Gregory Gorki, qui sifflait le reste de vermouth de marque Cinzano à même la bouteille après s’être assuré, d’une voix pâteuse et tremblotante, que tous les invités en étaient bien repus, avait pourtant invité Gary Goulu à sa soirée-bénéfice dans l’intention – à peine voilée – de se payer une bonne critique dans le journal local. Gary Goulu en était fort aise, lui qui venait de perdre l’essentiel de ses économies dans une vente pyramidale qui avait mal tourné. Oh, il n’était pas si exagérément naïf, non; pour tout dire, la demande que lui avait faite par courriel ce riche prince congolais de l’aider à payer les frais de transfert de la colossale fortune qu’il terrait dans un compte secret aux Bahamas avait tout d’une proposition honnête. Gary Goulu avait pesé le pour. Puis, dans une moindre mesure, il avait pesé le contre et avait conclu que plus il donnerait d’argent à ce noble émir scandinave, plus il en recevrait en retour. Mathématiques implacables, mais téméraire calcul, comme on dit dans la langue de Larry Rasmussen.

Car si l’histoire de ce fortuné dauphin luxembourgeois, exilé et sans le sou, et forcé de payer une somme astronomique – qu’il n’avait pas sur lui – pour obtenir le transfert de son compte bancaire, s’était effectivement plus tard révélé une fumisterie, le pauvre Gary Goulu s’était quant à lui fait prendre par une bande d’arnaqueurs professionnels, lesquels avaient usurpé l’identité fictive des fraudeurs initiaux (malgré qu’une entente protocolaire ait été passée entre les deux groupes par la suite, soit 30 % de bénéfices – c’est une autre histoire). Résultat : en plus d’en perdre jusqu’à sa chemise préférée – qu’il avait mise en gage chez une mesquine usurière éthiopienne, et pour laquelle il n’avait plus les moyens de payer l’ignoble prix que l’on exigeait pour son rachat –, Monsieur Goulu n’eut pas même droit à la lettre de reconnaissance que les vrais faussaires signant les originales du bien nanti fils de monarque thaïlandais en exil émettait. C’est dire la tête d’enterré vivant qu’il affichait au souper-bénéfice de Gregory Gorki, dont les Chroniques des bas-fonds intempestifs prenaient justement l’affiche le surlendemain au théâtre l’Interminable Agonie, sis rue Ste-Perpétuité. Or, si Gary Goulu venait de se faire entourlouper par des as de l’arnaque, il n’était pas dupe au point de ne pas remarquer l’offre de corruption qu’une telle invitation de la part de Gregory Gorki suggérait.

La précédente pièce de ce dernier, originalement intitulée « Une fin sans histoire », avait été d’une pénible platitude, l’essentiel de la chose montrant un couple qui s’embrassait dans un aéroport sur un air de saxophone sirupeux, entouré de quelques agents de police et d’une poignée d’enfants rieurs qui les applaudissaient, et ça recommençait, et ça recommençait. Gary Goulu avait toujours ces interminables quatre heures cinquante-trois minutes sur le cœur – à l’intérieur duquel Gregory Gorki ne se trouvait pour ainsi dire pas, si vous nous permettez cette délicieuse entourloupe sémantique –, mais il ne pouvait pas cracher sur le paquet de pognon que pourrait lui offrir l’excentrique poivrot dramaturgique en échange d’une critique élogieuse de sa part.

Une bouleversante ellipse se produisit ensuite, qui nous fit entreprendre l’écriture de l’action principale de façon un peu sèche.

« J’ai une intolérance au lactose », répétait Gary Goulu, « j’ai une intolérance au lactose », hurlait-il, cependant que le traiteur lui enfonçait de force – mais avec une surprenante gentillesse compte tenu des circonstances (de fait lui caressait-il le dos pour l’aider à bien avaler) – une pleine poignée de fromage de son cru frais fait, jugeant non sans raison que ça ne se fait pas de prétexter une incapacité à digérer le sucre de lait pour refuser une création laitière si exceptionnelle. Certes, tout ça, maintenant qu’on y repense, s’avérait un brin agressif et pas très chic. Mais voilà, sur le coup, la foule d’aristocrates avinés vaguement artistes avait trouvé bien comique de voir ce critique craint et admiré de tous se faire bourrer l’orifice buccal de ce qui pour lui s’avérait un véritable poison.

Nous nous passerons de décrire le désastre qui s’en est suivi parce que celui-ci, bien qu’intéressant au coton, nous ferait passer pour un auteur immature porté sur l’humour bas de gamme, et s’il y a une chose que nous ne sommes pas, c’est bien celle-là. À ceux et celles que cela pourrait intéresser, nous serions heureux de faire parvenir – à leurs frais cependant –, une copie papier du paragraphe élaborant cette hilarante tragédie scatologique, paragraphe que nous avons consciencieusement rayé de cette version finale par amour du bon goût – et de notre immaculée réputation.

Ce que nous ne pouvons passer sous silence est que l’infortuné Gary Goulu, qui s’était pourtant présenté dans la demeure de Gregory Gorki avec les meilleures intentions – et, disons-le, une bonne dose d’appât du gain –, en ressortit absolument humilié et sans gain, sous les cris collectifs marquant la désapprobation et l’hostilité d’une meute sauvage de nobles cravatés, et que certains d’entre eux, non contents d’affubler l’humble critique à la santé fragile d’une impressionnante quantité de sobriquets parmi les plus haineux que l’on puisse imaginer, s’appliquèrent à le blesser physiquement, en lui lançant moult objets contondants, allant des coupes de champagne aux ustensiles se trouvant dans les plateaux de hors-d’œuvre (Gregory Gorki, dont l’état d’ivresse flirtait dangereusement avec la limite permise pour qui ne souhaiterait pas se réveiller le lendemain matin complètement nu et amnésique sur le dessus de sa voiture avec ses clefs dans le cul, par exemple, interrompit même l’ahurissante envolée oratoire dont il faisait bénéficier une dizaine de lèches-bottes théâtreux, pour balancer la bouteille vide de vermouth de marque Cinzano qu’il venait de terminer – après s’être assuré, d’une voix pâteuse et tremblotante, que tous les invités en étaient bien repus – en direction du pauvre intolérant au lactose dont ce texte porte le nom) dans le but bien défini d’accélérer son départ – déjà précipité – des lieux.

Prétendre que, le surlendemain, Gary Goulu n’assista point à la première des Chroniques des bas-fonds intempestifs serait une vérité dont il nous ferait mal de prétendre l’inverse. Disons seulement que, ce soir-là, la critique dévastatrice sur laquelle plancha Gary Goulu, bien que l’on ne puisse rien prouver avec certitude, joua peut-être un rôle – allant du principal à un autre plus tertiaire – dans l’échec cuisant que subit la pièce les jours suivants, le plus haut taux d’assistance ayant été atteint avec dix spectateurs le troisième – et dernier – soir. D’autres, moins paranoïaques, prétendront que cette pièce était juste pourrie à l’os. On comprendra cependant que notre rôle n’est pas d’interpréter les ouï-dire.