dans le quartier 2.

Mme Line eut une expression de dégoût profond et se frotta subtilement la gorge.

— Rien à voir, répondit Vercel, le criminel s’est rendu. Une histoire de famille. Condamné à quinze ans de bureaucratie. La différence avec le mouton, c’est qu’aucun cas pareil n’a été recensé depuis longtemps, et puis le motif est inconnu. Comment on explique ça? Un fou? Les fous, ça ne court pas les rues à Monojoly. On les envoie au Centre comme tous les autres. En auriez-vous vu un dans le quartier 4? Un individu taché de sang ou bien en possession d’un couteau à mouton?

Pas qui aurait l’air plus fou que vous, pensa Georges.

— Un couteau à mouton? Vous êtes cinglé?

— Il existe bien des couteaux à salade et à mousse, pourquoi pas des couteaux à mouton? Je ne sais plus. J’y penserai pendant la messe. Je vous laisse ma carte, appelez-moi si vous voyez quelque chose de suspect.

Vercel se précipita vers la sortie, bousculant Ludmilla qui, elle, rentrait.

Elle salua ses parents adoptifs d’un signe de tête avant de se déchausser. C’est Mme Line qui l’interpella:

— Ludy, tu parles d’une heure pour revenir de l’école.

Elle s’agenouilla pour examiner l’enfant.

— Attends, tu as une petite tache sur la joue. Allez, jeune fille, vas t’habiller. Faudrait pas être en retard à la messe de quinze.

 *

Les calèches communes ouvrirent leurs portes devant l’église Rivard-Routier, nommée d’après ses fondateurs. La peuplade du quartier 4 sortit en formation organisée, comme on le leur avait enseigné en bas âge. Le Seigneur Khan avait instauré la tradition de son jeune temps, et on l’avait conservée par respect, dit-on.

L’église approchait ses cent ans, et pourtant elle tenait debout aussi bien qu’une neuve. Le bâtiment était construit principalement en bois. Contrairement aux anciennes églises, celles issues de la post-post-modernité ne pointaient pas vers le ciel, mais bien vers la terre par leurs coins. Celle-ci évoquait la fusion entre une pyramide tronquée et une souche. Le cortège du quartier 4 y entrait comme une tribu de termites.

Tous se placèrent devant la bûche qui leur était assignée, cordés en rangs sur le seul étage, le plancher des hommes. Au devant, une porte centrale allait faire passer le Seigneur et ses initiés. L’autel creusé dans le mur du fond était bordé de statues d’hommes et de femmes nus qui cachaient leurs visages dans de grandes mains de bronze. Les initiés entrèrent en chantant une vieille complainte. Le Seigneur apparut derrière eux, habillé plus sombrement qu’à l’habitude. La toge classique comprenait une longue veste dont le motif à carreaux rappelait les uniformes de la dernière guerre. En cette journée de deuil, le Seigneur avait opté pour le noir. Il devenait vieux, mais à l’image de son église, il ne le laissait pas paraître. À ce qu’on sache au village, nulle personne vivante ne l’avait connu sans rides. Son visage sous-tendait les mystères d’un passé brumeux, au fond des petits yeux doux cachés derrière son front sévère. Les initiés activèrent la ventilation, et un doux fumet de Zopiair emplit la salle.

— Chers amis, dit le Seigneur, aujourd’hui est un jour noir. Comme vous le savez, mon mouton favori vient de passer le sabot à gauche et je suis en peine. Je lui dédie cette messe. Ainsi, bêlons tous ensemble à la mémoire de Typhon.

Le Seigneur leva les bras. Bê, firent les hommes.

La messe se déroula dans l’ordre prévu : ouverture, recueillement, chants à la gloire de l’homme, chiquée de la gomme d’épinette, fermeture. Le lundi, jour du travail, fut ainsi clos avec grâce. Le Seigneur Khan paraissait très serein en cette occasion funèbre. Pendant la sortie, les mots couraient en chuchotements, des rumeurs commençaient, s’estompaient, se croisaient, et tout le monde finit par soupçonner un souci plus grave que la mort du mouton.

*

Lord Dubuc éteignit le feu avec son pied. Heureusement, la flamme n’avait pas eu le temps de grimper à un arbre. Il cherchait des signes qui allaient révéler l’identité ou l’emplacement du coupable. Il avait fait l’armée, et ce n’est pas un élève rebelle qui lui échapperait. Il s’accroupit et fouina autour des cendres pour trouver des traces de pas, des pièges ou bien des excréments. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, il reçut un coup derrière la tête et son corps tomba dans les feuilles.

 *

Postée sur le perron de l’église, la petite Ludmilla zieutait l’endroit du crime. Elle cherchait la dépouille sans trop savoir si elle voulait vraiment la voir. Aucune trace perceptible. Les initiés avaient nettoyé la place principale une fois l’enquête terminée. Une expression d’inquiétude rida son visage, ce qui la faisait paraître chétive. Comme d’habitude, pas une poussière mal placée ne flotta ce jour-là devant l’église. La place Rivard-Routier n’attendait que le flot des citoyens arrivant de la messe pour commencer à vivre encore une fois. Les enfants, toujours excités d’envahir en premier la ville, couraient vers le centre. Le milieu, construit en forme de bol applati, servait de piste de danse le soir lorsque des musiciens jouaient des airs traditionnels au grand plaisir de tous. La forme en bol avait pour effet d’empêcher les danseurs de s’éloigner du centre, et favorisait ainsi les rapprochements. Tout autour, de nombreux bancs et étalages soutenaient le climat chaleureux que les gens aimaient retrouver dans la collectivité de Monojoly. Le lundi, jour du travail, les activités du soir encourageaient la culture de l’homme, soit par des concours et des ateliers de diverses disciplines, dont le cri ou la poésie.

Georges interrompit la recherche de Ludmilla pour l’emmener voir les nouveautés dans l’étalage de Lord Jaco. Le front de Ludy se décrispa, et elle lui sourit. Lord Jaco appréciait les enfants pour leur curiosité. Son étalage gigantesque et réputé consistait en une collection d’objets qu’il avait fabriqués, la plupart en bois. Sa bonté et sa dévotion firent de lui le premier initié à être nommé Lord avant d’avoir atteint l’âge de cinquante ans. Son plus grand projet avait été la représentation d’un champ de bataille de la dernière guerre, sculptée à même la longueur d’un arbre. Lord Jaco jouait au bilboquet lorsqu’il aperçut Ludmilla.

— Ho, ho! Voilà la petite Ludy qui arrive de la messe.

— Jaco, je me suis ennuyée de vous, dit-elle les yeux béants.

Georges échangea une poignée de main avec Lord Jaco et partit retrouver Mme Line qui caressait un chat errant.

— Justement, je pensais à toi, dit Lord Jaco. J’ai fabriqué quelque chose de spécial, juste pour toi.

— Qu’est-ce que c’est?

Ludmilla frissonnait à l’idée d’un cadeau. Elle ne se souvenait pas lui avoir demandé quelque chose.

— Depuis le temps que tu viens me voir à mon kiosque, je dois t’avouer que j’ai décelé quelque chose de spécial en toi, une espèce de maturité spirituelle plutôt rare et je crois que tu es prête à faire des choix éclairés.

— Des choix?

— Des choix difficiles, dit-il sur un ton plus posé. Dis-moi, Ludy, acceptes-tu ce cadeau?

Ludmilla fit oui d’un hochement de tête. Lord Jaco se retourna pour déverrouiller un tiroir duquel il sortit un coffret métallique de la largeur de sa main. Sur le dessus du boîtier, une gravure illustrait deux serpents croisés sur le plateau d’une balance. L’enfant regardait l’objet avec étonnement.

— Je te laisse le soin de découvrir son contenu lorsque tu seras prête, expliqua Lord Jaco. Tout ce que je te dis, c’est qu’une fois ouvert, il te montrera trois paires d’objets. Tu ne peux prendre qu’un seul objet par paire. Ce sera notre secret. Allez, j’espère que ça va t’aider un jour.

Ludmilla remercia Lord Jaco et cacha le coffret dans son sac, puis rejoignit Georges et Mme Line. Elle gardait une main tremblante sur la boîte. On ne lui avait jamais rien offert du genre. La famille se mêla aux festivités; le banquet communautaire allait bientôt commencer.

L’agora du parc Courvoyer pullulait de gens : les familles de travailleurs, les initiés, le Seigneur et quelques mendiants bien connus se réunissaient pour partager leur faim. Courvoyer organisait un banquet à tous les premiers lundis du mois. Il possédait la majorité des élevages de Monojoly et agissait comme s’il était le père de la ville elle-même. Il dévoilait toujours sa contribution en premier : cette fois, c’était du porc. Certains apportaient des salades, des pâtés et autres mets traditionnels. Mme Line fit don de son sucre à la crème, Vercel donna un grand bol de crevettes et le Seigneur, qui détestait le gaspillage, présenta un beau mouton grillé. La communauté mangea de bon coeur, dansa sur la musique traditionnelle et rit des contes farfelus des mendiants. Presque tout le monde s’y trouvait.

*

Une odeur de merde réveilla Lord Dubuc. Ses vêtements serrés et trempés lui collaient à la peau. Il cracha quelque chose de gluant qui irritait sa gorge, puis voulut enlever la terre dans ses yeux, mais il avait les mains liées au-dessus de lui. D’abord face contre le sol rugueux qui lui écorchait le visage, il se tortilla pour s’asseoir. Le mal de tête dont il souffrait lui donnait des vertiges. Il gémit comme un bébé ours, impuissant, puis s’affaissa en se plaignant de douleur. Malgré le bouchon solide dans ses oreilles, il entendit de lointains pas de course, puis une voix étouffée qui se rapprochait. Dubuc, la gorge gluante, parvint tant bien que mal à communiquer avec son ravisseur.

— Argh! Détachez-moi!

Il ne discernait qu’un bruit grave qu’il crut être une voix humaine. Quelque chose glissa sur son visage. Un liquide. C’était de l’eau, pour lui laver les yeux. À vrai dire, c’était sûrement de l’eau chaude. Un mauvais goût; peut-être le ravisseur n’avait-il que de la vieille bière sous la main? Non, décidément, cela goûtait l’urine. Lord Dubuc cria sans trop ouvrir la bouche; il n’avait plus envie de se rincer le gosier.

 *

Georges, la bouche pleine de sauce, vantait la qualité du mouton qu’on lui avait servi.

— Une vraie bonne pièce de viande, cracha-t-il en direction de Mme Line.

— Franchement, Georges. Je pourrais me nourrir juste avec ce que tu me postillonnes dessus. Assieds-toi donc comme du monde, fatigant. De toute façon, avec la quantité de sauce que tu mets, on te servirait une patte de table que tu l’avalerais quand même.

Elle lui fit un clin d’oeil. En obliquant sa vue, elle aperçut une silhouette familière. Une brosse rousse et une redingote bleu marin.

— Georges, regarde donc, c’est pas monsieur Vermicelle, l’inspecteur?

Vercel se tourna vers eux très naturellement. Il les avait déjà remarqués.

— Madame et monsieur St-Louis du quartier 4, dit-il avec un brin de surprise dans la voix. Je dois vous admettre, notre discussion de cet après-midi m’a un peu angoissé. J’ai repensé au couteau et à tout ça pendant la messe, et je ne crois pas que ce soit si important après tout.

Georges mâchait lentement. Il ne ressentait pas le besoin de répondre aux élucubrations de cet étrange inspecteur. Vercel continua.

— J’ai croisé une jeune demoiselle en quittant votre cuisine. Est-ce votre fille?

Le vieux cessa de mastiquer.

— Notre fille adoptive, répondit-il sèchement en désignant Ludmilla du regard.

Vercel fixait Georges, qui prit une énorme bouchée de mouton et se tourna vers sa femme pour lui faire comprendre qu’il comptait mastiquer jusqu’à la disparition de l’inspecteur. Ludmilla prit le même air nonchalant que Georges. On venait d’allumer des torches festives dans l’agora et le reflet de celles-ci dans les grandes pupilles de Vercel lui donnait un air de possédé.

— Vous ne venez pas de la région, vous, hein? s’enquit Mme Line.

— Non, en effet, répondit Vercel. On m’a transféré ici très récemment.

— C’est bien d’adon avec l’homi… le moutocide d’aujourd’hui, n’est-ce pas? Je gage que vous allez nous attraper cette crapule-là avant la fin de la semaine.

L’inspecteur prit son air survolté habituel.

— Je vous remercie de votre confiance. Cette affaire me met hors de moi. Je ne dormirai pas avant d’avoir envoyé un fou au Centre par moi-même, je vous en signe un papier.

— Vous allez y arriver seul?

— Ah, ma chère dame, j’ai bien résolu toutes sortes d’affaires palpitantes au cours de ma carrière, ce qui fait de moi un expert hors normes. J’ai résolu des vols, des vols à l’étalage, des vols à main armée, des vols à la tire, des vols d’avion, des vols au vent. N’importe quoi, vous voyez. J’ai appris à côtoyer la pensée criminelle. J’en ai d’ailleurs tiré une leçon importante : les criminels sont comme les oiseaux.

— Ils volent? hésita Mme Line.

— Ils se cachent pour courir.

— Les oiseaux?

— Oui.

Mme Line oublia qu’elle remettait en doute la pertinence de sa discussion et se posa de sérieuses questions sur les oiseaux. L’inspecteur se tourna vers la fillette. Ludmilla cracha un morceau de boeuf qu’elle avait trop mastiqué, comme une vieille gomme. Vercel s’accroupit à sa hauteur et lui fit un grand sourire denté.

— Comment t’appelles-tu, jeunesse?

Elle regarda son père adoptif, qui hocha la tête.

— Ludmilla. Mais j’aime mieux Ludy.

— Tu as quelque chose de lourd dans ton sac? Tu le tiens fort depuis tantôt.

— Juste un sac de billes, monsieur. Je suis très bonne.

Vercel posa un long regard sur la jeune fille. Son sourire s’estompa et il reprit son humeur dynamitée lorsqu’il se releva. Il salua promptement les vieux et partit sans trop de cérémonies.

La noirceur était finalement arrivée et les feux d’artifice allaient bientôt commencer devant l’église. Une partie de la foule s’amassa dans le grand bol comme des centaines de petits grains de maïs prêts à éclater de plaisir. Lord Jaco récita une légende sur les feux qui fit pétiller l’imaginaire de chacun. Le signal fut donné, le clocher résonna de gloire et la lumière envahit le ciel.

 *

Une grande lumière lustrée perça enfin la boue et l’éblouit; il avait passé un bon moment sans voir le jour et ne se souvenait plus de la douceur réconfortante d’une simple image. Il ne voyait pas tout à fait, les yeux lui chauffaient trop pour qu’il puisse les garder ouverts. Il entendit les fréquences basses d’une voix près de lui qu’il ne pouvait distinguer. Des mains tiraient sur les siennes. Il sentit des frottements et des pressions étranges au niveau de ses poignets. On coupait la corde. Ses mains étaient libres. L’air froid effleurait sa peau nue. Liberté. Il se mit à pleurer malgré lui, délivré de son état lamentable. Ses bras tombèrent à ses côtés. Il perçut encore une fois la vibration d’une voix près de lui. Deux doigts s’insinuèrent dans ses oreilles et enlevèrent une partie de la boue. Éclat de sons, sillement. Le big-bang se produisait dans sa tête; tout ce ramassis de sensations, de questions et de douleur lui traversait le crâne. «Tout va bien aller maintenant, vous êtes un homme.» On le couvrit de quelque tissu doux, puis il s’évanouit.

 *

Mme Line n’avait pas commencé à couper ses carottes que, derrière elle, la porte d’entrée cogna contre le mur et elle sursauta.

— Pardon, fit Ludmilla.

— Tu vas me tuer, espèce! T’es pas à l’école, jeune fille?

— Non, Dubuc était malade aujourd’hui. Il a oublié d’avertir alors on a pas eu de remplaçant. C’est pas grave, je suis toujours pas pour me plaindre quand il fait beau comme ça.

— On peut pas dire que c’est son genre, dit-elle sur un ton moqueur. D’habitude tout le monde en ville sait quand il lui arrive une misère. Il parle tellement fort. Le pauvre petit monsieur, peut-être qu’il nous fait une laryngite?

Georges sortit par la trappe du sous-sol, les mains noires. Il s’essuya le front en oubliant qu’il venait de jouer dans les entrailles du poêle à bois et se beurra le visage de suie.

— Me semblait bien que j’avais entendu ta petite voix, dit-il. Pas supposée être à tes cours, petite jeunesse?

— Bien non, coupa Mme Line, Dubuc fait une laryngite.

— Pauvre lui. C’est un bon monsieur, dit-il à Ludmilla. Je lui enverrai une caisse de pommes pour lui souhaiter la santé, en espérant qu’on soit pas trente à lui en envoyer comme la dernière fois.

— Sa femme lui a tellement fait de tartes aux pommes que même aujourd’hui, la classe sent rien que ça quand il arrive.

Georges se remémorait brièvement son enfance, à l’époque où Lord Dubuc et lui étaient camarades de classe. La tante de Dubuc enseignait puisque la plupart des savants et érudits faisaient la guerre sur les côtes du Saint-Laurent. Peu après la destruction de Mont-Joli, Dubuc prit, contrairement à Georges, la voie militaire. Ils ne s’étaient plus beaucoup parlés depuis. La guerre avait changé l’homme.

— Viens-tu m’aider à faire du bois de chauffage, fille?

À quoi ça sert d’avoir un congé si je dois fendre du bois!

Ludmilla plaçait les bûches pour que Georges les fende d’un coup violent. Elle en posait une puis reculait rapidement de peur d’y passer et de se retrouver cordée avec les bouts de bois. Une fois, son béret avait glissé de sa tête et avait fini en deux morceaux, tout comme la bûche qui s’en était coiffée. Georges ne l’avait pas vu; les activités quotidiennes le rendaient nostalgique et il rêvassait toujours un peu. Les histoires d’école de Ludmilla lui rappelèrent son enfance.

À l’époque, Georges Saint-Louis était un petit garçon problématique. Ses parents avaient du mal à le convaincre de rejoindre la Chorale Majestueuse de Seigneur Khan. Il préférait vagabonder avec le jeune Pierre-Oreste dans les écuries des voisins à jouer des tours et énerver les chevaux. Ces deux-là étaient inséparables. Les gens de Monojoly se méfiaient de ce duo de sournois. Un jour, Georges montrait à son ami la collection de paquets de cigarettes de son grand-père et ils en fumèrent quelques-unes en essayant de se souvenir d’un passé qui ne leur appartenait pas. Pierre-Oreste l’embarqua dans une histoire saugrenue, une mission nocturne pour jouer un tour à un jeune mendiant du quartier 4. Le plan cruel était de mettre feu au mendiant pour le faire paniquer un peu, et puis l’éteindre avec un seau d’eau glacée avant qu’il ne soit trop tard. Georges avait choisi le mauvais moment pour avoir un malaise et la cabane du mendiant avait bien failli y passer. Cet événement avait creusé un fossé entre Georges et son compagnon. Lui s’adonna à des vagabondages plus passifs tandis que l’autre devint ambitieux et agressif. Devenu le meilleur de la classe, il gagna le privilège de s’engager dans l’armée du Québec. Pierre-Oreste Dubuc partait en guerre et Georges Saint-Louis l’indiscipliné écrivait des chansons pour la petite Line sur des revers de paquets de cigarettes.

Dans sa rêverie, Georges avait lâché sa hache et s’était mis à fredonner une de ses vieilles chansons. Ludmilla en avait profité pour s’éclipser.

 *

Il se réveilla avec difficulté. La chaleur d’un feu lui chauffait le visage. Il regarda autour de lui en essayant de se fixer des repères, mais ses yeux encore sensibles ne distinguaient, dans l’obscurité, que des arbres et un feu. On l’avait placé dans une chaise roulante qu’il ne pouvait pas déplacer à travers les grandes racines qui jonchaient le sol autour de lui. L’une de ses chevilles lui faisait très mal, et ses poignets enflés l’empêchaient de se lever. Des pas s’approchèrent. Un homme se pencha devant lui. Le captif essayait de lui crier dessus, mais il avait perdu la voix.

            — Mangez, ça va vous faire du bien.

Il lui fourra une cuillère de gruau dans le gosier. Dubuc faillit s’étouffer.

— Désolé pour votre état, j’ai fait ce que j’ai pu. Une branche vous était tombée sur la tête, et puis j’ai cru bon de vous ramener à ma cabane pour vous soigner. C’est une histoire assez drôle, vous verrez. Je vous ai plus ou moins sécurisé avec une corde sur mon cheval pendant que je cueillais quelques baies plus loin, puis des bruits d’explosions avec des lumières dans le ciel ont fait peur à mon cheval et il vous a traîné au sol sur une bonne distance. Quand je vous ai retrouvé…

L’homme riait aux éclats comme un vieux marin.

— Alors quand je vous ai retrouvé, le cheval avait déjà fait sa besogne sur vous. Avoir eu le temps, j’en aurais peint un tableau. Il y en avait partout!

Dubuc essayait de se rappeler de sa première prise de conscience. Il se souvenait d’une voix, puis…

— Ah, et vous m’excuserez de vous avoir uriné dessus mon cher, mais je n’avais rien pour vous nettoyer les yeux. C’était ça ou alors vous les perdiez et puis je vous aurais cousu deux beaux bandeaux de pirate, ha!

L’homme recommença à rire et servit une deuxième grosse cuillérée à Dubuc qui n’avait pas encore avalé la première. Il vit que son invité n’allait pas lui répondre. Il ajouta une couverture sur la chaise et le laissa s’endormir.

 *

L’homme le bouscula en lui claquant l’épaule. Le soleil du matin perçait le feuillage dense, et les oiseaux sonnaient comme des anges. Il prit une bûche pour s’asseoir devant Dubuc.

— J’ai lu votre carnet. Lord Pierre-Oreste Dubuc, c’est ordinaire. Vous vous appelez Alexandre. Comme le grand conquérant. Beaucoup mieux.

Alexandre voyait mieux. L’homme avait des longs cheveux emmêlés, un énorme nez de lutteur et un sourire enjoué. Il se risqua à prononcer quelques mots.

— À qui ai-je affaire? fit-il avec une voix rauque.

— Ah, désolé, j’ai oublié de me présenter. Mon nom est Diogène de Paris.

— Et vous venez de Paris?

— Non, mais j’ai toujours voulu être né à Paris.

Alexandre ne savait trop que faire de son hôte. Tout avait basculé si vite.

— Pourquoi je vous ferais confiance, Diogène?

— Eh bien, je vous ai servi du gruau.

— C’est exact.

— N’était-il pas délicieux?

— J’imagine.

— Mais alors, mon empereur, comment évaluez-vous donc vos alliés?

Diogène se prosterna devant lui en exagérant son geste et éclata de rire.